18. Imperium Draconis
« Je vais être plus précise, ajouta Crysée sans lui laisser le temps de réfléchir. Je veux que vous me racontiez la naissance de l'Empire des Dragons, son apogée et sa chute. Du moins, ce que vous en savez, ce qu'en sait votre bibliothèque.
— Cette histoire n'intéresse personne, gronda Caelus en lui tournant le dos.
— J'en conclus que vous refusez ?
— Allez-vous en. j'ai mieux à faire. »
Il se sentit pris au piège de cette île minuscule ; sur le chemin du phare, il entendit les pas de Crysée le poursuivre. L'Empire des Dragons ! Rien que cela ! Une cascade de remontrances silencieuses encombra ses pensées, qui traînaient derrière lui comme les chaînes d'un condamné.
« N'y aurait-il rien à dire sur le plus grand empire de l'histoire de l'univers, l'Empire qui structura l'Omnimonde tel que nous le connaissons aujourd'hui ? Sur ces dieux qui, en cinquante mille ans, bâtirent des ponts d'Arcs qui relient aujourd'hui des systèmes planétaires à des millions d'années-lumière de distance physique ?
— Moi pour ma part, je n'ai rien à en dire. »
Arrivé sur le pas de sa porte, il ne fut pas surpris de découvrir que Crysée l'avait précédé. En tant que voyageuse des rêves, elle se trouvait ici dans son élément, et se jouait des lois de ce lieu reculé dont Caelus avait fait son ermitage, au risque de lui manquer de respect. Elle s'était appuyée contre le mur ; l'intérieur de la bibliothèque ronronnait derrière elle comme une immense machine.
« Ce n'est pas parce que vous avez participé à cette histoire que vous en êtes responsable. Et puis, soyons honnêtes : c'est à votre peuple que nous devons la persistance de la civilisation. Sans votre Empire, les peuplades humaines seraient demeurées isolées sur des planètes lointaines, trop longtemps pour jamais pouvoir entrer dans une nouvelle phase d'expansion. Les mondes isolés s'éteignent. J'en sais quelque chose. Je sais aussi que nombre des planètes habitées doivent leur géologie, leur climat et leur peuplement à l'ingénierie planétaire des Dragons.
— Mon Empire ? Vous vous méprenez.
— Vous avez cette manière, Caelus, de tourner le dos à ce qui menace votre tranquillité. Cela fonctionne parfois : après tout, malgré la guerre qui a déchiré l'Omnimonde, Aton n'est pas venu vous chercher dans votre paisible retraite. Mais vous ne pouvez pas vous soustraire au passé. Je croyais que votre bibliothèque vous apprendrait cela.
— L'histoire de l'Empire n'est pas la mienne.
— Encore une fois, ce n'est pas parce que vous appartenez à ce peuple que vous êtes son héritier ou son comptable. Je me moque que vous soyez un Dragon ! Qu'êtes-vous d'un Dragon, d'ailleurs ? Je ne vois qu'un ermite dont la forme astrale reproduit un vieillard vêtu d'un sac à patates. »
D'un coup d'épaules, Crysée se décolla du mur et entra dans la bibliothèque. Elle se laissa tomber dans les rayonnages ; le sol devint vertical, comme un puits sans fond, fait d'un rideau circulaires de livres. La bibliothèque se moquait des réticences de Caelus. Elle acceptait cette intruse avec grâce ; ce faisant, son instinct, tel celui d'un chien de garde, confirmait ses intentions bénignes.
Crysée tomba sur une planche de bois suspendue dans le vide, large d'un mètre, où la rejoignit Caelus. Répartis sur l'intérieur d'un cylindre infini, comme un boyau traversant l'espace artificiel du phare, les livres continuaient de couler autour d'eux. Car de même que les planètes orbitant autour de leur étoile sont en réalité en chute libre dans son puits de gravité, la bibliothèque était une agrégation de livres en mouvement perpétuel.
« Je pourrais me saisir de l'un d'entre eux, dit Crysée. Il me dirait peut-être ce que je souhaite savoir. Mais j'aurais l'impression de vous trahir, Caelus, et j'ai un grand respect pour vous et votre projet. Soyez ce que vous souhaitez être : un mémorialiste sans attache. Qu'est-ce que l'Imperium Draconis, pour vous ? Une civilisation éteinte. Du confort de nos fauteuils d'historiens, agitons un peu la poussière de ces Dragons disparus ; nous leur ferons honneur.
— Comment connaissez-vous les Dragons ?
— Quelle légende, quel monde n'a pas ses dragons ? Ils sont partout dans les contes, tout comme Kaldor le sera dans mille ans.
— Mais ils ne sont jamais ramenés à leur juste valeur.
— C'est vrai. Ce sont des êtres puissants, intermédiaires entre le réel et le plan de l'astral, entre l'univers physique et la Noosphère. Mais les peuplades almaines de l'Omnimonde n'ont jamais su que leurs seigneurs locaux étaient les vassaux d'un plus grand empire, car le Draconis échappait à leur entendement primitif. Et puis, les Dragons ont rarement régné sur ces peuples, pas au sens où nous l'entendons habituellement. Ils se contentaient d'observer et de réfléchir.
