43. Hadès
Un postulat de la physique pré-Arcs, qui résulte de l'observation, mais pour lequel il n'existe aucune explication, est l'égalité entre la masse inertielle et la masse gravitationnelle. La première représente l'inertie d'un objet, c'est-à-dire sa capacité à entrer en mouvement. La seconde formalise le couplage avec un champ de gravitation, qui génère une force d'attraction. Les gens bien informés savent influer sur la masse inertielle, mais personne n'a jamais réussi à trafiquer la masse gravitationnelle.
Adrian von Zögarn, Histoire de l'alchimie
La pilote approcha la main du trou noir pour sentir son attraction gravitationnelle.
Fréya l'avait stocké dans un cylindre de verre de la taille d'un étui à lunettes, encerclé de petits anneaux métalliques, qui généraient un champ de gravité local minuscule, afin de maintenir le trou noir en place.
Assise sur le sol de laiton ouvragé du Narthex, la pilote passa le cylindre sous la lumière des plafonniers afin d'apercevoir cet objet mystérieux. Bien que le bébé trou noir eût un diamètre encore inférieur à celui d'un atome, la lumière y entrait sans retour, et celle qui passait à ses abords était déformée par un effet de lentille gravitationnelle, amplifié par le champ de confinement. Aussi aperçut-elle un petit clignotement bleuté au milieu du cylindre.
La masse gravitationnelle du trou noir était celle d'un gros astéroïde, mais sa masse inertielle proche de zéro. Sous le champ de gravité artificiel de Mjöllnir, l'objet se serait écrasé dans le vaisseau. Fréya l'ayant coupé, la pilote flottait dans le vide en poussant le cylindre sans effort, oubliant qu'elle tenait dix millions de tonnes en main.
Le système de contrôle de Mjöllnir apparut à côté d'elle. La pilote ne faisait plus de différence entre l'Interface Mentale et le Narthex. Les contrôles holographiques de Mjöllnir apparaissaient désormais dans son champ de vision, ainsi que Fréya ; l'horloge du vaisseau se trouvait en permanence au-dessus de sa tête, et en saisissant de la main ses chiffres transparents, elle pouvait ralentir sa perception du temps.
« Tu ne devrais pas jouer avec ça. Si le cylindre se brise, le trou noir pourrait te traverser et se mettre juste là, dit-elle en pointant sa poitrine. Tu ne sentiras rien au début, mais il commencera à aspirer l'intérieur de ton corps, et ta cage thoracique implosera en quelques minutes. »
La pilote lui rendit le cylindre. Fréya saisit le tube dans ses mains et le remit en place dans un rangement du mur, entre deux arabesques de métal, qui se rejoignaient comme des vagues figées. Après plusieurs semaines seule avec elle, la pilote avait cessé de voir cette humaine élancée, vêtue de blanc, comme une image projetée agissant au moyen des générateurs de champ du vaisseau. La réalité de Fréya ne faisait plus débat dans son esprit.
« C'est une arme, dit-elle durement. Et comme les meilleures armes, c'est un monstre qui échappera à tout contrôle, qui déjouera tous nos plans, et qui se retournera peut-être contre nous. »
Depuis qu'elle avait proposé son plan de bataille à l'Armada, Fréya était comme une mère solitaire écrasée de fatigue, qui tente de faire bonne figure auprès de ses enfants pour leur épargner ses peines.
« Il faudrait lui donner un nom, proposa la pilote. Je propose Hadès, notre petit dévoreur d'étoiles. Comment l'as-tu fabriqué ?
— Quand nous avons fait le tour du système, j'ai ramassé une métaparticule. En allant assez loin, on en trouve qui sont encore stables, comme dans mon noyau. Il a suffi d'une légère pression pour qu'elle s'effondre. Hadès est à jeun depuis. Il émet quelques rayonnements que tu ne peux pas voir.
— D'où viennent-elles, ces particules ? Si ce sont des objets si fragiles, comment ont-ils été produits ?
— C'est de la matière non-standard, coagulée par Arcs. Le résultat d'expériences des Dragons, souvent des précurseurs de ponts d'Arcs qui n'ont jamais vu le jour. On en retrouve un peu partout. »
Fréya ne comptait pas en dire davantage. Elle ramena vers elle un des contrôles holographiques, dont la fenêtre rouge indiquait l'entrée dans le système d'une nouvelle escadre. L'Armada était complète. Il ne manquait plus que leur adversaire.
La pilote claqua des doigts et le Narthex s'évanouit, remplacé par la nuit stellaire perpétuelle, sur laquelle la silhouette de Mjöllnir se découpait en transparence. Les deux étoiles jumelles du système Perago se trouvaient devant elles, entraînées dans une valse autour de leur centre de gravité commun. Le pont d'Arcs Perago A se cachait au centre de l'ellipse, occulté par la lumière des amoureux. Le pont d'Arcs Perago B était accroché à Atlas, géante gazeuse dont les empilements verdâtres ressemblaient à une coupe de roches sédimentaires.
Fréya réduisit l'échelle de l'image. Sol Perago I et II devinrent deux petites perles, Atlas un grain de poussière, de sorte que seules les annotations permettaient de retrouver la position de chaque objet. Elle traça une trajectoire du doigt, tel l'artiste qui réalise un chef d'œuvre en quelques traits précis.
« Deux incertitudes demeurent, déclara-t-elle. La position des Sol Perago et la masse d'Hélios. Si les Sol Perago occultent Hélios, nous perdrons l'effet de surprise.
— Quelles sont nos chances ?
— Me fais-tu confiance ?
— Toujours. Même si je ne t'ai jamais vue douter à ce point. »
Fréya approcha la main de son front, d'un air pensif.
« Je vais te dire quelque chose. Ensuite, je vais t'endormir. Tu ne te réveilleras que pour livrer bataille.
— Cela me convient.
— Me fais-tu confiance ? J'ai besoin d'une deuxième confirmation. M'autorises-tu... non... m'ordonnes-tu te mener à son terme le plan que j'ai élaboré afin de détruire le corps d'Hélios ?
— Je te l'ordonne, affirma la pilote.
— Merci. Ce fut un honneur de te retrouver et de te connaître une deuxième fois. Je vais maintenant te révéler quelque chose : le plan dont nous venons de discuter n'a aucune chance de fonctionner. C'est ce que montrent mes derniers calculs. Ce plan aura seulement permis d'attirer Hélios à Sol Perago, mais il n'y a rien ici qui permette de le détruire. Ah, et une dernière chose. »
Le système de contrôle de Mjöllnir s'approcha d'elle et chuchota à son oreille. Ses paroles ne furent pas un son et ne transitèrent pas par l'air, mais rien que l'activation de quelques circuits neuronaux ; une onde qui parcourut le cerveau de la pilote.
Cette dernière comprit enfin le plan de Fréya, elle connut enfin son nom, mais ces pensées furent aussi brèves qu'un battement de cils, car elle plongea dans un sommeil sans rêve.
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