14. Un pas de plus
« Encore toi ?
— Es-tu Ozymandias, le roi des rois, le maître d'Atman ? demanda Aurélia d'une voix aiguë, déformée par son casque.
— C'est moi.
— Ton démon a été responsable de la mort de millions d'hommes. Je suis venue te demander de mettre un terme à cette folie.
— J'en conclus que mon empire n'existe pas encore ?
— Non, il n'existe pas, il n'existera jamais ! »
Elle entendit un ronronnement électrique ; Hector mettait en charge ses canons à plasma. Montés dans son dos, ils se posaient sur ses épaules comme deux antennes protubérantes. Aurélia s'attendait à ce que le roi des rois, dérangé par sa présence, donne aussitôt l'assaut. Mais Ozymandias, bien qu'il n'attendît que depuis une heure à peine, s'ennuyait. Les messagers du monde extérieur, même venus pour le tuer, étaient les bienvenus en son domaine.
« Raconte-moi comment cela s'est déroulé, ordonna-t-il.
— Atman est monté à la tête du roi-sorcier Sarpédon ; il possédait un Stathme, qui lui donnait une puissance infinie. Mais le monde s'est uni contre lui ; Sarpédon était en difficulté. Avant la dernière bataille, Atman l'a abandonné. Ce n'était plus qu'un vieil homme affligé secouant un Stathme vide.
— Je vois. Il avait fait pourtant de bons progrès.
— Qu'espères-tu atteindre ? Qu'espères-tu bâtir ?
— Je veux bâtir l'Empire ; celui qui méritera ce nom, car il unira le ciel et la Terre en un même pouvoir. Ce pouvoir sera le mien. Quand l'Empire sera bâti, je régnerai depuis le palais que tu vois, ce pourquoi mon règne sera éternel.
— Vous êtes dans un rêve. Ce rêve finira par vous échapper.
— Il n'y a pas de Temps dans les rêves. Il n'y a pas de Temps ici. Il passe à côté de moi et ne m'atteint pas ; je suis désormais devenu son égal. »
Ozymandias agita sa main gantée d'or ; un métal liquide qui recouvrait sa peau d'une couche épaisse.
« Je ne m'attends pas à ce que tu comprennes tout ceci, ajouta-t-il. Tu es sans doute la raison pour laquelle Sarpédon n'a pu mener son projet à son terme. Tu ne réagis que par instinct ; tu détruis ce que d'autres construisent, car ces choses te paraissent mauvaises, mais tu ne comprends pas ! Quand l'Empire éternel sera réalisé, nous aurons éliminé la guerre, et avec elle, la plus grande source de souffrance de l'être humain. Nous pourrons enfin bâtir quelque chose de durable. Notre art, notre science ne seront pas soumis au passage des civilisations ; ils ne seront pas perdus pour être redécouverts mille ans plus tard. Oui, l'homme, à travers l'Empire, aura enfin acquis l'éternité.
— Cela ne fonctionnera pas.
— Qu'en sais-tu ? Pour te contredire, il me suffit d'attendre. Tu as passé des vies entières à lutter ; pendant ce temps, j'étais ici et je ne faisais rien. Tu nages à rebours de l'Histoire ; je marche dans sa direction naturelle.
— Ex-maîtresse, intervint Hector, je suis confus. Devons-nous poursuivre la discussion, ou engager le combat ?
— Tu es comme une bête sauvage, gronda Ozymandias en se levant. Tu ne sais que te battre ; mais tes griffes et tes poings sont ridicules face à ma magie.
— Engage » ordonna Aurélia.
Elle entendit un déclic, puis le sifflement d'un transistor. Hector planta ses crampons antidérapants dans la glace. Ses canons crachèrent des décharges de plasma en direction du roi des rois. Le premier tir atteignit le mur derrière lui, dont il arracha toute la surface, comme un coup de poing sur un vieil enduit. Une onde de vapeur et de poussière roula sur Ozymandias. Le deuxième tir atteignit sa silhouette dorée.
« Avons-nous gagné ? » demanda ingénument Hector.
Aurélia décrocha les deux fusils de son dos. Chacun pesait plusieurs kilogrammes, mais son exo-scaphandre lui permettait de les tenir à bout de bras sans effort. Après avoir couvert les trois quarts du couloir, la vague de fumée s'arrêta en un mur infranchissable, comme figée. Aurélia marcha dans sa direction en observant le relevé de la caméra thermique intégrée à son casque. Tout était brouillé. Le rêve se moquait des lois de la physique, ne gardant que celles qui l'arrangeaient bien.
Elle remarqua une tache d'un jaune anormal, sur le fond violet, se tourna vivement et manqua de faire feu.
« Ah. Regardez » l'invita Hector tout en continuant de scanner le rideau de fumée.
Une femme se trouvait dans le mur. Prise au piège de ce cristal proche du zéro absolu, en l'absence de la moindre molécule d'air, elle était néanmoins encore en vie, mais impuissante. Aurélia se souvenait de cette femme – Artémis. Elle-même.