— Et d'expérimenter » dit Caelus d'une voix lourde.
Les livres se figèrent une seconde ; leur ballet reprit en sens inverse, dans un froissement de pages tournées.
« C'est vrai. Vous étiez des expérimentateurs génétiques. La terraformation des milliers de planètes de l'Omnimonde avait pour but de les peupler de diverses souches almaines. Vous avez eu de nombreux enfants. Dans quel but ?
— Nous avons... »
Caelus fronça des sourcils et hocha la tête d'un air las, étonné de ce qu'il s'apprêtait à dire, furieux contre lui-même de s'être laissé berner.
« Qui êtes-vous, au juste ? Vous êtes une formidable mage d'Arcs. Vous maîtrisez parfaitement le voyage astral. C'est à peine si vous ne lisez pas dans mes pensées.
— Je ne me le permettrais pas.
— Pourquoi cette apparence ?
— Pour la même raison que vous. J'appartiens au passé. Si j'essayais de m'imposer à l'univers telle que je suis, il se rebellerait contre ma présence. Nous connaissons tous les deux la valeur de la discrétion. »
Caelus croisa les bras.
« L'objectif du Draconis était de former un Empire universel, qui aurait été dirigé par les Dragons, et dont les sujets auraient été des almains. L'Omnimonde était une expérimentation de cinquante mille ans, durant laquelle nous avons cherché le meilleur hybride génétique de base humaine.
— Mais vous n'avez pas su faire votre choix.
— Oh, je crois qu'il a été fait ; simplement, nous avons laissé les autres vivre. Et de toute manière, l'Imperium n'est pas demeuré assez longtemps pour entrer dans une nouvelle phase d'expansion. »
Crysée détourna le regard, attirée par un livre qui semblait sortir du lot, mais qui passa devant elle trop vite pour qu'elle se décide à l'attraper.
« Je suis solaine, déclara-t-elle. Vous l'avez peut-être compris. Vous savez ce qui est arrivé à mon monde. Vous deviez être né lorsque nos dieux, les Sermanéens, vos cousins, se sont détournés de l'Empire. Ils ont proclamé leur règne exclusif sur un tout petit caillou enfoui au fin fond de l'univers. Mon monde. Un petit monde malade. C'est d'ici qu'est partie cette terrible guerre dont les feux s'éteignent à peine encore.
— Cette guerre dont je ne sais rien, parce que j'étais absent.
— Moins vous en saurez, mieux ce sera. Il en a été décidé ainsi. Le nom d'Aton doit disparaître de l'Omnimonde, de même que les solains. C'est pourquoi, malgré ma présence en cette bibliothèque, je n'y laisserai aucune trace. J'ai besoin de vous pour saisir ces livres, pour me les montrer. »
Qui est responsable de la guerre ? songea Caelus. Les solains qui, en revenant de leur monde perdu, ont emmené le dieu-soleil dans leurs bagages ? Les Sermanéens, qui s'étaient enfuis dix mille ans plus tôt, pour exercer leur tyrannie ombrageuse sur ce pitoyable morceau de roche aride, loin de toute autre étoile ? Les Dragons, qui comme le faisait si bien Caelus, avaient préféré tourner le dos à ces potentats atrabilaires ? Cette question aurait pu faire l'objet d'interminables débats ; mais si la guerre s'enfuyait dans les gorges de l'oubli, si elle descendait dans ces rivières souterraines auxquelles la bibliothèque n'avait aucun accès, personne ne donnerait jamais son avis sur la question. Non, jamais nul historien ne s'approprierait la guerre, n'écrirait des traités, ni des essais sur elle ; elle appartiendrait à jamais au conquérant solaire, à son opposant Kaldor, aux solains, aux humains engagés dans cette formidable bataille dont les étoiles se murmuraient encore les échos.
« Reprenons au début, Caelus. Il y a cinquante mille ans, les Dragons ont bâti un Empire. Ils ont bâti l'Omnimonde, un univers dans l'univers, conçu, structuré selon leur volonté ; ils ont trafiqué les étoiles et les planètes. Mais les Dragons existaient depuis des millions d'années, n'est-ce pas ? Comme ces primates dont sont issus tous les almains. Quel a été l'événement décisif ? Qu'est-ce qui a accéléré leur histoire ?
— À la manière dont vous formulez la question, je devine que vous avez une certaine idée de ce qui est arrivé.
— Je veux comprendre, Caelus. Je veux comprendre l'Imperium Draconis ; je comprendrai peut-être mieux l'univers dans lequel nous vivons aujourd'hui. »
Un sol fait de livres remonta dans leur direction, comme si le cylindre creux se remplissait. Un rayon s'arrêta juste sous leurs pieds. La verticale et l'horizontale s'échangèrent de nouveau, et ils pivotèrent en avant d'un angle droit.
Ils se trouvaient ici au plus profond de la bibliothèque ; ce rayon particulier était remonté des sous-sols, appelé par leur conversation, et Caelus avait hâte de l'y renvoyer. À contrecœur, il referma sa main sur un livre, l'ôta du rayon et l'ouvrit.
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