22. Le paradis perdu
On a retrouvé le paradis perdu.
Et on l'a laissé là où il était.
Après cent cinquante mille ans d'abandon, il était en plus mauvais état que notre monde à nous.
Adrian von Zögarn, Maximes pour mon petit-fils Maxime, ou de la philosophie pour les enfants
Au terme de leur phase d'approche, le vaisseau d'Ignatius ne se trouvait plus qu'à deux kilomètres d'eux. Segonde aida Barfol à se vêtir d'une surcombinaison pressurisée qui ressemblait à un sac plastique noir, puis le poussa dans l'ancien tube de lancement de fusées qu'ils avaient reconverti en sas de sortie.
Dans l'espace, tandis que l'on dérive en apesanteur, le temps n'existe pas, seulement le présent. Ce peut être l'occasion de se retourner vers soi-même, de contempler l'intérieur de son âme tel le voyageur qui, n'ayant jamais atteint le bout du monde, décide de revenir sur ses pas. Barfol, pour sa part, contemplait surtout la faible marge de manœuvre qui pouvait lui permettre de sortir vivant de ce système inhabité.
Il se trouvait ici en périphérie du système, loin de son foyer central, dans l'ombre sinistre d'une géante gazeuse. Il n'avait donc rien à craindre des rayonnements de ce phare lointain. Il régnait, en revanche, une température proche du zéro absolu. Mais qu'est-ce que la température ? Il ne s'agit que d'une mesure de l'agitation thermique des molécules, or ce n'était pas une poignée d'atomes d'hydrogène esseulés qui se jetterait sur Barfol pour lui voler sa chaleur ; donc, malgré ce froid abyssal, il se portait comme un charme et ne s'était pas encore changé en glaçon. Seule la pression était importante, qui empêchait son sang de bouillir et ses poumons d'éclater.
Le vaisseau d'Ignatius était une ombre sur une ombre, indécelable à l'œil nu, hormis l'arête de son étrave et celle de sa carène, qui formaient un angle droit intimidant. Ignatius avait la réputation d'un guerrier impitoyable, qui écrasait ses adversaires comme les trirèmes grecques.
Au bout d'un moment, Barfol se cogna contre le métal ; sa combinaison gonflée le fit rebondir, puis des scaphandriers, eux aussi cachés dans l'ombre, l'attrapèrent et l'emmenèrent dans un tunnel qui traversait la coque. Ils portaient des combinaisons lourdes, renforcées, pourvues de longues antennes en métal tressé, qui les faisaient ressembler à des scorpions d'eau.
Des portes blindées se fermèrent derrière eux ; la gravité cloua leurs pieds au sol. La pression extérieure revint et le petit groupe attendit en cercle que Barfol se défît de son sac poubelle. Une femme d'une cinquantaine d'années ouvrit la vitre fumée de son casque et déclara sur un ton péremptoire, qui ressemblait plus à un ordre qu'une question :
« Vous êtes le capitaine Barfol ?
— C'est bien moi, dit Barfol en essayant d'extirper sa botte droite du plastique, car seul son pied avait réussi à s'en libérer.
— Ignatius vous attend. »
Une porte s'ouvrit ; Barfol remit sa botte tout en suivant le groupe de gardes à cloche-pied. Ils entraient dans l'intérieur du Paradis Perdu.
Durant toute sa carrière d'aventurier de l'Omnimonde, Barfol s'était déjà perdu une dizaine de fois dans ce dédale de couloirs mal éclairés, où régnait l'atmosphère enfumée d'un lendemain de fête. La mégastructure du vaisseau, son architecture de poutrelles de titane et de cloisons en céramique, avait beau être fixe, l'intérieur du Paradis changeait constamment de forme, en fonction des envies du moment, des lubies d'Ignatius ou de ces pantins qu'il nommait ses lieutenants.
Le vaisseau était encombré d'œuvres d'art de toutes les époques, pillées sur tous les mondes connus. Le boyau obscur dans lequel ils avançaient était réservé à la statuaire de l'Imperium ; des discoboles manchots, des Jupiter énucléés, des Vénus décapitées et des Hercules émasculés jonchaient le sol, enfouis dans la poussière de calcaire, parfois couverts d'inscriptions obscènes ou de gravures artisanales. Car Ignatius n'avait aucun respect pour l'art, sinon pour personne ; une manière d'être qu'il avait transmise à toute la faune dionysiaque du vaisseau.
