48. Vaincre par l'absence
Il croit que tout ce qu'il détruit, il le possède.
Kaldor, Principes
« Ô temps, ô dieux, ô mortels, mettons fin à cette comédie. »
Ikar claqua des doigts ; un bâton de combat, fait d'un bois sec, pourvu de deux lames dentées, rejoignit sa paume. Les invités de sa table l'imitèrent avec des gestes imparfaits, saccadés, comme ceux de marionnettes que l'on déplace, image par image, pour donner l'illusion du mouvement. Kaldor tourna son masque inexpressif vers eux ; un bras armé émergea de sa robe, dont la main avait été sectionnée et remplacée par une lame de fer rouillée. Sans émettre aucun son, il fit quelques pas irréguliers vers Aléane, agita la tête comme s'il était bâillonné et essayait de dire quelque chose, puis chuta en avant sans la toucher.
Comme ils ne pouvaient faire usage de magie d'Arcs, selon les lois de ce rêve, Aléane eut le réflexe d'écraser ce bras sans chair pour le briser ; elle se saisit de l'épée misérable de Kaldor et repoussa le trident du dieu Vern.
Sa tête pendait sur le côté, ses yeux morts ne la regardaient pas, mais il la força à reculer. Aléane dégagea sa lame de la pointe du trident, esquiva le coup qui aurait dû l'embrocher, changea de main, passa l'épée sous le bras de Vern et frappa son torse de biais. Son bras armé se détacha piteusement ; une fumée sans consistance coulait de l'ouverture. Christophe attrapa le trident et ils se mirent dos à dos, encerclés par les Dragons.
Maître de cérémonie, Ikar observait en silence et comptait les points. Il ne souhaitait pas intervenir.
Celui avec lequel Zara avait partagé la symbiose, dont le cristal bleuté tranchait avec la pierre volcanique des Sermanéens, se désolidarisa d'eux. Ses bras se déployèrent en filaments transparents, comme un nid de serpents, car il était une armée à lui tout seul. Christophe se servit de l'allonge du trident pour les garder à distance ; Aléane traversa ce champ libre, comme une flèche, remonta vers le dragon ; son regard croisa l'ovale bleu clair. Le dragon ne lui dit rien. Il était déjà parti depuis longtemps. Alors la lame de fer traversa cette forme astrale, l'être s'effondra en masse gélatineuse, puis liquide.
« Ils m'appellent » dit Ikar à mi-voix, en détournant son regard.
Il s'en alla en direction du soleil ; au bout de quelques pas à peine, la lumière enveloppa sa silhouette, comme s'il prenait feu. Il ne resta qu'une ombre persistante, comme une poignée de cendres fixées dans l'air.
Il fallait le suivre, mais les Sermanéens leur barraient la route.
De toute la collection d'Ikar, ils étaient les plus puissants et les plus transis de colère. Cette colère avait infusé dans l'esprit d'Hélios, elle en était la source ; car si le jeune Ikar lui-même ne gardait aucune rancœur envers l'univers, les Sermanéens voulaient tout détruire pour leur seul bénéfice. Tout détruire et tout recommencer ! Ils avaient eu ce projet, ils l'avaient repoussé sans cesse ; le Temps avait frappé à leurs portes, et le Temps avait eu raison d'eux.
Comment un homme seul, même un mage d'Arcs, a-t-il vaincu ses dieux ?
Christophe se posa la question plusieurs fois, tandis que le cercle se refermait sur lui et Aléane.
Comment Ikar avait-il battu les Sermanéens, seul contre...
Contre une fratrie incomplète, amputée d'un des leurs.
Aléane comprit en même temps que lui ; elle sortit du cercle où les Sermanéens souhaitaient les confiner. Leurs bras menaçants, leurs griffes de pierre fendirent l'air.
Aléane entra dans l'espace béant marqué par l'absence de leur sœur Hela, du premier soleil dévoré par Hélios. Elle, Christophe et Ikar avaient en commun de voir cette absence, non comme un vide, mais comme une présence inversée. Hela se trouvait encore parmi eux ; Aléane ne fit que prendre sa place. Et comme les dieux auraient été incapables de tuer leur sœur, ils furent incapables de la tuer, elle.
Sa lame traversa le cou d'un des frères vaincus, dont jaillit un flot de lave rougissante. La croûte de pierre se brisa telle la carapace d'un insecte, révélant un magma déliquescent ; le Sermanéen vaincu tomba en arrière et quitta le cercle.
Ils avaient été incapables de s'adapter ; la perte de Hela signifiait leur perte à tous. Ces dieux avaient été vaincus par l'absence.
