5. L'armée véritable
La navette rejoignit l'Indra en à peine une heure. Tous les vaisseaux survivants de l'Armada, dix-neuf en tout, formaient une ronde compacte autour de Mjöllnir. Ils étaient si proches que la pilote du vaisseau stellaire pouvait les voir à travers la vitre blindée de l'habitacle, et même distinguer une foule de détails.
« Là-bas, expliqua Jin, c'est le Triton. »
Elle ne savait pas reconnaître les vaisseaux vampires ; cette flotte désormais décimée lui était étrangère. Le Triton ressemblait à une pointe de flèche tordue ; difficile d'estimer s'il avait toujours été ainsi, ou si sa mégastructure s'était déformée sous la chaleur écrasante de Sol Realis. Une foule de vampires en scaphandre s'affairait à sa surface. Beaucoup pilotaient des machines d'assistance, qui découpaient le métal de la coque externe, ou paraissaient fouiller dans les entrailles du vaisseau. On aurait dit le cadavre d'une baleine tombé au fond de l'océan, à la peau grisâtre, striée de meurtrissures noires, couverte de parasites voraces.
« Ils ont décidé de démanteler le vaisseau, expliqua Jin. Il était irrécupérable. Il a fallu qu'on débarque l'équipage sur le reste de la flotte. Ils sont en train de vider ses vivres, ses réserves de dioxygène et de démonter ses réacteurs.
— Et Mjöllnir ? Qu'allez-vous faire de lui ?
— Je ne sais pas encore. Mais ce sera difficile de prendre une décision si l'amirale Ek'tan et les vampires sont en désaccord. Une chose est sûre, s'il ne redémarre pas, nous n'avons pas les moyens de l'emmener avec nous. Pour l'instant, nous dérivons à dix kilomètres par seconde. Nous ne pouvons pas traîner le vaisseau : trop coûteux en énergie. Nous n'aurons pas assez de temps pour en prendre le contrôle manuellement. »
En approchant de l'Indra, la pilote comprit que l'Armada n'était toujours pas tirée d'affaire. Elle avait échappé à une tempête de feu, mais elle pouvait très bien mourir de ses blessures. Ils se trouvaient dans un système inhabité, coupé de tout ; des centaines de blessés attendaient encore des soins médicaux ; leurs réacteurs non-standards étaient endommagés, de même que leur propulsion. Impossible de redémarrer maintenant sans prendre le risque de tous les faire sauter.
De l'Armada, on n'avait vu jusqu'à présent que les vaisseaux ; leurs occupants étaient cachés aux regards, comme les hommes habillés de noir qui font vivre le décor du théâtre, déplacent les marionnettes de l'écureuil et du renard dans leur décor champêtre. Or l'armée véritable se révélait enfin : les grands vaisseaux étaient malades et de toutes parts, les équipages s'affairaient sans relâche à les remettre en route.
« Notre vaisseau a bien tenu, dit le docteur Jin. C'est vrai que vu d'ici, la coque est couverte de traces, mais elle avait une épaisseur de cinquante centimètres de composites ; elle a absorbé tous les chocs lors de notre passage dans l'anneau, et seuls deux ou trois cailloux ont traversé. Par ailleurs, nous avions des portes à fermeture automatique, alors que les vampires devaient fermer leurs écoutilles à la main. Ça a permis de limiter l'impact des pertes d'atmosphère.
— Vous êtes spécialiste en matériaux, c'est ça ?
— Oui, j'ai participé à l'architecture de l'Indra, et désormais, j'étudie la structure de Mjöllnir. Est-ce que vous saviez que son alliage était deux fois plus léger que le titane, mais cent fois plus résistant ? Il a une capacité calorifique massique exceptionnelle. C'est impossible à obtenir avec des matériaux classiques, c'est pourquoi j'ai supposé qu'il intégrait des forces d'interaction supplémentaire, comme un aimant permanent. Il est possible qu'on ne puisse pas expliquer cela dans le modèle de la physique pré-Arcs. »
Elle ne l'écoutait plus, fascinée par la surface blanche de l'Indra, couverte de points argentés, comme une coquille calcaire que l'on aurait brossée avec du sable pour découvrir une couche de nacre. C'étaient les traces d'impact. On discernait aussi des trous d'un mètre de diamètre, cernés d'auréoles sombres, que des machines commandées à distance rebouchaient de résine pâteuse. C'étaient les points d'entrée des samekhs qui avaient tenté d'aborder les vaisseaux.
« On n'a pu en capturer aucun, intervint Jin en remarquant la source de son intérêt. On a essayé de parlementer avec les derniers, mais ils ne parlaient pas, et avant qu'on ait pu les attraper, ils se sont arrêtés de vivre. Comme ça. Ils n'ont pas eu le temps de faire des dégâts irréparables, sauf sur le Triton. »
Il passa une main sur son front, comme s'il se rappelait soudain de l'ampleur de la tâche.
