12. Flotter parmi les rêves
« Il nous a fallu environ un siècle de temps propre pour atteindre notre vitesse actuelle, expliqua Hector. Nous sommes maintenant en décalage de vingt mille ans avec notre monde de départ. »
Aurélia passa sa manche sur le petit hublot pour en ôter l'épaisse couche de poussière. Le vaisseau-lumière qu'ils avaient « emprunté » à la guilde des explorateurs célestes avait rempli sa mission, mais dans un tel état de délabrement, difficile de dire s'il saurait décélérer pour les arracher à ce monde ralenti.
« Il est maintenant impossible de revenir en arrière, ajouta le droïde.
— Cela n'a jamais été une option.
— Ah. J'oubliais. En effet. »
Aurélia approcha son visage de la vitre. Elle ne disposait elle-même d'aucune magie d'Atman ; mais ce que ses yeux humains ne pouvaient voir, parfois, son cœur le ressentait. Le vaisseau-lumière flottait parmi les rêves. Ils formaient de longues chaînes, comme une toile dix fois plus grande que le vaisseau serait en train d'emporter avec lui. Ces rêves, des milliers de mondes intemporels liés entre eux par une seule trame d'Arcs, formaient des brassées de filaments cyan, compactification de leur maillage interne tridimensionnel.
« Les entends-tu, Hector ?
— Ah. Non. Et vous ? Qu'entendez-vous ?
— Ils murmurent.
— Ah. Peut-être. Ce sont des rêves humains, ils résonnent avec les conformations de votre esprit humain. Mes propres boucles de rétroaction leur paraissent sans doute... erh... primitives. Je contiens trop peu de syntaxe. »
Après deux longues minutes à les observer, Aurélia constata que ces rêves flottaient eux-mêmes dans un fond d'une couleur plus claire que l'encre noire de l'espace. Un fleuve indigo qui s'écoulait dans la même direction qu'eux. Elle comprit qu'il s'agissait du fleuve du Temps, qu'il charriait tous ces murmures, toutes ces voix venues du passé. Toutes les rencontres qui avaient émaillé son chemin, eussent-elles été brèves, l'avaient suivies sur ce fleuve. Toutes ces femmes et ces hommes morts depuis vingt mille ans se trouvaient là, eux aussi, y compris ses vies passées.
« Ai-je fait le bon choix ? » demanda-t-elle à haute voix.
Il n'y avait pas d'autre choix, s'entendit-elle répondre.
« Ah, hum ? reprit Hector. Puis-je vous demander, maîtresse, ce que nous sommes venus chercher ici ?
— Regarde, intervint Aurélia. Regarde bien. »
Le droïde fit converger les faisceaux de ses quatre diodes sur le doigt qu'elle pointait vers la vitre, puis il suivit la direction indiquée. Un rocher semblait planté au milieu du fleuve ; les rêves s'écrasaient sur lui et se dispersaient en étincelles ; parfois ils coulaient sur ses côtés en tourbillonnant.
« Il s'agit d'un ellipsoïde dont les axes sont de longueur quinze lieues, cinq lieues et douze lieues. Sa transparence est nulle. Il est entouré d'une sorte de cocon protecteur. C'est un objet anormal. Cependant, ah, pouvez-vous m'en dire plus ?
— Ceci est Nela, la cité de cristal du roi Ozymandias, le créateur d'Atman, l'homme qui a ordonné le Déluge.
— Ozymandias est un personnage de légende, protesta Hector.
— Nous voyageons à quatre vingt dix-neuf pour cent de la vitesse de la lumière. Le temps ici est ralenti. Ozymandias n'attend que depuis quelques heures, quelques jours tout au plus.
— Ah, intéressant. C'est curieux. Ce n'est pas du tout ce que je pensais. Je croyais que nous avions volé ce vaisseau pour rejoindre une autre planète inexplorée. Terra III, par exemple.
— Pourquoi aurais-je fait cela ?
— Vous avez toujours beaucoup voyagé.
— Mais mon voyage a un but, Hector. Je veux détruire l'Empire, ce rêve qui a infecté l'humanité ; et je veux stopper les tyrans, ceux qu'Atman a dotés du pouvoir d'asservir les autres hommes. À quoi bon rejoindre d'autres mondes, si ce n'est que pour étendre les frontières de nos futurs empires ? L'humanité n'a accompli aucun progrès ; les hommes recherchent toujours le confort d'une pensée toute faite, ils sont demandeurs d'ordres ; même lorsque nous avons battu Sarpédon, ils se sont empressés de nommer un nouveau roi pour les guider. »
Sarpédon avait été exécuté sans procès, alors qu'il était incapable de parler ou de comprendre ce qui lui arrivait. C'est à ce moment qu'Aurélia avait compris qu'elle ne pouvait plus rendre aucun service à ce monde, et qu'elle avait décidé de rejoindre le palais de cristal, d'y affronter Ozymandias pour la troisième fois.
« Je n'ai plus besoin du vaisseau-lumière, indiqua-t-elle. Notre vitesse relative est nulle par rapport à la cité céleste. Il me suffit de prendre une bulle-navette de transit. Quant à toi, Hector, tu peux partir. Je te remercie d'avoir veillé sur moi et d'avoir réparé le vaisseau durant mon sommeil. Tu parviendras sans doute à décélérer et à rejoindre un monde habité.
— Ah. Pour quoi faire ?
— Ceci est le dernier ordre que je te donne. Vis par et pour toi-même. Je te libère. Ton aide m'a été précieuse, toutes ces années, mais je n'ai plus besoin de toi. »
Le droïde ne fit pas le moindre mouvement, comme si son noyau venait de rencontrer une erreur de programmation.
« Eh bien ? lança Aurélia en ouvrant une des caches d'armes du vaisseau-lumière.
— J'ai pris en compte votre demande, maîtresse.
— Que fais-tu encore là ?
— Ah. Je suis désormais libre.
— Oui, je n'ai plus besoin de toi.
— Cela, je ne le crois pas. C'est en toute liberté que je choisis de rester avec vous. Par ailleurs, je vous informe que j'ai rangé les fusils à plasma dans le placard d'en face.
— Tu ne peux plus m'aider. Tu ne feras que me ralentir.
— Ah. Je n'en crois rien. Selon la légende, Ozymandias est le créateur de la magie d'Atman. Vous allez affronter un demi-dieu. Il est évident que vous ne parviendrez à rien seule. À deux, peut-être, nous avons une petite chance. »
Aurélia le gratifia d'un demi-sourire. Elle lança un pistolet dans sa direction ; Hector l'attrapa au vol et le vissa sur un de ses bras. Ce ne serait pas la première fois que ce robot à tout faire, programmé par son époux, se transformait en machine de guerre. Sa tête ronde portait d'ailleurs des entailles de laser comblées avec de l'étain.
« Par ailleurs, la probabilité que ce vaisseau explose lors de la phase de décélération, multipliée par celle qu'aucune planète habitée ou habitable ne soit à portée, rapportée à l'incertitude sur notre assaut à venir... l'intégration de ces données suggère que le plus sage est encore de vous suivre. »
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro