47. La division
J'apporterai la division entre les mondes.
Les malédictions d'Hélios traversaient leurs esprits, mais jusqu'à présent, le dieu-soleil n'avait fait que souffler sur l'Armada.
Les particules rebondissaient sur leurs boucliers d'intégrité, couvrant les vaisseaux remsiens d'irisations, et leur attachant de longues traînées lumineuses. Ce vent solaire puissant, craché par Sol Perago II, rendait impossible toute communication entre les vaisseaux de la flotte. Comme autour de Sol Realis, ils restaient attentifs aux mouvements du groupe, suivaient avec anxiété l'avancée de Mjöllnir et celle des marteaux.
« Devant nous ! tonitrua Adrian, alors que les pilotes, fatigués par le défilement de lueurs, relâchaient leur attention.
— Expliquez-vous, » ordonna Ivan.
Ce ne fut pas nécessaire. Un rideau scintillant se levait devant eux, comme une nappe de brume.
J'apporterai la division.
Des objets prirent forme derrière ce rideau ; des vaisseaux du même modèle que les leurs, rassemblés en escadres symétriques. Leur surface composite était couverte d'imperfections granuleuses, comme si leur coquille avait été coulée dans du béton, et non taillée dans le calcaire pur des autres vaisseaux-raies remsiens.
« Ce sont nos reflets, voulut croire Ivan. C'est un miroir.
— Hélios est un manipulateur de matière, rétorqua Adrian. Comme les dragons. Ce n'est pas un mirage, c'est son armée : la même que la nôtre ! Et à l'intérieur de ces vaisseaux, il y a des humains semblables à nous, des Ivan et des Ek'tan et des Adrian von Zögarn, qui ignorent qu'ils sont du mauvais côté, et qui croient qu'Hélios...
— Le soleil est derrière nous ! » paniqua un pilote.
L'univers venait de se renverser. L'Armada naviguait entre deux bords identiques, ou à peine discernables ; Sol Perago II brillait des deux côtés, mêlé à la lueur verdâtre d'Atlas, qui continuait de brûler. Le regard d'Ek'tan papillonna d'un écran à l'autre, d'une image à l'autre. Comme ils s'éloignaient du soleil, elle eut l'impression qu'ils reculaient, mais cette sensation s'effaça.
Qui a raison ? Elle était persuadée d'avoir raison, d'être du bon côté, mais ce serait le cas de leur reflet. Ils n'auraient pas conscience d'être des approximations sans profondeur, au temps d'attention proche de celui d'un poisson rouge, dont l'esprit ne serait qu'une unique boucle de rétroaction répétant à l'infini la même pensée. Hélios... devant eux... ils devaient franchir cette ligne adverse !
« Adrian ?
— Oui ?
— Comment savoir si nous sommes vivants ?
— C'est une excellente question. Permettez que j'y réfléchisse.
— Amirale ! Impacts de thermo-cinétiques sur Mjöllnir !
— Montrez-moi. Je veux voir. »
À ce moment-là, Hadès devait avoir rencontré la surface de Sol Perago II, mais il était impossible de s'en assurer. Mjöllnir volait en tête de l'Armada ; les tirs provenant du reflet frappèrent son champ d'intégrité dans des gerbes d'étincelles, sans le ralentir. Sa coque fut parsemée de taches rougeoyantes, où se diffusait lentement la chaleur dégagée lors de l'impact.
Le vaisseau nageait à plus d'un million de kilomètres d'eux ; il fut aussi le premier à rencontrer son reflet.
Tous deux volaient sur la même droite, sans dévier de leur course, et Ek'tan pressentit que le choc de leur rencontre serait aussi puissant que l'explosion de Sol Perago I. Que ferait Fréya ? Comment interprétait-elle le voile d'illusion qui enrobait l'Armada ? Comment s'échapperait-elle du piège tendu par Hélios ?