Christophe retourna son trident et transperça un des dragons, tandis qu'Aléane faisait le tour de leur cercle. Plus elle avançait, plus les dieux se rabaissaient devant elle ; le dernier d'entre eux lui adressa un regard suppliant, elle planta sa lame dans un creux naturel au centre de sa poitrine, puis remonta d'un geste brusque, jusqu'à la base du cou, avec un hurlement de colère.
Aléane détestait se battre. Elle ne souhaitait pas lutter contre eux, mais contre la guerre ; or le mal se cachait toujours derrière des pantins innocents, la forçant à devenir un monstre.
Christophe vit quelque chose entrer dans son champ de vision ; il ramena sa lance empruntée d'un geste hâtif ; mais ce n'était qu'Arès, colosse pris dans des chaînes invisibles, qui se traînait jusqu'à lui en sifflant. Le dragon à forme humaine échangea avec lui un regard résolu. Ce corps était sa dernière prison ; à force de lutter, ses mains se changeaient en cendre. D'une voix sèche, il cracha :
« Écrasez-le. »
Puis sa peau se creusa comme du parchemin, ses os se brisèrent comme du verre et il tomba en poussière.
« Allons-y, dit Christophe. Suivons-le. C'est là-bas que se trouvent ses trésors. Nous allons employer notre deuxième clé et lui arracher ses soleils. »
Aléane émit une expiration brève, comme un soupir.
La lame noire d'un cimeterre avait surgi entre ses côtes, juste en dessous du sternum, traversé sa chemise et sa tunique de cuir bouilli. Elle n'était pas couverte de sang, mais d'une matière évanescente faite des Arcs de sa forme astrale. Sa douleur traversa le lien qui les unissait et entra à son tour dans le corps de Christophe, qui manqua de défaillir.
Une main puissante se posa sur l'épaule d'Aléane, la secoua comme un prunier pour vérifier qu'elle n'opposait aucune résistance, puis la poussa pour la dégager de cette lame maudite.
« Je vous avais dit, tonna le roi Zor. Je vous avais dit que je tuerais l'un de vous deux. Je l'ai pensé si fort que c'est devenu une vérité. »
Christophe planta son trident dans le sol de verre fondu et s'y accrocha pour rester debout. La douleur qui irradiait dans son corps n'était rien en comparaison de l'absence. Le lien qui l'unissait à Aléane, cette corde invisible, dépérissait déjà. Il se sentit de nouveau aussi vide qu'au sortir d'Océanos. Une sensation de froid dévorante engourdit ses membres et son esprit.
« C'est impossible » murmura Aléane.
Comme elle était au sol, à genoux, incapable de se relever, le roi Zor se précipita pour l'achever, mais elle tomba sur le côté avant le deuxième coup.
Christophe fut de nouveau seul.
La forme astrale d'Aléane se dissolvait sous forme de pelotes brumeuses, comme si elle n'avait été, tout ce temps, rien qu'un rêve. Et cette pensée l'étreignit comme un gant de glace. Peut-être avait-il inventé Aléane. Peut-être l'avait-il rêvée pour donner un sens à son absence, alors que seule l'absence était réelle, et qu'il fallait s'abandonner à elle !
« Ha ! j'ai gagné ! » s'exclama Zor.
Bien que revenu à son apparence humaine d'antan, son visage fou était tordu dans un rictus ; tout son corps était agité de tremblements fiévreux.
« J'ai gagné ! répéta-t-il comme s'il ne pouvait y croire. J'ai eu ma revanche ! Elle est morte ! Et je suis vivant ! Je suis le premier vainqueur d'Aléane !
— Vous avez déjà perdu depuis longtemps, rétorqua Christophe.
— Tais-toi, moucheron ! J'ai gagné ! Voilà ce que l'on retiendra de moi ! Oh, je n'ai pas eu mon empire, mais j'aurai eu ma victoire ! Elle est morte ! Morte ! »
Ses pieds agitèrent frénétiquement la poussière et les éclats de verre, à l'endroit où Aléane avait disparu.
« Morte ! Morte ! Ils ont tous perdu, tous les autres ! Et j'ai gagné ! »
Il éclata d'un grand rire.
« Je vais vous tuer, déclara Christophe.
— Oh, vas-y, venge-toi ! Ce sera un crime. Il n'y a qu'Aléane qui a le droit de tuer. »
Le voyageur des rêves arracha son trident du sol et heurta Zor à la gorge. Le roi maudit, incapable de se défendre, ne cessa de rire jusqu'à ce que son corps disparaisse à son tour. Alors seulement Christophe lâcha son arme et suivit Ikar en son dernier repaire.
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