10. Qui es-tu ?
La veille de sa mort, le baron Morgnus se trouvait encore dans son bunker personnel, enfermé avec l'ensemble de son état-major, qui suivait le déroulé des opérations militaires. La guerre faisait rage sur le monde entier, mais sur tous les théâtres d'opérations, les armées de Morgnus remportaient des victoires décisives.
On rapporte que le tyran, satisfait, descendit au dernier étage du bunker, où l'on entreposait certains prisonniers d'importance stratégique. Son meilleur trophée était sans doute le prince Willem, dernier de sa lignée et vraisemblablement de son royaume. Morgnus, flanqué de ses généraux, fit face à Willem au travers des barreaux et déclara avec morgue :
« Nous sommes en train de gagner la guerre. »
Willem, un jeune homme fatigué et amaigri, deux fois plus mince que le baron Morgnus, se laissa aller à un gloussement.
« Allons donc, gronda le baron. Qu'y a-t-il de si drôle pour vous ? Dès que la guerre sera terminée, vous aurez droit à une exécution publique grandiose. Nous organiserons une grande parade dans la capitale de la fédération et vous serez le clou du spectacle.
— Vous êtes au sommet de votre gloire. Vous êtes certain de votre réussite. Vous faites un exemple parfait. Elle arrive...
— Qui donc ? s'exclama Morgnus. La Fédération ? La justice ? La vengeance ? Je les attends toutes, j'ai le dos solide, et ce n'est pas la première fois que l'on essaie de me poignarder.
— Elle ne se contentera pas d'essayer. Vous ne pouvez pas lui échapper.
— Cet abri résisterait à une bombe atomique, jeta Morgnus sur un ton de protestation, car les élucubrations de Willem portaient un déplaisant parfum de scandale. Du reste, je connais de nombreux rois et empereurs qui se sont éteints paisiblement dans leur sommeil.
— Mais pas vous. Elle est en chemin ! »
Morgnus s'éloigna d'un pas énervé, regagnant ses bureaux tandis que le prince Willem se jetait contre les barreaux en riant.
« Elle est déjà là ! braillait-il. Elle est derrière vous ! Elle vous a jugé ! »
Le lendemain, le baron Morgnus fut retrouvé mort. L'état-major ne parvenant pas à s'accorder sur sa succession, la guerre prit fin.
Caelus, Histoire de l'Omnimonde
« Alcmène ? »
L'intruse se tenait dans un rayon de lumière. Elle portait une tenue d'homme, ses cheveux étaient courts et ses joues couvertes de tatouages rouges illisibles pour Ozymandias. Elle tenait un bâton de bois sec, qui se terminait en trident d'un côté, de l'autre en lame de fauchage horizontale. De sa seule main gauche, en position de repos, elle laissait se suspendre l'arme en diagonale, appuyée sur le sol transparent de la cathédrale de glace.
Ses traits lui rappelaient la tueuse babylonienne qui avait essayé de l'arrêter une heure plus tôt. Mais en cette heure, des millénaires s'étaient écoulés. Ce ne pouvait pas être Alcmène, c'était donc un hasard. La guerrière anonyme redevint dans son regard une humaine insignifiante, étrangère aux projets des dieux, à son propre projet.
« Qui es-tu, et comment as-tu réussi à arriver jusqu'ici ? »
Elle dit quelques mots dans une langue étrangère. Ozymandias décortiqua les pensées qui lui parvenaient, car sa magie saisissait l'intention qui précède la parole, faisant parler l'intruse comme si elle appartenait à son temps.
« Je suis Artémis.
— Jamais entendu parler.
— C'est ainsi, roi des rois, car tu ignores tout de mon monde, tu ignores tout de mon chemin, des guerres que j'ai menées, des montagnes que j'ai gravies pour monter jusqu'à toi, pour te rejoindre dans ton rêve. Car nous sommes ici dans un rêve, n'est-ce pas ? Cette Cité de Cristal se situe hors du temps. Et cela est la propriété fondamentale des rêves.
— Oui, sans doute, c'est un effet secondaire de mon plan. Nela est devenue un rêve. Mais c'est un rêve dont je surgirai bientôt pour prendre l'empire qui me revient.
— Ton empire n'existe pas encore.
— Je m'en doute.
— Il n'existera jamais.
— Il me suffit d'attendre. »
Artémis recula de quelques pas ; la lumière et l'ombre se partagèrent son visage énigmatique. Nela était entourée d'une barrière d'Atman, dont l'énergie immense formait un mur infranchissable. Mais, comme Alcmène, l'Atman n'avait aucun effet sur elle ; il refusait de se confronter à cette âme particulière.
« Tu es comme elle, remarqua le souverain-à-venir. Ton âme contient un paradoxe du Temps. C'est ce qui t'a permis d'entrer dans ma demeure. Montre-moi qui tu es vraiment.
— Je suis une créature humaine, comme toi. »
En se rapprochant d'elle, Ozymandias remarqua quelques détails intrigants. Pourtant adulte, elle était plus petite que lui, ses bras étaient un peu plus longs, ses épaules moins larges. Dans les millénaires écoulés après le Déluge, l'humanité s'était déjà remodelée. Et lui, dernier représentant d'un monde révolu, issu des premiers âges de l'univers, baigné de la puissance des dieux comme Achille dans le Styx, régnerait sur ces humains d'un nouveau cycle, tel un dieu.
