24. La chute de l'empire
Le temps passa sur eux comme un souffle, qui tailla la croûte de cristal de Draconis en un maillage de cités grandioses. Crysée vit des gouffres s'ouvrir, le sol reculer tandis que le vent fusait entre les tours. La planète ressemblait à un jardin, millions de brins d'herbe et de pétales délicats, enchevêtrement de topaze et de rubis, d'art et de science, qui atteignait ici son point culminant – la Tour de Babel, visible depuis l'espace, plantée telle une aiguille de cent kilomètres de haut dans l'écorce délicate de Draconis.
Les contreforts de la Tour étaient une montagne artificielle, elle-même faite de cités verticales. Des générateurs de champ gravitationnel, astucieusement placés, changeaient la verticale en horizontale dans son cœur creux, un long couloir reliant le ciel et la terre, dans lequel glissaient des milliers de trains tirés par des rails magnétiques.
Jamais civilisation n'avait atteint pareille apogée ; observant cela, Crysée eut le sentiment amer que depuis cette époque, deux ou trois mille ans auparavant, l'Omnimonde n'avait fait que décroître et se décomposer.
« C'était il y a deux mille sept cent quatre vingt années, selon la manière dont vous les comptez. Le jour de la mort de Draconis. »
Caelus claqua des doigts dans le vide, et la matière du rêve, qui attendait peut-être une telle stimulation, peupla leur environnement proche. Des arches de cristal se montèrent au-dessus d'eux, qui dispersaient le ciel rosé en bandes pastel, des teintes de lumière si pures qu'elles semblaient peintes à même le sol d'Onyx, noble et pur comme la justice céleste.
« L'Imperium avait atteint un degré d'expansion prodigieux. Cependant, notre société fonctionnait encore selon un mode archaïque. Nous étions organisés par générations. Les plus jeunes d'entre nous, moi par exemple, avaient été engendrés par partition. Nous n'étions dont que des jeunes pousses issues du corps et de l'esprit de nos anciens, à qui nous devions tout. Ils nous donnaient la charge de planètes éloignées. Venaient ensuite les anciens, une centaine à peine, des Dragons de la première heure, qui avaient connu la venue du Stathme et l'éveil de Draconis. Ils se réunissaient une fois tous les dix ans pour discuter de la stratégie de l'Imperium, de son avenir, de ses objectifs ; ils avaient la charge de sous-réseaux planétaires de l'Omnimonde, de systèmes très peuplés ou de hordes d'Omnisaures. Toutes les expériences génétiques étaient placées sous leur responsabilité. »
Une onde sonore remonta des fondations de la Tour de Babel, comme une secousse sismique. Crysée s'arracha au sol de quelques centimètres, et se suspendit dans l'air pour garder l'équilibre. Caelus demeura fixe, bras croisés, attendant que le grondement cesse. Ses pieds chaussés de sandales rustiques traçaient des sillons blanchâtres sur les dalles mouvantes.
« Nous étions peu nombreux. Pas plus de dix mille au total. Nous avions créé les Omnisaures pour mener à bien les grandes tâches de terraformation ; pour peupler notre Empire, nous avions les almains.
— Même sur Draconis ?
— Oui, regardez/ »
Au bout de la grande salle, une silhouette se détacha d'une colonne ; c'était un homme vêtu d'une armure aux marquages fins, imprimés au laser. Il portait une épée assemblée avec une sorte de sarbacane en métal ; un anneau en métal, comme une couronne sommaire, était posé sur sa tête, qui enveloppait le haut de son corps dans un champ protecteur. Un autre encerclait sa taille, ce que Crysée avait pris à tort pour une simple ceinture.
Imberbe et sans cheveux, son crâne était à demi couvert d'écailles, plantées dans une peau épaisse comme du cuir.
« C'est un dryen, indiqua Caelus. Ce sont les seuls almains à avoir jamais foulé Draconis. Nous avions optimisé leur race pour la guerre, en alliant l'intelligence, l'endurance, la pensée stratégique, l'instinct de groupe, la robustesse et l'agilité.
— Je n'en ai jamais vu, malgré tous nos voyages dans l'Omnimonde. Que sont-ils devenus ?
