31. Oleg
Au sortir de l'enfance, nous avons appris qu'il existe des hommes petits, qui ignorent qu'ils sont petits, et qui ont le pouvoir de rendre petit tout ce qu'ils touchent de leurs mains ou de leurs paroles. Parler d'idiots est inexact. Le Comte Oleg, pour avoir déserté la flotte spatiale de Lazarus quelques années à peine avant son anéantissement dans la bataille de Sol, et s'être lancé dans la quête de Draconis avec un vaisseau, cent vampires et quelques vieux grimoires, était loin d'être idiot. Mais si vous lui aviez donné la lune, il l'aurait revendue aussitôt pour dix pour cent de bénéfices.
Pour le Comte, tout l'Omnimonde était petit, sauf peut-être Draconis, d'où son obsession pour l'empire englouti des Dragons, et pour la planète perdue qui se trouvait tout près de Stella Ciner, de l'autre côté d'une porte invisible camouflée par l'étoile.
Vampire entre deux âges, célibataire endurci, Oleg était un alchimiste de salon pratiquant l'ésotérisme, un apprenti balbutiant de la science des Arcs et de leur physique mystérieuse. Il s'en trouvait beaucoup sur une planète comme Lazarus, mais tous n'avaient pas eu la chance de voler un vaisseau de guerre, une garnison et une bibliothèque complète, dont les ouvrages occultes étaient de si grande fraîcheur que la sueur du copiste imprégnait encore leur parchemin.
Dans son bureau spacieux, d'une propreté maniaque, des boiseries emmenées de Lazarus camouflaient parfaitement les cloisons métalliques, de sorte qu'il oubliait se trouver en orbite.
« Monsieur le Comte ? »
Oleg remit en place son monocle, reposa les plans qu'il consultait et étira ses jambes avec un soupir. S'il n'avait pas pu vendre la lune, peut-être y aurait-il installé un hôtel de luxe. Car bien qu'il ne fût jamais descendu sur Ciner, le Comte Oleg avait tout du colonisateur de carte postale, qui s'invite dans un pays exotique avec des fantasmes d'aventures à la Crusoé, pour y installer une maison secondaire climatisée.
« Qu'y a-t-il, Val ? Pourquoi êtes-vous remonté de la surface ? Une urgence ?
— Je vous ai amené une mineuse, monsieur le Comte.
— Qu'ai-je à faire d'une mineuse ? Renvoyez-la, je suis occupé.
— Elle prétend avoir trouvé le cristal noir. »
Le Comte lâcha un grand soupir.
« Bien. Je vais voir. Dites-lui d'essuyer ses pieds et de ne pas rentrer de plus de trois pas, elle risquerait de tacher mes affaires. Et dites aussi à Krobb de m'apporter un verre d'eau.
— Ce sera fait, monsieur.
— Allez, en piste » dit le Comte en claquant des mains.
Comme il s'y attendait, la mineuse était d'une saleté épouvantable. Elle gardait un bras replié contre son ventre, un poing fermé. Son regard était fixe, fade comme une nuit sans étoile, comme si toutes ces bibliothèques, ces instruments et ces ouvrages se situaient sur un autre plan d'existence. Elle s'était donné un rôle de messagère, elle ne voyait pas plus loin. Son attitude rendit le comte perplexe.
Ce dernier retira son monocle, le remit, et recommença ainsi six ou sept fois. Aristocrate de la plus grande finesse, le Comte Oleg savait exprimer son ennui par des signaux faibles si subtils que plus personne, passé les portes de la Cour de Kariev, ne le comprenait vraiment.
« C'est un jeu dangereux auquel tu joues, annonça-t-il d'une voix froide. Tu pourrais très bien y trouver la mort.
— Jusqu'ici ce sont les éboulements, les failles dans la roche, les infiltrations d'eau, les gaz toxiques que j'ai vu causer le plus souvent la mort, même les cristaux dont le chant finit par nous rendre fous. Les vampires ne donnent, au pire, que des coups de bâton.
— Peut-être as-tu été, jusqu'à présent, extrêmement chanceuse. Que tiens-tu dans ta main ?
— Le cristal noir.
— Ferme la porte, mais n'avance pas. Ouvre la paume. »
Le Comte pencha la tête en avant. Un éclat de charbon.
« Je sais bien qu'il n'existe pas de cristal noir, lança-t-elle pour montrer qu'elle avait toute sa raison. Tous les autres ne continuent d'y croire que pour se donner un but. »
En effet, fourbus par des années de labeur ingrat, ils étaient comme les prisonniers de la Tour Noire de Kariev, que l'on voyait se masser contre les barreaux de leurs cellules, chaque soir, implorer la clémence du roi-vampire, et prier pour leur grâce du lendemain. Oleg, qui avait administré ce donjon froid et sinistre, n'avait jamais assisté à une grâce royale, mais les prisonniers se transmettaient des contes, des rumeurs, des histoires prétendant qu'un jour, le roi, passant sous les fenêtres, avait fait vider la prison. Cet espoir les nourrissait mieux que le pain moisi et l'eau croupie qui coulait dans leurs geôles.
« Il est à vous » dit la jeune fille en tendant la main.
Le Comte fit un geste brusque, sa canne posée contre son bureau manqua de glisser.
« N'avance pas, répéta-t-il. Je sens d'ici les miasmes nauséabonds de l'air que tu expires. Je te fais un grand honneur à converser ainsi. J'ignore d'où me vient cette bienveillance. Ta place était sur Ciner, tu es parvenue jusqu'ici, mais ta chance a ses limites.
