3. Alcmène
Ton voyage a été si long. Te souviens-tu encore d'où tu es parti ?
Kaldor, Principes
Adad savait depuis toujours, depuis le couronnement d'Ozymandias, l'antinomie de leurs visions du monde. Ozymandias ne voyait rien de cette ville, de ce peuple ; son monde se restreignait aux quatre murs de sa chambre et à la vue sur ses jardins. Il se moquait du présent. Seul comptait pour lui la grande promesse faite par les rois de sa lignée aux Mille-Noms. Mais dans cette promesse, qui engageait l'humanité sur mille générations, Adad ne parvenait à voir qu'une folie ; c'était comme une vieille inscription indéchiffrable pour lui.
Ozymandias ne souhaitait pas que Nela se défendît contre l'envahisseur, car pour lui, il n'y avait pas de Nela. Il n'y avait que lui, quatre miroirs et un projet impossible. Un projet si grandiose qu'il ne luttait même pas contre lui ; il se contentait d'en contempler la possibilité d'un air las, tel les rêvasseries d'un homme pusillanime, absorbé par les promesses de l'horizon, mais qui jamais ne montera sur les nefs encalminées qui embrassent l'inconnu.
Furieux, le seigneur de guerre monta quatre à quatre les marches qui menaient aux appartements du souverain-à-venir. Les gardes semblaient avoir déserté leurs postes ; la porte de la chambre était entrouverte. L'esprit du roi était si alourdi de magie qu'on pouvait entendre jusqu'ici porter ses réflexions ; ses pensées venaient se greffer sur celles d'Adad, et il avait l'impression que des voix insistantes et contradictoires murmuraient à ses oreilles.
En s'approchant de la porte, il aperçut sur le côté une femme en tenue d'esclave, cachée entre deux colonnes, qui attendait en silence. Il s'attendait à voir Perséphonia, la servante du roi, une vieille fille fluette qui lui rapportait tout ce que disait, pensait et faisait le souverain, dans ses longues journées d'errance entre deux miroirs. Mais elle était plus jeune ; son visage se figea dans une sorte d'interrogation amère, comme celle d'un condamné par erreur.
« Qui êtes-vous ? gronda-t-il.
— Je suis Alcmène.
— Qu'est-il arrivé à Perséphonia ?
— Elle n'est plus là.
— Répondez à ma question ! murmura-t-il.
— Je voudrais bien.
— Je ne veux plus entendre un mot de vous. Baissez le regard. »
En passant devant elle, Adad sentit qu'elle l'observait pourtant, qu'elle le regardait franchir le seuil de la porte avec la curiosité, mêlée de fatalisme, de quelqu'un assistant à une catastrophe de l'histoire, comme la charge d'une armée promise à la défaite.
Le seigneur fut arrêté à mi-chemin par la densité de l'esprit d'Ozymandias, un vent contraire dont la puissance l'empêchait d'avancer plus loin. Il se maquilla d'un respect indéfectible et s'agenouilla devant le souverain.
« Bonsoir, Adad, dit Ozymandias de sa voix d'adolescent. Tu sais, ô seigneur, tant d'efforts ne sont vraiment pas nécessaires. Je sais que tu me méprises. Il est inutile de me le cacher. Lève-toi et regarde-moi.
— La loi, mon roi, me l'interdit.
— Les Préceptes Primordiaux n'existent que pour moi, et c'est à moi d'en faire l'usage que je désire. Lève-toi, seigneur Adad, et regarde-moi bien. »
En levant les yeux, Adad craignait de découvrir Ozymandias transformé ; ou peut-être l'espérait-il, car la mort de Nela viendrait de la fixité imperturbable de ce demi-dieu, de sa lassitude et de sa volonté inexistante. Mais le roi était toujours le même jeune homme vêtu d'or, avachi sur un siège de toile, une main suspendue en l'air, comme s'il s'apprêtait à rendre un jugement, ou qu'il souhaitait se souvenir de quelque chose.
« Nous ne sommes pas nés égaux, Adad. Tu es né seigneur, je suis né roi. Tu es né avec une volonté imperturbable, dans laquelle tu peux puiser comme d'un tonneau sans fond. Ce sentiment m'est étranger.
— Cela, mon roi, je ne peux le croire.
— Eh bien, tu as peut-être raison, peut-être que je suis juste aussi paresseux que je suis puissant. »
Ozymandias sauta de son fauteuil et marcha entre les miroirs ; d'inquiétants reflets y apparurent, colorés d'ombres et de lumières surnaturelles, qui, dans une certaine mesure, se mouvaient indépendamment de lui.
« Mon roi, l'armée de Babylone sera à nos portes dès demain matin. »
Adad eut l'impression de parler à une tombe. Bien qu'il se fût mis debout, de toute sa stature, son regard ne pouvait croiser celui d'Ozymandias, car le souverain ne pouvait le voir ! Il ne lui accordait qu'une attention infime, comme à toutes les choses.
« C'est vrai. Tu souhaites donc défendre la ville.
— Cela me paraît...
— Indispensable. Pour toi, c'est une évidence. Mais examinons donc les deux mondes possibles que l'avenir offre à nous : ou bien Nela sera prise, ou bien elle sera défendue. Dans l'un d'entre eux, la ville sera saccagée, ce palais brûlera, ces statues seront défigurées, son nom sera détruit. Dans l'autre, elle continuera d'exister pendant un siècle ou mille ans. Mais ce ne sera que repousser l'inévitable.
