23. Ignatius
« Barfol, mon ami ! »
Le capitaine Barfol vit d'abord cette main énorme, qui soutenait une coupe de vin massive, toujours pleine, dans laquelle Ignatius ne trempait jamais ses lèvres. Il crut qu'ils étaient deux, enveloppés dans la même robe rouge, mais c'était bien Ignatius, tout seul, assis dans ce trône taillé à même le granite d'une statue sumérienne. Il posait ses jambes sur d'autres jambes, son bassin sur un autre bassin, et sa tête dans le creux évidé de celle d'un Gilgamesh barbu.
Sa toge pourpre s'entrouvrait sur une poitrine musculeuse, puissante, mais son cou était bloqué dans un angle étrange, comme si sa tête était trop lourde, et il s'exprimait au moyen d'un microphone épinglé sur son épaule droite. Des câbles sortaient de derrière son crâne et le connectaient à un petit caisson transparent posé sur un trépied. Dans ce bocal de verre flottait la tête d'Ignatius, le véritable réceptacle de sa conscience, ratatinée comme une vieille pomme.
Deux hommes se tenaient en retrait, à demi cachés derrière le trône, les yeux baissés. C'étaient les ingénieurs chargés de la machine. Âgé de deux siècles au moins, Ignatius avait chargé la mort comme Perceval le chevalier noir, avait fait reculer ce spectre trois fois, et s'estimait sans doute désormais invincible.
« Tu as encore changé de corps, remarqua Barfol.
— Oh, oui » grogna Ignatius.
Il jeta la coupe pleine au milieu des courtisans, qui en assomma un et inonda les autres de vin, et se leva de son siège avec des gestes secs. Barfol sentit que les ingénieurs frémissaient d'inquiétude. Ses gardes s'étaient mis en retrait, dans l'ombre du couloir.
« C'est une période d'essai, dit Ignatius, sa tête en aquarium sous le bras. Si je suis satisfait, les marchands de Valis III procéderont à la greffe.
— Tu crois que ta tête est encore bonne pour le service ?
— Eh, il faudra bien. Si je pouvais essorer mon vieux cerveau et mettre mon esprit dans une nouvelle boîte, tu penses bien que je le ferais. On raconte que la déesse Justitia était ainsi capable d'insuffler son âme, de s'incarner dans une nouvelle enveloppe de chair, ce qui lui assurait l'immortalité. La mienne est un peu plus... artisanale. Mais je ne me porte pas si mal. »
Sa voix convoyait des expressions rudimentaires, mais son visage, qui n'était pas relié à son vrai cerveau, demeurait figé dans un rictus effrayant. Ses yeux regardaient dans deux directions différentes, et ses inspirations lourdes faisaient siffler sa langue amorphe. De fait, Ignatius était une tête parasitant un corps étranger.
« Barfol, Barfol... mon vieil ami... »
Ignatius parut revisiter leur histoire commune en faisant le tour de son trône, tenant toujours sa relique formolée dans les mains.
« La dernière fois, tu m'as vendu le dentier en or du roi Arthur.
— Oui, en effet, se souvint Barfol. Le clou de ta collection !
— Je l'ai fait fondre. Qu'est-ce que tu m'amènes aujourd'hui ?
— Ce dont nous avions convenu...
— Ah... quoi donc ?
— L'anneau de pouvoir du dieu Vern. »
Le capitaine Barfol plongea la main dans la poche de sa veste.
Trop large pour un doigt humain, l'anneau de pouvoir ne pouvait être porté comme tel. Il s'agissait d'un morceau de métal couvert de runes, porteur, selon la légende, d'une puissante magie. Quiconque parviendrait à déchiffrer la formule secrète, inscrite dans une langue ancienne de l'Omnimonde par le dieu Vern lui-même, pourrait accomplir des miracles, comme voyager entre les mondes, se rendre invisible ou lire dans les pensées.
Ignatius attrapa l'anneau et le posa dans la paume de sa main large.
« Et c'est cette chose que l'alchimiste Alleris Bombastus a passé des années à chercher ?
— Comme nous en avions convenu, Ignatius.
— Hum, oui, tu as bien fait ton travail. »
Ignatius jeta l'anneau derrière son épaule.
« Un anneau de pouvoir... quel terme étrange... vois-tu, Barfol, j'ai une théorie sur le pouvoir. Mais peut-être qu'elle ne t'intéresse pas.
— Au contraire, au contraire, j'ai tout mon temps.