— Vous parlez beaucoup de chance, Comte. Croyez-vous à la chance ?
— Que veux-tu dire ? Tout, dans cet univers, est le fruit du hasard. Le hasard produit l'opportunité, que les gens comme moi saisissent, de sorte que nous paraissons toujours chanceux, et que les imbéciles nous envient pour cela.
— Pourquoi voulez-vous ouvrir la porte de Sol Ciner et rejoindre Draconis ? »
Le Comte posa ses deux mains sur le pommeau de sa canne. Elle était taillée dans un os de tigre des steppes de Lazarus, une bête formidable occise par son grand-père au cours d'une chasse légendaire. Il avait fait enchâsser un cristal concentrateur, le premier glané au cours de ses recherches, acquis auprès d'un alchimiste lazaréen pour une véritable fortune. Le cristal était presque inactif, endormi, et sa brillance délicate passait pour une phosphorescence naturelle de ses pigments rouge vif.
« Sais-tu seulement de quoi tu parles ?
— Qu'avez-vous dit à vos lieutenants ?
— Je leur ai dit ce qu'ils avaient besoin de savoir. Draconis est une planète mythique, sur laquelle nous trouverons largement de quoi rendre chacun d'entre nous plus riche que le roi de Lazarus. Piller une tombe abandonnée leur a paru plus attrayant que d'aller faire la guerre dans l'Armada Magna de Kaldor. Ils me sont gré d'avoir eu le nez creux, vu ce qui est arrivé à notre flotte spatiale.
— Mais vous faites tout cela pour le Stathme. »
Le Comte balaya sa bibliothèque de sa main gantée.
« Sais-tu lire ?
— Un peu.
— Parles-tu une autre langue que le latin ?
— J'ai appris quelques mots de Tolmèque.
— Dans ces conditions, comment as-tu appris l'existence du Stathme ?
— Je l'ai vu dans mes rêves.
— Oh, je comprends. »
Le Comte parlait sans ironie ; il était le mieux placé pour réagir aux manifestations de magie d'Arcs. Il les escomptait, même, venant d'enfants qui avaient passé des années entières au contact des cristaux.
« Es-tu une voyageuse astrale ?
— Non, je ne suis qu'oniromancienne. Je ne voyage pas dans les rêves. Les rêves viennent à moi et me montrent.
— Et pourquoi t'ont-ils montré le Stathme ?
— Parce que le Stathme mène à la cité de cristal.
— Une cité de cristal ? Pure invention ! »
En effet, Oleg ne croyait rien tant qu'il ne l'avait pas lu dans un ouvrage occulte, fût-il un faux manifeste. Et même Alleris Bombastus ne mentionnait pas de cité de cristal.
« À moins... reprit-il. À moins que ce soit une promesse du Stathme. Car le Stathme est la source du pouvoir absolu, le pouvoir qui a bâti l'Imperium Draconis, le plus grand empire que cet univers a connu.
— Vous désirez donc le pouvoir ?
— Je désire le St athme. Il n'y a rien de plus à dire. Le Stathme est tout à la fois. Il est supérieur aux dieux, car contrairement à eux, il réalisera toutes mes prières. Maintenant, dis-moi, petite magicienne. Pourquoi voulais-tu me parler ?
— Je veux vous aider à rejoindre le Stathme.
— Que veux-tu en échange ?
— Un droit de passage vers Draconis.
— Ne préférerais-tu pas la liberté pour les colons de Ciner ? Sans moi, personne ne pourra quitter cette planète. Je les ai amenés ici, leur départ dépend de moi.
— Non. Ce n'est pas à vous de les emmener. D'autres s'en chargeront plus tard.
— Si tu le dis. Mais aide-moi donc, je t'écoute. »
Elle désigna du doigt les plans étalés sur son bureau. Comme tous les divinateurs qui l'avaient précédé et qui lui succéderaient, elle donnait vite l'impression de tout connaître, alors que son savoir était fort limité : Oleg, Draconis, le Stathme, la cité de cristal.
« Votre machine est complète. Vous avez assez de cristaux pour la faire démarrer. Vos glyphes sont les bons. Vos formules sont correctes. Vous allez traverser le passage de Ciner, le tunnel qui est caché à l'intérieur de l'étoile. Mais vous ne pourrez pas atteindre Draconis avec ce vaisseau.
— Pourquoi ça ?
— Le système est trop instable. Seul Mjöllnir peut maintenir son intégrité matérielle.
— Mjöllnir, Mjöllnir... j'ai vu ce nom quelque part... n'était-ce pas un quelconque dieu du tonnerre ?
— C'est un vaisseau qui se trouve dans ce système, à quelques semaines de navigation à peine.
— Pourquoi pas. On trouve toutes sortes de choses dans les systèmes inhabités.
— Je peux vous indiquer son emplacement.
— Et si nous y allons, et que nous ne trouvons rien ?
— Nous le trouverons, monsieur le Comte.
— « Nous ». Hum. Eh bien, je verrai. Vas-t-en avant que je décide de t'éjecter dans l'espace. Lieutenant Val !
— Vous aurez besoin de moi, insista-t-elle.
— C'est ce que disent tous les gens de ton espèce. Je me porte très bien avec mes vieux livres, ils sont tout aussi bavards, mais plus fiables. Allez, dehors. J'ai du travail. »
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro