29. Le fond de la mine
Si l'on compare le train de vie des ouvriers du XIXe siècle à celui des peuples de chasseurs-cultivateurs amazoniens, on se souvient qu'une société industrielle, avec toutes ses lumières, ses trains, ses cinémas, ses robes de soie, ses chemises de lin et ses chapeaux de feutre, demande une grande quantité de travail. Il n'en faut pas tant pour vivre vieux et manger à sa faim.
Adrian von Zögarn, Marxisme pour mon petit-fils Maxime, ou de la philosophie politique pour les enfants
La lumière tamisée de Sol Ciner, astre puissant mais enferré dans une sphère de poussières opaques, n'était encore qu'une potentialité lorsque la cage de fer se referma sur les deux cent mineurs du groupe 6.
Léna ferma ses yeux et ses oreilles. L'odeur âcre de charbon, qui remontait du puits de mine, imbibait ses vêtements depuis toujours, si bien qu'elle ne la remarquait plus. Elle revivait ses rêves de la nuit passée et les enfilait comme des perles sur un collier, comme s'ils formaient un plan conçu pour elle par les forces mystérieuses du Monde Supérieur.
Oleg mène à Mjöllnir. Mjöllnir mène à Draconis. Draconis mène au Stathme. Le Stathme mène à la cité de cristal.
Que savait-elle de tous ces noms, de tous ces lieux ?
La cité de cristal. Elle se trouve au-delà des rêves et, là-bas, quelqu'un attend qu'on vienne lui porter un message. Ce message ne viendra jamais. Il faut venir le libérer de son attente.
Le Stathme. Il se trouve dans les ruines de Draconis et, là-bas, il attend que quelqu'un vienne s'approprier son pouvoir.
Draconis. Elle se trouve derrière la porte de Stella Ciner et, là-bas, elle attend que quelqu'un vienne prier sur les tombes des grands dragons.
Mjöllnir. Il se trouve dans la zone sombre de Stella Ciner et, là-bas, il attend que quelqu'un vienne lui confier une mission.
Oleg. Il se trouve sur le Némée, en orbite autour de cette planète.
Dernier personnage de cette séquence tracée d'avance, le comte Oleg était le moins important. Le vampire qui régnait à la baguette sur les dix mille colons de Ciner n'était pour elle qu'un personnage flou, toujours vu de loin. Contrairement aux autres figures de ses rêves, elle aurait pu douter de son existence. Il n'était pas même nécessaire de comploter pour renverser le comte ; l'Histoire s'en chargerait toute seule naturellement, de même qu'il suffit d'attendre pour qu'un mur, ou même qu'une montagne s'écroule.
Les freins grincèrent et l'ascenseur heurta le fond de la mine. Les mineurs adultes, avec leurs pioches sur l'épaule, et les enfants, avec leurs barres à mine entre les mains, s'évanouirent dans les tunnels inégaux. Il n'y avait pas d'arbre sur Ciner. Si Léna avait compris ce concept grâce à ses rêves, elle n'avait jamais pu l'expliquer aux autres jeunes du groupe. Au début, ils avaient étayé la mine à l'aide des os plats des grands herbivores qui vivaient sur l'île. Mais le comte et ses vampires, soucieux de fournir une nourriture bon marché à leurs ouvriers, avaient provoqué l'extinction de cette espèce locale. On trouvait désormais des côtes de baleine dans les tunnels du fond.
« À nous » dit Job.
Le jeune homme maigre comme un clou secouait sa lampe à huile avec une mine réjouie. Job était de ceux qui savent se contenterd'être en vie et de respirer, même au plus profond de cavernes dont la suie encrassait leurs poumons. Un peu plus âgé qu'elle, il se remettait à peine d'une infection, et recommençait régulièrement à tousser.
Sur la petite colonie humaine de Ciner, supervisée par les vampires, le travail à la mine était la meilleure manière de gagner des rations de viande de baleine, et les rations le seul moyen de survie sur ce caillou hostile. Miner, c'était vivre. Vivre, c'était miner. Jusqu'à l'agonie.
« Par où, aujourd'hui ? À gauche ou à droite ?
— Je crois qu'on est allés au bout à gauche, hier.
— À droite, alors, c'est parti ! »
Il mima l'empressement de quelqu'un qui se rend au marché, alors qu'ils avançaient seuls dans un boyau humide, mal étayé, creusé la veille par les pioches des mineurs adultes.
« C'est toi qui les entends le mieux, remarqua-t-il. Arrête-moi quand ce sera le moment.
— Je n'entends rien.
— Fais un effort. D'habitude, tu nous trouves quelque chose dès la première minute. »
C'était vrai. Les adultes étaient rémunérés au poids de roches extraites, les adolescents au nombre de cristaux récupérés. Mais le jeune homme ne parvenait pas à les entendre, ou pas aussi bien qu'elle. Elle faisait le travail pour deux ; il faisait la conversation.