Barfol manqua de glisser dans une flaque d'un liquide grumeleux, puis de heurter un homme étendu en travers du couloir, qui émettait des ronflements sonores. Une horde de jeunes gens ambitieux s'était accumulée dans les flancs du vaisseau, glanée à son passage dans chaque système stellaire ; ils venaient ici poursuivre des rêves de gloire, de richesse, ou se saisir de quelque opportunité. Mais ni Ignatius, ni ses sous-fifres ne leur accordaient la moindre importance. Ils faisaient vivre la société décadente du Paradis. Ils remplissaient ses fêtes, s'abreuvaient de ses alcools, s'empoisonnaient de ses drogues, contractaient des dettes irremboursables, vendaient un rein pour s'acheter un nouveau foie. Pour certains, cette vie durait des décennies, jusqu'à ce qu'ils oublient parfaitement la raison première de leur venue. Les premiers jours, ils écrivaient des journaux et des lettres à leur bien-aimée restée à Stella Valis ; le dernier jour, ils échangeaient la bague en or de leur annulaire gauche contre un autre verre. À la fin de chaque fête, les domestiques d'Ignatius ramassaient les corps ; les plus abîmés étaient immédiatement jetés dans l'espace ; on pouvait parfois récupérer quelques précieux organes.
Les gardes d'Ignatius, ces malabars en scaphandre que Barfol suivait sans ciller, faisaient régner un semblant d'ordre sur cette arche de Noé décadente. Ces milliers de fêtards ahuris, qui jonchaient les couloirs comme des poissons séchés, n'auraient jamais songé à renverser le potentat local, trop occupés qu'ils étaient à charger leur sang en toxines additives.
Ce vaisseau était un ventre, qui digérait tout, et dans lequel régnait une puanteur similaire.
Barfol jeta un regard vers la cheffe des gardes, en songeant à son plan de carrière. Sans doute accumulait-elle ici les fonds nécessaires à une retraite confortable sur un monde éloigné. Les jeunes pirates entraient dans ce monde trouble en rêvant d'aventure ; au bout de vingt ans, les survivants avaient leur comptant d'aventures, et ne rêvaient plus que de s'installer dans un coin tranquille.
« Quel endroit bizarre » dit Barfol à haute voix, mais aucun des soldats en armure noire ne l'entendit, ou ne voulut lui répondre.
Ils traversèrent une des bulles intérieures du vaisseau, les rotondes démesurées ou avaient lieu les fêtes. Il y régnait le calme de l'œil du cyclone ; des concierges traînaient par les pieds des femmes et des hommes morts ou endormis, au milieu des éclats de verre brisé et de l'alcool renversé. Le tamis orangé du plafond jetait sur ce cloaque une lumière miséricordieuse.
« Lui-même... c'est à peine croyable ! »
Un homme hagard se leva à côté d'eux comme un mort-vivant sorti de la tombe ; ses yeux semblaient regarder ailleurs, et Barfol se demanda si le méthanol ne l'avait pas rendu aveugle. Il tituba, glissa sur une bouteille vide, s'écrasa le nez contre un tabouret en métal. Inconscient d'avoir le visage inondé de sang, il tendit la main vers le capitaine.
« Vous me reconnaissez ? » demanda-t-il en reniflant.
Les vêtements en pièces, couverts de taches vineuses, les cheveux hirsutes, le teint cireux, il aurait eu besoin d'un addictologue et d'un psychiatre, deux professions qui n'existaient pas encore à cette époque, où alchimistes et philosophes se partageaient encore le monopole d'une science chimérique, hybride de réalisations grandioses et de théories aberrantes.
« Comme disait l'autre, la brebis reconnaît toujours ses agneaux. »
Soulignons que Barfol maniait l'art du proverbe aussi bien que le luth à six cordes ; l'un comme l'autre lui permettant parfois de s'exfiltrer de situations périlleuses.
« Vous avez raison, dit l'homme, qui retomba aussitôt de tout son long, comme un poisson aplati dans la vase.
— Par ici » dit la cheffe des gardes.
Une main sur son pistolet à plasma, elle s'était tenue prête à dénouer la situation.
« Et sinon... comment va-t-il ?
— Ignatius se porte bien.
— Je ne me souviens pas de vous. Ça doit bien faire un an que je ne suis pas venu ici...
— Je n'étais pas encore en poste.
— En tout cas, ravi de vous connaître. »
La femme écrasa son poing dans le panneau de contrôle d'une porte étanche ; ils traversèrent un couloir étroit où régnait un air mielleux, filtré des effluves nauséabondes et des polluants inodores du vaisseau, chargé d'une odeur sucrée.
« Et en ce moment, est-ce qu'il est de, euh... de bonne humeur ? »
Les gardes d'Ignatius s'agenouillèrent en demi-cercle. Ils venaient d'entrer dans la salle du trône. Des reflets aqueux couraient sur les murs couverts de fresques impériales, représentant les agapes d'un panthéon à toges, barbes blanches et sandales. Des dizaines d'hommes et de femmes à la peau peinte en or, les courtisans d'Ignatius, étaient allongés contre ces murs, sous les peintures, dont ils reproduisaient l'immobilisme et les regards éteints.
« Je suis en grande forme, déclara le maître des lieux. Et je suis d'excellente humeur ! »
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