— Et vous, mon roi ? Que deviendrez-vous ?
— ... l'inévitable, poursuivit Ozymandias sans paraître l'avoir entendu. Car il faudra encore des centaines de générations humaines avant que l'Empire voie le jour, l'Empire que nous avons promis aux dieux, et ce pour quoi je possède un tel pouvoir.
— Mais si cet empire...
— À quoi bon ? Que Nela existe ou non, cela ne change rien à l'avènement de l'Empire. Non, j'ai besoin d'autres solutions. Sa construction prendra un temps considérable, j'ai besoin de résoudre le problème de ce temps qui passe. Je veux que l'Empire soit... mais en un seul jour ! Tel est l'usage que je dois faire de mon pouvoir. Je divague, penses-tu ? Tu veux que j'emploie ma magie à défendre cette ville ? Mais ce n'est pas son rôle. Ce n'est pas mon rôle.
— Dans ce cas, de quoi êtes-vous le roi ?
— Je suis le roi d'un empire à venir, un empire qui joindra le ciel et la terre, qui s'étendra entre les étoiles que tu vois dans le ciel. Seul cet empire existe. Nela n'est qu'un rêve transitoire. Je veux te montrer quelque chose, ô seigneur. »
Ozymandias plongea la main dans un des miroirs, rappelant incidemment qu'il n'était pas fait de la même matière que son chef de guerre. Il en tira une sphère de verre de la taille du poing, emplie d'une fumée violacée, dont la lumière épaisse pénétrait sa main comme si sa chair en devenait transparente.
« Voici le pouvoir, énonça-t-il.
— Quel est cet objet ?
— C'est ma toute première réalisation. Cette sphère est est un Stathme, une sorte de réservoir d'énergie.
— Que contient-elle ?
— Atman. Un esprit fait de l'agrégation d'autres esprits. Son énergie est infinie. Sa volonté est parcellaire. Mais il consacrera toute son existence à la construction de l'Empire. Que cela lui prenne mille ou deux mille ans, qu'importe, il ne faiblira pas. Tout ce qu'il me reste à trouver, c'est un moyen de vivre jusque-là. Je souhaite devenir immortel. Comprends-tu qu'en regard de ces projets, je me moque que Nela vive un jour de plus ?
— Non, mon roi. Non, je ne peux le comprendre.
— Ah, ce n'est pas grave. Tu es déjà poussière, Adad. Il n'y a que moi qui tiendrai un jour l'Empire dans ma main, quand il sera construit.
— Mon roi...
— Fais ce qu'il te plaît, seigneur. Le peuple de Nela était encore insouciant, mais puisque tu as décidé de lui ôter son dernier jour de légèreté, jette le trouble dans son cœur, annonce que l'ennemi vient, ferme les portes de la ville, réquisitionne les armes et le grain. Que les commerçants se terrent dans leurs échoppes, que les soldats montent sur les murailles en tremblant. Fais tout ce qu'il te plaira pour conjurer ta peur. Je ne bougerai pas d'ici.
— Vous disparaîtrez avec nous ! » s'exclama Adad sur un ton de reproche.
Puis, traversé par un éclair de compréhension, il pointa le doigt vers le Stathme.
« Elle est ici, n'est-ce pas ?
— Qui donc ?
— Perséphonia. »
Ozymandias fit tourner la sphère dans sa main, comme un fruit que l'on examine à la recherche d'une piqûre de mouche.
« C'est vrai. Elle, et d'autres. Des esclaves, mes deux gardes du corps. Leurs vies étaient insignifiantes, et je pensais qu'ils pouvaient m'aider. Mais leur volonté est si faible. C'est que les êtres humains sont des choses minuscules, vivant dans un monde minuscule.
— Ce projet n'est donc pas humain.
— Bien sûr. C'est un projet des Mille-Noms, pour lequel nos dieux nous ont donné le verbe, le feu, la roue et le bronze. L'Empire sera plus grand que toutes nos civilisations, et l'homme ne pourra être grand que si l'Empire voit le jour. C'est cela, joindre le ciel et la terre. Allons, Adad. Prépare la défense de la ville, puisque tel est ton bon plaisir ; laisse-moi. Je dois réfléchir à la nature du Temps. Tu me crois fou. Mais demain, tu seras déjà poussière, et l'Empire verra le jour. »
Adad recula. Il crut voir les reflets se tourner vers lui et sourire férocement, comme si derrière chacun de ces miroirs se tenait un des Mille-Noms, qui dictaient à Ozymandias ses moindres pensées.
Il avait déjà oublié la présence d'Alcmène, qui se rappela à lui sitôt sorti de la chambre.
« Il sera renversé demain. »
Son regard, surgissant de l'ombre, était comme celui d'un oiseau nocturne, un prédateur attendant son heure avec patience.
« Comment pouvez-vous en être si sûre ?
— L'Empire ne doit pas voir le jour.
— Son empire est une folie, certes. Mais Ozymandias est puissant. Croyez-vous qu'une lame, qu'un poison puisse trouver le chemin de son cœur ? Non, rien ne peut le tuer, d'ailleurs il ne craint rien, sinon le Temps, peut-être.
— Si cela est vrai, alors ce sera au Temps de le vaincre.
— Ne parlons plus de cela. Je vais défendre la ville.
— Nela ne peut pas être défendue.
— Notre ennemi est bien réel et je compte lui infliger une cuisante défaite.
— Votre ennemi n'est pas Babylone, mais le roi lui-même.
— Silence » maugréa Adad en descendant les marches.
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