Il jeta son esprit contre le sien, s'attendant à rencontrer une muraille, dont il aurait tôt fait de percer les défenses. Mais au lieu de cela, Ozymandias s'arrêta face à un maelström, une tempête non moins violente que celle qui avait tantôt défiguré la Terre.
Elle ne l'empêchait pas d'avancer, d'accéder à la vérité de son âme. Mais à peine aurait-il fait un pas que l'esprit d'Ozymandias aurait été déchiré par la force de cet ouragan. Il comprenait qu'Atman garde ses distances ! Car cette femme était traversée par le tourbillon du Temps, qui reliait son passé et son futur ; l'univers lui-même devait détourner le regard, sous peine de contrevenir à ses lois essentielles.
Le souverain-à-venir-de-tous-les-mondes eut un soupir irrité.
« Au fond, tu es toujours Alcmène, n'est-ce pas ? Tu es revenue pour me mettre face à un mystère insoluble. Eh bien, sache que je m'en moque. Ton histoire ne m'intéresse pas. Je m'en vais attendre que vienne mon empire, tu ne pourras pas m'en empêcher. Disparais. »
Artémis posa une deuxième main sur son trident.
« Tu n'as pas idée des efforts, des sacrifices que j'ai dû faire pour arriver jusqu'ici.
— Je ne veux rien en savoir. Tu es sur le chemin entre moi et mon fauteuil. Si tu ne pars pas toi-même, je te ferai disparaître.
— Je ne crains pas ta magie, roi des rois.
— Libre à toi de dilapider ta vie comme tu l'entends. »
Cette vie, elle l'avait consacrée à cette mission, à ce pèlerinage au terme duquel elle rencontrerait Ozymandias. Rien ne tourmentait plus Artémis que l'idée que le roi ne la considère pas de son rang et refuse de l'affronter.
« Qui es-tu ? lança-t-elle. Es-tu Ozymandias ou es-tu Atman ? Es-tu la création, ou le créateur ? Car on dit que les hommes se partagent le pouvoir, alors qu'en vérité, c'est le pouvoir qui se partage les hommes, qui se donne à l'un ou l'autre selon l'envie et le hasard. Et toi-même, tu es juste un homme avec du pouvoir.
— Peut-être. Et toi, qu'es-tu ? Ces épreuves que tu as affrontées t'ont-elles rendue plus vertueuse, plus méritante que moi ? Nous voici tous les deux en mon rêve, en ma Cité de cristal, et je suis toujours un homme avec du pouvoir, et tu es toujours insignifiante à mes yeux. »
Comment était-elle arrivée jusqu'ici ? Il s'en moquait. Avait-elle traversé la Voie Lactée à bord d'un vaisseau spatial pour rejoindre Nela sur sa trajectoire ? Dans ce cas, pourquoi nulle armée ne l'accompagnait-elle ? Avait-elle médité durant des décennies, jusqu'à maîtriser les bases du vol astral, et suivi la piste d'Ozymandias entre les étoiles ? Avait-elle suivi le lien qui unissait encore Atman à son créateur ?
Cette Artémis était-elle faite de matière astrale ou réelle ? Dans ce monde, hors du Temps, les deux étaient indistinguables.
De toute façon, Ozymandias s'en moquait comme d'une foule venue geindre à ses fenêtres.
Il avança à grands pas, pressé non de se reposer dans son fauteuil, mais surtout d'entendre le rapport d'Atman. Il bloqua le trident de son bras gauche ; les lames glissèrent sur l'or fondu qui recouvrait son corps. Le roi des rois saisit le bâton de l'autre main et le brisa en faisant levier. Artémis recula contre le mur. Ozymandias ramassa l'autre morceau du trident ; il l'écrasa contre le sol pour en briser les lames de métal.
« Que comptes-tu faire ? lança-t-il.
— Je me battrai à mains nues s'il le faut.
— C'est inutile, je gagnerai.
— Contre moi, peut-être.
— N'as-tu pas peur ? Ne veux-tu pas fuir ?
— Nulle part l'univers n'a plus besoin de ma présence qu'ici même, en cet instant. »
Vivement ennuyé, Ozymandias la saisit par les cheveux ; elle se débattit ; il la plongea dans le mur de glace. Une bulle d'air remonta à sa surface ; son visage prit une expression de surprise, puis se figea en terreur. Il ne l'avait pas tuée. Incapable de se mouvoir, de réfléchir, Artémis était prisonnière du palais de cristal.
« Voilà. Maintenant, tu n'es utile à personne. »
Le roi des rois rejoignit ensuite son miroir.
« Atman ! lança-t-il. Combien de temps s'est-il écoulé ? L'empire a-t-il vu le jour ?
— Pas encore, répondit Atman. Cinquante millénaires se sont succédés. Outa-Napishtim a fait construire la cité d'Our, puis la cité a été détruite. L'homme a oublié les Mille-Noms.
— Se souvient-il du Déluge ?
— Il ne se souvient que de cela.
— Se souvient-il de mon nom ?
Le silence d'Atman fut éloquent.
— A-t-il bâti des empires ?
— L'humanité a connu plusieurs puissants rois-mages, d'aucuns prétendaient même à l'immortalité, mais ils ont été tués traîtreusement.
— Continue tes œuvres. »
Ozymandias s'assit dans son siège et décida que, dorénavant, il attendrait ici. Ce serait l'affaire de quelques heures.
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