À l'approche de son concurrent, Mjöllnir se mit à ralentir, pris dans les mailles d'un champ inertiel. Son reflet freina de même ; tous deux employaient les mêmes armes, dépensaient la même énergie. Le vaisseau décéléra jusqu'à ce que sa vitesse devînt constante, puis ralentit jusqu'à mille kilomètres par heure, soit une bagatelle. Comme ils se rapprochaient, la différence entre les deux Mjöllnir frappa Ek'tan, comme celle de deux jumeaux séparés à la naissance, qui se retrouvent par hasard. La surface granuleuse du reflet ressemblait à une plage de galets, qui reflétait les scintillements des alentours, de cette brume qui détournait leur expérience du réel.
Nous sommes entrés dans un rêve, songea Ek'tan, comprenant qu'elle assistait à un avant-goût de l'univers d'Hélios, dans lequel la Noosphère et la réalité s'uniraient, comme deux sœurs ennemies qui retrouvent enfin leur unité.
Les deux vaisseaux entrèrent alors en collision. Mais ils ne se heurtèrent pas ; leur matière appartenant à deux réalités distinctes et superposées, chacun étant le fantôme de l'autre, ils se traversèrent. Des ridules parcoururent leur silhouette quelques instants, avant qu'elle ne regagne sa stabilité.
« Si leur matière ne peut pas interagir avec la nôtre, ils ne peuvent rien contre nous, dit Adrian.
— Donc nous n'avons rien à craindre.
— Ce serait trop beau. »
Leur Mjöllnir rencontra ensuite l'Armada reflétée, qu'il écarta comme un banc de poissons gras. Une escadre entière frappa un mur invisible, qui la dispersa en une traînée d'écume argentée. Le vaisseau-pilote regagnait son accélération.
« Par exemple, reprit Adrian, imaginez que cette matière non-standard nous traverse, mais que son énergie... par la barbe... intégrité ! »
Ses mains s'écrasèrent sur son panneau de contrôle et barbouillèrent le terminal d'entrée d'ordres de priorité absolue. En une seconde, l'Indra échappa au contrôle de ses pilotes habituels, qui crièrent en signe de protestation.
Ensuite, le Mjöllnir fantôme atteignit leur escadre.
Une sensation diffuse, désagréable, les cloua sur place, comme si une décharge électrique faisait des allers-retours entre leurs pieds et le sommet de leur crâne. Des étincelles apparurent sur la passerelle, surgissant des murs composites comme si des feux-follets s'y étaient cachés. Tous les calculateurs redémarrèrent en même temps et annoncèrent la perte d'un des réacteurs non-standard de l'appareil. Toutes les alarmes hurlèrent ; d'un coup de poing rageur sur son panneau de contrôle trafiqué, Adrian les fit taire. Des vibrations infrasoniques s'étaient propagées dans la mégastructure, qui continuaient de secouer l'Indra comme un troupeau de ruminants.
Ek'tan tourna la tête vers Adrian. Sa nuque était raide et tout mouvement lui était insupportable.
« Intégrité, dit ce dernier d'une voix sèche, tandis qu'une litanie d'erreurs et de défaillances se déversait sur l'écran principal, comme un cahier de doléances.
— Kaldor... » murmura Ivan en traçant du doigt une septoile, la main tremblante.
Des sons parasites retentissaient encore aux oreilles d'Ek'tan quand elle reprit le contrôle de son corps et ordonna un rapport.
Leur escadre avait disparu, hormis deux vaisseaux. L'Indra, situé en périphérie de la zone de disruption, et une raie anonyme, prise dans un étau de débris, dont la trajectoire indiquait une perte totale de propulsion. Un océan de particules argentées s'étendait derrière eux, vingt vaisseaux vaporisés dans le champ de disruption de Mjöllnir, dont plusieurs vaisseaux vampires.
Le coupable accélérait en direction de son propre Hélios.
« Ils nous tirent dessus » avertit un pilote.
Un impact thermo-cinétique cogna le dos de l'Indra. Freiné par le champ d'intégrité, il traversa la coque sur deux mètres ; le choc se répercuta dans l'appareil.
« Ripostez, ordonna Ek'tan. Mais n'oubliez pas : la priorité est de défendre les marteaux.
— Vous avez conscience que nous faisons exactement ce que veut Hélios, dit Adrian. Nous sommes peut-être du mauvais côté.