« Avons-nous les moyens de la libérer ?
— C'est impossible, jugea Hector. Nos armes d'assaut sont inadaptées. Nous risquerions de la vaporiser. Il nous faut plus de matériel. Nous pourrions aller chercher cela sur le vaisseau-lumière.
— Tu as fait un pas de plus ! » gronda la voix d'Ozymandias.
Plus proche d'eux, il leur parut plus grand encore. Son armure dorée rougeoyait à peine à l'endroit de l'impact. D'une main, il écarta la fumée et désigna la femme prise dans le cristal.
« Tu as fait un pas de plus qu'elle. Voilà ton seul accomplissement ! Le long voyage qui t'a amené ici, les luttes que tu as menées, les hommes qui se sont sacrifiés pour toi, tout cela n'a servi qu'à ce pas supplémentaire. Et ce sera tout. »
Cela ne peut pas se finir ainsi, songea Aurélia en déchargeant ses armes sur le roi des rois.
Les frappes plasmatiques, capables de traverser un mètre d'acier, ne faisaient que gratter son armure comme la pointe d'un fleuret ; cela le fit rire. Alors Aurélia visa entre ses deux yeux. Le projectile entra dans sa peau et s'y fondit, comme si l'Ozymandias face à eux n'était que la surface d'un lac, un océan de magie et de pouvoir, dans lequel tout assaut devait invariablement se noyer.
Hector déploya toute sa puissance de feu ; constatant que cela ne changeait rien, il lâcha ses canons et dégaina ses lames d'orichalque, faites du seul métal de cet univers qui gardait sa forme au-delà du point de fusion du tungstène. Le droïde accéléra ; il fit de ses quatre bras les piques mortelles d'une toupie furieuse. L'une d'entre elles percuta Ozymandias au niveau du torse, mais elle ne fit que glisser sur lui. Le roi des rois referma sa main dorée sur la tête d'Hector, et avec un sourire niais, l'écrasa. Les yeux artificiels du droïde éclatèrent dans leurs orbites et ses lueurs s'éteignirent. Il arracha ses bras dont les servocommandes tressautaient encore et lui vola une de ses lames.
« Je n'ai qu'un seul rêve, déclara-t-il. Ce rêve tuera des millions d'hommes, mais il en vaut la peine. Toi aussi, tu as un rêve, et il sera aussi meurtrier que le mien, car tu inspireras l'espoir à des millions d'hommes, et ce sentiment les poussera à accomplir les pires folies. »
Aurélia lâcha la gâchette de ses fusils et enclencha le mode d'assaut rapproché ; les pièces les plus fragiles fondirent, révélant deux épées d'orichalque grandes comme l'avant-bras. Elle les croisa pour stopper une frappe sommaire à la tête.
« Tu es une fanatique qui croit au destin » s'emporta Ozymandias.
Le choc fit grincer le système de support de son scaphandre insectoïde. Aurélia essaya de se dégager, mais le roi des rois continuait d'appuyer de toutes ses forces, tout en avançant vers elle.
« Il n'y a pas de destin ! poursuivit-il. C'est quand j'ai compris cela que j'ai commencé à entrevoir l'Empire. Ce n'est pas ma croyance qui plonge l'univers dans le chaos, mais la tienne. Chaque fois que tu empêcheras Atman d'accomplir ce pour quoi je l'ai créé, tu apporteras la guerre et la division ! »
Dans l'impact, les lames chauffées à blanc avaient formé une encoche ; elles étaient pratiquement soudées entre elles. Ozymandias se dégagea avec fureur, abandonna son glaive emprunté et prit le bras d'Aurélia en étau pour lui faire lâcher le sien. Les deux lutteurs perdirent l'équilibre et roulèrent à l'écart. Une lame s'était plantée dans le sol cristallin, qui fumait en se refroidissant. Sa lueur orangée plongée derrière les fibres de la glace mourut comme un dernier souffle d'espoir.
Aurélia ôta son casque. Elle laissa Ozymandias s'approcher d'elle et, quand le roi fut à distance, elle évita son coup de poing et passa autour de son cou la ficelle de son collier. Les perles de bois s'enfoncèrent dans la chair tendre. Le roi se mit à étouffer, il battit des bras, puis il sembla reprendre son calme, et d'une main ferme, il arracha le collier, dont les perles roulèrent sur le sol. Enfin, en se relevant, il écrasa Aurélia contre le mur, qui l'absorba dans l'envers du palais de cristal.
« Tu crois en ton destin » maugréa-t-il d'une voix rauque en se traînant vers son siège.
Il aurait aimé sans doute connaître un sentiment semblable ; car Ozymandias ne faisait que suivre une envie passagère, qui ne lui avait rien coûté. Il n'était pas capable des mêmes sacrifices qu'elle.
En revenant en direction de son trône, laissé intact par les impacts d'arme à feu, il leva la tête vers le grand miroir d'Atman et demanda :
« L'Empire a-t-il vu le jour ?
— Pas encore » répondit son loyal servant.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro