52. Les fleuves du Temps
Quand Christophe revint à lui, l'étoile bleue avait retrouvé la vie.
Hela, déesse de la lumière du Peuple Solitaire, avait pris forme astrale ; cette forme était celle de Lilith, celle de son rêve. Une peau rouge très sombre, des cheveux blancs, des cornes noires ; des étincelles bleutées crépitaient au bout de ses doigts.
« Oh, encore toi, soupira Ikar. Je devais m'y attendre. Tu n'es que regrets. Je déteste les regrets ; moi, je ne regrette rien, ce qui me rend supérieur à tous les dieux. »
Hela tourna sa tête vers Christophe, puis vers Ikar ; elle vit que l'un était armé, l'autre non ; elle fit alors ce que Christophe rêvait de faire depuis qu'il était entré dans l'esprit du dieu-soleil. Elle découvrit son bras et en détacha une tige grisâtre, comme une attelle inutile, qu'elle lui lança. Au contact de sa main, l'arme devint une épée de flammes éternelles.
Puis Hela considéra que cela suffisait, en guise de remerciements ; elle décolla de la plate-forme métallique et impacta la voûte du sanctuaire. Des rideaux de lave se détachèrent du plafond, qui heurtèrent les passerelles métalliques, transformant le labyrinthe intérieur d'Hélios en cascades de métal liquide.
« Je vais m'occuper d'elle, déclara Ikar. Et de toi. Je dois faire vite. Le temps s'est accéléré.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Chaque phrase que nous disons ici nous coûte une année. À chaque fois que tu respires, une autre Aléane meurt. »
La lance d'Ikar décrivit un arc-de-cercle ; Christophe en évita la pointe, mais sentit la chaleur du métal tout près de sa tête. Il contre-attaqua, bloqua, fit reculer Ikar de quelques pas, dans le but de le pousser par-dessus la rambarde, de le jeter dans le vide de son propre rêve – pour s'acheter au moins un sursis.
Une détonation éblouissante traversa le sol de métal à côté d'eux et leur duel gagna une spectatrice incrédule. Hela. Son visage était encore intact, mais elle avait changé de couleur ; sa silhouette disparaissait sous un entrelacs de flammes bleues.
« Que fais-tu ? demanda-t-elle, sans que Christophe comprit à qui elle s'adressait.
— Ne t'occupe pas de nous ! Détruis Hélios ! »
Les bras ballants, hésitante, elle les regarda échanger des coups. Ikar éclata d'un rire sardonique.
« Tu ne comprends pas ? lança-t-il, moqueur. Elle a peur ! Elles ont toutes peur ! Et je les comprends ! Je n'ai jamais ressenti une telle puissance... les flots du temps qui sont autour de nous...
— Si je détruis la voûte, les étoiles seront libres, expliqua Hela. L'esprit d'Hélios...
— Il n'en restera rien ! Rien ! Rien que moi ! »
Tout en parlant, Ikar marcha sur Christophe, lui écrasa le pied dans les côtes et manqua de le briser en deux d'un coup de bâton, qui heurta la rambarde. Des ruisseaux de métal fondu coulaient entre eux par moments, obligeant Christophe à reculer pour les éviter.
« L'esprit d'Hélios sera ouvert, dit la déesse-étoile. Et nous serons exposé à l'œil...
— Quel œil ? s'impatienta Christophe, en difficulté. De quoi parles-tu ? Fais ce pour quoi je t'ai libérée de tes chaînes ! Fais ce que tu attendais depuis des siècles ! Détruis-le !
— Mais l'œil...
— As-tu peur de disparaître ?
— Je ne le crains pas » affirma Hela d'une voix plus forte.
Elle n'était pas la plus faible des étoiles, bien au contraire. Car si toutes les étoiles ont une âme, ce ne sont souvent que des mastodontes passifs, nourris des prières adressées par les sociétés agraires qui ont prospéré sous leur lumière. Hela était une véritable déesse. Elle était un Dragon ayant pris possession d'une étoile !
« Alors qu'attends-tu ? »
Elle lui adressa un dernier regard, puis elle tendit la main vers la voûte et sa forme astrale s'effilocha en rayon de lumière.
Ce dernier impact brisa l'esprit d'Hélios. La volonté suprême qui maintenait ses étoiles en place se déchira, réduite en lambeaux, qui s'envolèrent à l'extérieur. Les passerelles et les escaliers se démontèrent ; la lumière fut soufflée hors du sanctuaire et le vide stellaire s'y installa. Christophe et Ikar furent catapultés hors du sol, mais tous deux retrouvèrent la maille d'Arcs de la Noosphère extérieure et s'y accrochèrent tels deux arachnides.
Le trou béant dans la voûte aspira les ruisseaux de métal fondu, qui formèrent des arceaux lumineux, aussi bien que les flammes elles-mêmes ; les étoiles s'envolèrent dans sa direction. Elles se défirent telles des pelotes de laine, comme prisonnières des mains d'un singe sans cervelle, qui s'amusait à les peler et à les ouvrir. La lumière bleue d'Hela fit un dernier tour de la salle explosée avant de s'enfuir à son tour.
Alors, Ikar et Christophe virent apparaître l'œil dont elle avait parlé. Un œil cyclopéen, noir comme une nuit sans étoiles, fendu d'un trait de lumière hurlante.
À ce moment, le corps d'Hélios venait déjà de plonger dans l'orbite de Sagittarius ; deux siècles s'étaient écoulés.
« Les fleuves du temps ! » s'exclama Ikar.
Contrairement aux étoiles, Sagittarius n'avait pas d'âme, pas d'esprit. Il ne pensait pas. Ne désirait rien. N'était ni satisfait, ni rassasié. Ce n'était qu'un œil ouvert sur la fin des temps, un gouffre de mesures opposées à l'Océan primordial, d'une largeur infime, mais d'une profondeur infinie.
Des flammes coururent sur la peau d'Ikar, dernier vestige de l'esprit d'Hélios venu s'accrocher à lui Toute la souffrance qui avait pavé sa route, le feu intérieur qui le consumait depuis toujours, tout cela revint sur lui en un instant. Ses hurlements emplirent la voûte céleste ; Sagittarius s'en moquait, car il n'avait pas conscience de leur présence. Il n'était qu'un trou d'épingle percé dans le ciel, vers lequel convergeaient tous les fleuves du Temps.
Christophe savait ce qu'était le temps. Il avait vécu assez longtemps pour en sentir le passage, l'écoulement fluide et régulier dans le réel, ou celui chaotique des rêves, qui attendent souvent qu'un voyageur amène la vague du temps jusqu'à eux, tel un théâtre de campagne qui ne joue pas sans public, mais à qui il suffit d'un seul passant éméché.
Le temps s'écoulait dans un seul sens, guidé par les reliefs naturels des masses gravitationnelles. Or Sagittarius était si lourd que ses fleuves se faisaient visibles, un flot d'Arcs d'une couleur nouvelle pour Christophe, dont le tumulte se peignait d'un bleu impérial. Derrière cette tempête, dans l'œil de l'ouragan, se trouvait le mystère de l'univers. Là-bas, le Temps prenait fin.
Tout autour de lui flottaient les débris d'Hélios ; les pièces de métal de son sanctuaire divin montaient en direction de l'œil noir, et des ruisseaux de Temps circulaient entre elles, des cascades inversées dans lesquelles Christophe crut voir des siècles de souvenirs et de rêves, des existences entières comprimées en quelques secondes. Des milliers de visages qui n'étaient ni heureux, ni tristes, car ils s'étaient arrêtés de vivre, car ils étaient eux aussi prisonniers du temps. Toute la mémoire des mondes engloutis par Sagittarius dans les derniers siècles.
Toujours accroché d'une main aux fibres du réel, à cette toile que la présence de Sagittarius agitait de remous inhabituels, Christophe tendit la main vers un de ces ruisseaux. Il la plongea à demi ; ses doigts scintillèrent et se firent transparents. Pouvait-il naviguer sur ces fleuves, ou devait-il être broyé, compressé lui aussi en quelques secondes, comme une partition entière réduite à une seule note, jouée encore et encore, pour l'éternité ?
Il avisa un promontoire métallique flottant dans la Noosphère et s'y laissa retomber.
Pour le reste de l'Omnimonde, dix années de plus venaient de s'écouler. Entre deux des microsecondes du temps de Christophe, le dernier arrière-arrière petit-enfant du docteur Jin mourut paisiblement dans son sommeil.
Le corps d'Hélios, privé de cohésion interne, s'étalait dans le disque d'accrétion de Sagittarius. Sa rivière de lumière se mêlait elle aussi aux flots du Temps, car leur passage liait la Noosphère et la réalité ; elle se mit à scintiller, comme si Hélios se séparait en millions d'étoiles.
« Ils sont à moi ! »
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