— Hmmm... je me suis toujours dit que j'avais un certain pouvoir. Ce Paradis Perdu est le mien. Je règne sur une troupe d'arrivistes, de dépravés, de cyniques ; pas un seul dans cette pièce qui ne se souvienne encore de son nom. Mais le pouvoir, qu'est-ce que le pouvoir ?
— Comme disait l'autre, le pouvoir, c'est de, euh, pouvoir.
— Exactement. Ta naïveté est peut-être consternante, et c'est un miracle que tu sois encore en vie ; mais y a toujours un fond de vérité dans tes inepties, mon vieux Barfol.
— Merci, merci. Mais, euh, l'anneau...
— Regarde : le gars aux cheveux rouges, là, vient de l'avaler. »
Que veut-il exactement ? Se dit Barfol. Que cherche-t-il à accomplir, à montrer ? L'attitude d'Ignatius le rendait perplexe. Il faut dire que l'homme avait ouvert de sombres portes dans son âme ; très bientôt, il mettrait le feu à son vaisseau décadent, ou l'écraserait dans une étoile, pour s'offrir avant l'heure une fin shakespearienne.
« La forme la plus pure du pouvoir, la forme ultime, c'est la possession. Tout ce qui se trouve autour de nous, mon vieux Barfol, y compris les déchets humains qui nous entourent, je le possède. En veux-tu une preuve ?
— Non, non merci, je te crois, seigneur Ignatius. »
Il avait fait un long chemin, cet ancien centurion de l'Imperium, pour en arriver ici ; mais il n'était pas plus heureux maintenant qu'au début, et prétendait donc avoir acquis quelque savoir profond sur la nature de l'univers.
« Hmmm... je vais te montrer néanmoins. »
Ignatius claqua des doigts ; d'autres hommes aux yeux baissés se mirent en mouvement, et traînèrent jusque devant eux une imposante statue, d'au moins un mètre cinquante, représentant une femme droite, digne, les mains jointes comme les pharaons de l'ancienne Égypte.
« J'ai acheté, il y a peu, cette magnifique statue de la déesse Ishtar. Une extraordinaire relique de la cité d'Our. Je me la suis procurée après le sac du musée impérial de Nemus. Observe bien, Barfol. Ce que tu vas voir ne peut se produire qu'une seule fois. »
Ignatius ramassa une énorme barre de fer abandonnée aux pieds du trône, qui portait quelques traces de sang. La tenant d'une seule main, il fit un moulinet approximatif, qui heurta Ishtar au niveau du cou, lui arracha la tête et envoya celle-ci estropier un Zeus bedonnant de la fresque murale.
« Ce que tu viens de voir, dit Ignatius en laissant retomber son arme, c'est la forme la plus pure, la plus nette, du pouvoir : le droit à la destruction. Cette statue est à moi, il est donc dans mon droit de la détruire. Je n'ai pas besoin de bonne raison. C'est un fait objectif. C'est une loi. »
Le colosse monstrueux donna un coup de pied à la statue, qui éclata contre le sol. Il regagna l'assise creusée dans le marbre.
« Ma loi, asséna-t-il. Voilà, tandis que tu faisais tes affaires misérables dans l'Omnimonde, j'ai acquis le pouvoir ; plus que cela, j'ai acquis la connaissance de ce qu'est le pouvoir. Mais revenons à notre affaire. Tu m'as donné quelque chose, n'est-ce pas ?
— Oui, l'anneau...
— Je t'avais promis quelque chose en échange, n'est-ce pas ?
— Oui.
— Rafraîchis ma mémoire, capitaine.
— Il paraît que tu connais l'emplacement de Draconis.
— Ah, en effet. Mais tu arrives trop tard. J'ai déjà vendu l'information à quelqu'un d'autre. »
Barfol fit un pas en arrière, outré. Il sentit la présence des gardes dans l'ombre du couloir, qui attendaient qu'il fît un mauvais geste. Il n'était pas armé lui-même, sans quoi il ne serait pas entré sur le Paradis Perdu ; mais Barfol faisait feu de tout bois, et qui vous dit qu'il avait besoin d'une arme pour devenir dangereux ?
« Nous avions un accord ! clama-t-il.
— Oh, oui, peut-être.
— L'anneau contre Draconis !
— Considère plutôt que l'anneau était un droit d'entrée. La véritable négociation commence maintenant.