Ils entrèrent dans une cavité naturelle où avait abouti le tunnel. Léna jeta un coup d'œil inquiet en direction du plafond, sur lequel la lampe à huile projetait un étalage de peintures rupestres éphémères. Job s'assit sur une pierre en hauteur et posa sa lampe.
« Prends ton temps, proposa-t-il. Ça a l'air d'être un bon endroit. »
Léna ferma les yeux.
À l'installation de la colonie par le Comte Oleg, on avait rapidement découvert que seuls les plus jeunes humains entendaient les cristaux. Le comte avait décidé que ces capacités seraient mises à profit. Dans son idée, les plus doués des cueilleurs auraient mené une vie plus confortable, déclenchant une émulation collective. Mais avant de remonter de la mine, les petites mains maigrelettes comptaient leur butin, le pesaient et le partageaient à parts égales, de sorte qu'ils menaient tous sur Ciner la même vie épuisante et servile. Au fond, cela n'avait fait que servir les plans d'Oleg : égaux dans leur malheur, ils ne s'étaient jamais révoltés, en cinq ans passés à s'enfoncer toujours plus loin dans cette roche charbonneuse.
« Par ici. »
Elle désigna une direction approximative, dans laquelle lui apparaissait une petite lueur.
« Quel genre ?
— Un cristal lumineux. Je le vois, mais je ne l'entends pas. »
Job s'approcha de la paroi et chercha une faille dans la roche, dans laquelle il glissa sa barre à mine. C'était un outil rudimentaire, semblable aux bâtons avec lesquels les pêcheurs débusquent les coquillages enfouis dans le sable.
« Tu as raison, ça vibre par là. »
Job appuya sur la barre pour faire levier. Le métal grinça contre la roche récalcitrante, offrant tout juste assez d'espace pour que Léna y glisse le bras.
« C'est bon ? Il n'est pas collé ?
— Non, ça va. »
La jeune fille examina le cristal à la lueur de la lampe. C'était une pierre dégrossie d'un rouge foncé, translucide, qui tenait dans la paume de la main. Elle ressentit un picotement au bout des doigts, assez désagréable, et le tendit à Job.
« Est-ce que tu sais ce que c'est ? lança-t-il en le glissant dans leur besace. Tu l'as vu dans tes rêves ?
— Il y a trois mille ans, des créatures nommées les Dragons habitaient sur cette planète. Ils se sont servis de cristaux comme celui-ci pour stocker de l'énergie et pour la canaliser. Comme le flacon d'huile dans ta lampe, avec la mèche.
— Et que faisaient-ils avec ça ?
— Toutes sortes de choses C'étaient des dieux.
— Il n'y a qu'un seul dieu, protesta vaguement Job. C'est Kaldor, le grand sage.
— Mais les Dragons étaient là bien avant Kaldor. »
Il secoua la tête d'un air de défaite, assez surprenant de sa part.
« La moitié de ce que tu dis est fausse, mais je suppose que c'est comme ça, avec les rêves... dis-moi, Léna, dans tes rêves, tu n'as jamais vu où se trouvait le cristal noir, par hasard ?
— Le cristal noir ? »
En effet, telle était la promesse originelle du comte Oleg. Lorsque le cristal noir serait dévoilé, ils n'auraient plus besoin d'aller à la mine. Il les emmènerait même sur un autre monde de leur choix. Mais le contrat stipulait que la colonie devait trouver cette pierre chimérique, cette invention manifeste du comte, avant de gagner sa pleine liberté.
« le jour où nous le trouverons, reprit Job, nous serons libres. J'irai marcher. Je ferai le tour de l'île. Et quand j'en aurai assez vu, je construirai un bateau et j'irai voir le reste du monde. Et toi ?
— J'ai vu dans mes rêves...
— Tu fais tellement confiance à tes rêves ?
— Tu vois bien autour de nous où le monde réel nous a emmenés. Il ne nous reste plus que nos rêves. »
Le Comte Oleg avait écumé des planètes isolées et attiré les futurs colons par la ruse, comme une sorcière des contes de Grimm. Il leur avait promis une vie meilleure. Et si ce n'était pas ce qu'ils avaient trouvé ici, c'était à cause de leur mauvaise volonté, de leur manque d'ardeur au travail.
Ils s'enfoncèrent plus loin dans la galerie.
« Ils ont creusé ça hier, constata Job. Mettons-nous en chasse. Qu'est-ce que tu entends ? »
Le plafond miroitant lui fit penser à du cristal. Le nez en l'air, Léna se vit arpenter des allées rectilignes, tracées au cordeau entre des tours symétriques, toute une cité de cristal simplifiée en formes géométriques, comme un croquis.
Le Stathme mène à la cité de cristal. Draconis mène au Stathme. Mjöllnir mène à Draconis.
Oleg mène à Mjöllnir.
Elle voyait le comte Oleg, ce vampire d'une pâleur maladive, au monocle doré, un hygiéniste en costume de soie qui ne descendait presque jamais sur Ciner.
Qui mène à Oleg ? La réponse lui parut évidente. Le cristal noir. Celui qui n'existait pas.
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