— Je crois qu'il n'en reste plus que sur Daln. Je sais qu'après la guerre de Draconis, sur certains mondes, les Dragons ont eu mauvaise presse, et cela ne les a pas aidés.
— Vous voulez dire qu'ils ont été massacrés par les autres pseudo-humains ?
— Chacun se fait sa propre définition de l'almanité ; certains almains préfèrent se comporter comme des monstres plutôt que de devoir vivre avec d'autres monstres. »
D'un signe, Caelus l'invita à suivre le dryen. Un nouveau grondement retentit au loin, mais ce n'était qu'un écho plus lointain.
« Comment en êtes-vous arrivés là ? lança Crysée.
— Les guerres arrivent pour toutes sortes de raisons.
— Mais il ne s'agit pas de n'importe quelle guerre. C'est la fin du plus grand empire que l'univers ait jamais connu !
— Le plus grand peut-être, mais certainement pas le plus original. L'Imperium prospérait, mais les Dragons se sont pris à craindre pour son avenir ; différents choix irréconciliables s'offraient à nous. Notre querelle est devenue une guerre ; le Draconis a été balayé par cette guerre.
— Quel a été l'événement déclencheur ?
— Une bagatelle. Jupiter, notre doyen, qui venait tout juste de punir Arès d'un enfermement à vie à Stella Ostium, s'est attaqué à un autre jeune Dragon. Il a déclaré que les humains de Stella Nepta, dont Dogun avait la charge, s'étaient trop multipliés, qu'il fallait vitrifier la planète et inséminer de nouveau. Mais nous n'étions pas seulement les administrateurs de nos mondes, nous étions aussi des dieux, et la charge de nos peuples valait mieux que les ordres de nos aînés. Dogun a refusé que Stella Nepta soit remise à zéro. Jupiter a donc condamné Dogun à mort. Il est difficile de détruire un Dragon, car nous sommes des êtres à deux principes, le principe de notre corps et le principe de notre esprit. C'est la magie d'atman qui unit ces deux principes. Il faut donc briser le lien, briser le corps, briser l'esprit. Mais Jupiter disposait du pouvoir nécessaire. Il a ordonné à Dogun de le rejoindre ici même, au sommet de la Tour de Babel ; il l'a mis à mort pour que tous puissent voir. Après quelques années, tous les Dragons sont revenus à Draconis pour l'assemblée plénière. Mais cette assemblée n'a jamais eu lieu. Immédiatement après leur entrée dans le système, les conjurés, au moins une centaine, ont attaqué Draconis pour forcer Jupiter à la reddition. Ils ont coupé les ponts d'Arcs du système pour empêcher les soutiens de Jupiter de s'enfuir, et forcer chacun d'entre nous à choisir son camp.
— Et vous, Caelus, avez-vous choisi votre camp ?
— Vous me considérez toujours comme un lâche, n'est-ce pas ?
— Ce n'est pas la question.
— Je ne suis que l'ombre d'un Dragon. Je suis un esprit sans corps. Je n'ai survécu à ce chaos que par miracle. »
Ils entèrent dans un bain de lumière extérieure ; les arches s'arrêtaient ici. Le dryen qui les précédait s'agenouilla, blême. Du sommet plat, sans bord, de la Tour de Babel, le ciel semblait fait de plusieurs phases superposées, l'une faite de cette crème rosâtre qui enveloppait Draconis comme un cocon, l'autre d'un empilement de nuages déchirés, transpercés par les tours les plus audacieuses, la dernière du fond noir de l'espace, recouvert d'une fine pellicule bleutée.
Au loin, une lueur montait au-dessus de l'horizon, celle d'une explosion qui avait percé la croûte de cristal, et dont l'onde de choc se transmettrait bientôt jusqu'à eux. Derrière ce flambeau incandescent, surnaturel, venait une demi-sphère grisâtre qui semblait soudée à la planète. Un effet d'optique, car cet Omnisaure, de la taille d'une petite lune, circulait en orbite de Draconis.
Jupiter, roi des Dragons, étendu sur la plate-forme, contemplait le désastre.
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