— Nous ne sommes pas du mauvais côté, asséna Ek'tan.
— J'étais sûr que vous diriez cela... »
***
Des gouttes de métal tombaient du plafond de la passerelle, mais ils ne les remarquaient pas.
Ils avaient vu Hélios lever un rideau de poussière ; le soleil se situait désormais à la fois devant et derrière eux. L'un des deux était un reflet. Des vaisseaux de l'Armada Secunda, symétriques des leurs, volaient dans leur direction, dont un Mjöllnir en tête.
« Qui sommes-nous ? demanda Ek'tan à haute voix.
— Je suis un mouton » intervint Adrian.
En effet, Adrian était un mouton portant la moustache. Il en avait sans doute été toujours ainsi. Ses yeux pâles de mouton reflétaient passivement les lueurs qui flottaient dans l'espace de la passerelle. Ces lumières provenaient des couloirs internes de l'Indra et traversaient les murs incomplets de la salle, qui s'étiraient d'un bord à l'autre en filaments caoutchouteux.
« Je ne reviendrai pas, Arcana, dit Ivan. Tes yeux rouges me font horreur. »
Il agitait la commande de disruption du pont d'Arcs dans sa main, sans jamais la mettre à feu, car il oubliait toutes les cinq secondes ce dont il s'agissait.
« Je suis un mouton, dit la moustache d'Adrian, mais personne ne fut dupe.
— J'ai vu dans les yeux verts du monstre, dit Ek'tan, mais je ne connais pas son nom. Qui sommes-nous ?
— Qui peut le dire ? Je suis un mouton. »
Une goutte de liquide argenté tomba sur le dos de sa main. Il faudra que nous pensions à combler les fissures dans l'Indra, songea Ek'tan. Puis son esprit papillonnant tomba sur une autre pensée. Il se trouve là-bas d'autres gens qui pensent qu'ils sont véritables, et que nous sommes des copies. Ils n'ont aucun moyen de savoir que nous sommes nous-mêmes, et qu'ils ne sont pas eux-mêmes. À moins que ce soit le contraire ?
Elle regarda Mjöllnir traverser son double fantôme d'un œil hagard. Des gouttes de métal continuaient de tomber du plafond, mais elle n'osait pas lever la tête, car de nombreux yeux verts s'y trouvaient incrustés comme les émeraudes sur le trône d'un roi fou.
« Je suis un mouton » annonça Adrian.
Au début, elle ne l'avait pas cru ; puis elle avait choisi de ne pas l'entendre ; mais à force de le répéter, cela faisait sens.
« Ce doit être terrible d'être un double, de croire que l'on est vraiment réel, et de ne pas le savoir. Faites feu sur Mjöllnir au thermo-cinétique, puis sur l'Armada qui nous fait face. Libérez-les.
— Je suis libre, ô Arcana, libre de ton regard. »
Ivan faisait le tour de la pièce en marchant, s'adressant sans cesse à la reine vampire dont le sourire prédateur apparaissait par intermittence. Si cet imbécile continuait, elle finirait par surgir tout à fait, et ils auraient une vampire psychopathe sur les bras.
« Je vous aime, Ek'tan.
— Taisez-vous, Ivan.
— Je suis un mouton.
— Ses yeux sont des lacs de sang, les vôtres sont des étoiles.
— Je... suis... un... mouton ! Hahahaha ! »
Il n'est pas bon de vivre dans le mensonge. Savent-ils seulement ce que c'est de vivre ? songea Ek'tan en regardant ces vaisseaux ennemis d'une blancheur étourdissante.
Adrian détacha sa ceinture et se mit à flotter dans la pièce ; il s'écrasa dans l'énorme œil vert du plafond, cet œil qui regardait toujours Ek'tan où qu'elle aille, et auquel elle essayait d'échapper en demeurant immobile.
Mjöllnir reçut les impacts mais ne ralentit point. En voyant le vaisseau se rapprocher d'eux, Ek'tan fut prise d'un doute. Mais ses pensées troubles ne restaient pas en place plus de quelques secondes. Lorsque l'onde de distorsion moléculaire changea l'Indra dupliqué en poussière, elle croyait encore être du bon côté.
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