« C'est un très gros problème. On ne sait pas ce qu'ils ont pu nous ramener comme faune microbienne, et on a eu beau passer tout le vaisseau aux lampes à UV, on aura peut-être de mauvaises surprises dans les prochaines semaines. »
À rebours du mouvement général, une navette de transport partait en direction du Triton pour y décharger du matériel. Ce n'était pas un stockage pressurisé, juste un ensemble de boîtes métalliques de deux mètres sur cinquante centimètres, ficelées avec un câble d'acier, qu'elle traînait pesamment.
Un silence tomba dans l'habitacle. Même le pilote, qui jusqu'ici posait des questions à l'Indra sur la radio, se tut.
L'Armada pansait ses plaies et comptait à peine ses morts.
***
L'Indra, comme les autres vaisseaux, était en état d'apesanteur. Les ingénieurs procédaient encore à des tests sur les générateurs de champ gravitationnels. Dans l'infirmerie où la pilote fut examinée, tout était conçu pour ce cas de figure. Les médecins disposaient de tables magnétiques et d'outils aimantés, de sorte qu'une seringue contaminée ne pouvait pas s'envoler dans la pièce ; les perfusions, ne pouvant s'appuyer sur la pression exercée par le poids du liquide, comportaient des pompes ; même les murs blancs paraissaient rugueux au toucher ; un plastique ou un pansement envolé y serait resté collé.
Une imagerie de son cerveau s'afficha sur un écran ; le médecin fit défiler les coupes d'un air distrait et déclara :
« Tout a l'air normal. »
Il avait des cernes profondes sous les yeux, une barbe naissante qu'il n'avait pas eu le temps de remettre aux normes militaires ; sa blouse portait plusieurs taches de sang humain et de plasma artificiel. Il expulsa la pilote de l'infirmerie avant même que Jin ne se présente pour venir la chercher.
« Poussez-vous ! »
Un brancard en apesanteur manqua de la heurter. Trois infirmiers s'occupaient de le pousser, un quatrième surveillait le piaillement d'un respirateur artificiel ; comme il n'y avait ni haut ni bas, ils grimpaient au sol et au plafond tels des araignées.
Le visage du patient passa à un mètre d'elle. Le sang séché de son arcade sourcilière formait une griffure d'un noir profond, contrastant avec sa pâleur de vampire. C'était un blessé envoyé par un des autres vaisseaux ; ce n'était pas Ivan ; ce fut tout ce qu'elle put constater avant qu'une porte automatique se referme, telle un rideau pudique, sur cette agitation.
« Vous voilà ! L'amirale Ek'tan voulait vous voir. Je vous emmène. »
Hormis les infirmiers qu'elle venait de voir, personne ne courait dans les coursives, bien que tout l'équipage fût pressé par le temps. Toute agitation inutile aurait créé du désordre. La pilote, qui passait de l'ordre social tyrannique et oppresseur de Lazarus à la société égalitaire de Rems, s'était peut-être imaginée qu'il régnerait à bord de ce vaisseau une joyeuse anarchie. Mais l'Indra était, au contraire, bien mieux organisé que les vaisseaux vampires, où la hiérarchie militaire formait, avec les échelons aristocratiques, des nœuds inextricables.
La passerelle de l'Indra tournait au ralenti. Seuls quelques officiers-pilotes y faisaient des calculs de trajectoire. Au demeurant, les systèmes du vaisseau étant en révision, leurs commandes ne contrôlaient plus rien. L'amirale Ek'tan se tenait debout au milieu de la pièce, bras croisés. Elle fixait intensément l'écran principal, telle une joueuse d'échecs se préparant au prochain coup. Celui-ci montrait une trajectoire potentielle pour la flotte, qui passait par trois systèmes avant d'arriver à Stella Rems. Une route semée d'inconnues et de questions.
Jin toussota.
« Amirale ?
— Merci, docteur. »
Quelque chose avait changé en elle. Bien qu'elle imposât encore le respect, Ek'tan n'était plus celle que la pilote avait vue tenir tête au Grand Ivan. Comme si une vieille blessure, qu'elle pensait guérie ou dépassée, s'était abattue de nouveau sur elle. Cette cicatrice sur sa joue formait désormais une barrière infranchissable, alors qu'autrefois on pouvait facilement passer outre, car l'aura d'Ek'tan était plus forte que cette trace de son passé.
« Vous êtes la pilote de Mjöllnir ?
— Oui, madame.
— Savez-vous pourquoi le vaisseau s'est éteint ?
— Je l'ignore, madame.
— Savez-vous comment le remettre en route ?
— Non, madame. Je suis désolée de ne pas pouvoir vous aider.
— Jin m'a dit que Mjöllnir avait une IM. Vous en savez donc plus sur lui que tous les vampires. Mais je peux comprendre que vous n'en sachiez pas tout. Venez, tous les deux, nous avons une réunion. »
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