— Que veux-tu que je te vende ? s'exclama Barfol en plongeant les mains dans ses poches. Tu veux ma réserve de secours d'alcool de menthe ? Un calembour ? Mes pastilles contre le mal de l'apesanteur ? Ma veste en cuir ? Mon pantalon ? Ou ma moustache ?
— Ta moustache ! Cette proposition est tentante. Mais elle m'appartient déjà, comme ta tête. En veux-tu la preuve ?
— J'ai bien vu ce que tu as fait à cette statue.
— Hmm, voilà.
— J'ai toute une flotte à moi de l'autre côté de la planète. Trente vaisseaux flambant neuf. S'il m'arrive quoi que ce soit, ton Paradis Perdu sera mis en pièces.
— Tu ne sais plus mentir, Barfol. Et de toute façon, ce ne serait pas une grosse perte. »
Le cou toujours tordu, Ignatius se tut pendant quelques secondes ; Barfol se demanda si la connectique entre les neurones de son crâne et les centres nerveux de son nouveau corps ne venait pas de lâcher.
« Je te propose un nouvel accord, dit Ignatius sur un ton affable. Dis-moi ce qui s'est passé dans le système Sol il y a un an.
— Sol ? Jamais entendu parler.
— Je sais que tu étais là-bas, en même temps que plusieurs légions impériales, commandées par l'Imperator Catius Decius Flaminius en personne ; ainsi, m'a-t-on dit, que des flottes stellaires venues de plusieurs autres planètes qui n'avaient jamais auparavant lancé le moindre vaisseau. On m'a dit aussi que tu étais sur Neredia quand Catius a été nommé empereur. Cela fait à peine un an, et le culte de Sol Invictus y a été aboli ; on parle maintenant d'un dieu de paix nommé Kaldor. Ces grands changements m'intriguent. Que tu te sois glissé au milieu de l'histoire m'amuse, car je te considère comme un bouffon. Que s'est-il passé à Sol ? »
Barfol éclata d'un rire franc et massif ; avant de se lisser la moustache avec distinction.
« J'aime bien raconter des histoires, Ignatius, mais tu as mis le doigt sur le seul moment de ma vie que je ne raconterai à personne... j'ai fait vœu de silence sur les événements de Sol. Je ne suis pas le seul. Et je te conseille vivement de regarder ailleurs.
— Pourquoi ?
— Tu pourrais faire de très mauvais rêves.
— J'en conclus que tu refuses ce marché ?
— Je n'ai pas le choix, lança-t-il fermement, en écartant les bras avec fatalisme.
— Un fou qui recherche une étoile disparue, ce n'est qu'un fou. Deux fous qui recherchent une étoile disparue, c'est un signe. Pourquoi Sol Draconis ?
— Une obsession personnelle. Tu me connais ; je pense à quelque chose, ça m'empêche de dormir, et je ne peux pas me concentrer sur autre chose tant que j'y pense, et à la fin, je ne me concentre sur rien du tout.
— Oui, c'est assez vrai. »
Ignatius se remit en place ; sa tête tomba sur l'autre côté, d'où elle sembla contempler les débris de la statue d'Ishtar avec un certain regret.
« Et vous êtes deux avec cette obsession. Il y a cinq ans déjà, un certain Comte Oleg est venu me voir, un vampire de la planète Lazarus, qui avait déserté avec un vaisseau de guerre. Il était passionné par l'histoire des Dragons. Je lui ai parlé de Draconis. Je pense qu'il travaille toujours à rejoindre le monde perdu.
— Tu ne peux pas m'en dire plus ?
— Est-ce le pouvoir que vous recherchez tous les deux ?
— Et toi, que recherches-tu ?
— Je l'ignore. Je crois bien que je t'envie. Tu ressembles toujours à un jeune chiot, qui joue avec tout ce qui passe à sa portée. »
Inquiet, Barfol entama un retrait à pas lents, sous les regards inquiétants des gardes et dans l'indifférence complète des courtisans peinturlurés à demi évanouis dans les vapeurs parfumées qui collaient au sol.
« Et à Stella T'schnitza ? lança soudain Ignatius. Qu'est-ce qu'il a à Stella T'schnitza ? »
Son cœur émit un à-coup et il crut que son sang faisait demi-tour.
« Rien. Il n'y a rien à T'schnitza. Je n'ai jamais entendu parler de cette planète.
— Arrêtez-le, ordonna Ignatius en faisant un geste en direction de ses gardes. Arraisonnez son vaisseau et mettez en détention tout ce qui se trouve à bord. Rien ne m'indispose plus qu'un bouffon qui se paie ma tête. »
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