42. Déconstruire
Il était une fois, dans un pays dont nous tairons le nom, l'agence nationale du fenouil.
Le gouvernement avait constaté une baisse de la consommation sur plusieurs années de suite. Les producteurs et les distributeurs se sentaient démunis face à ce phénomène de fond, et afin de l'endiguer, on créa une agence dont le but était de promouvoir la culture et la consommation du fenouil. L'agence était pourvue de fonds propres, à hauteur de quelques millions de dollars par an. Dès sa première année, la consommation de fenouil explosa, ce qu'on interpréta à tort comme une preuve d'efficacité. Cela dura deux ans. On aurait pu croire que l'agence n'avait plus de raison d'être, mais il est bien plus difficile de fermer des agences que de les ouvrir, aussi resta-t-elle en activité. Tous les ans, sont budget augmentait de dix pour cent. On eut un rapport annuel sur le fenouil, une conférence nationale du fenouil, des recherches sur la culture du fenouil furent financées sur deniers publics, des campagnes de promotion du fenouil furent lancées. Des spots de radio vantaient ses bienfaits, démontrés par lesdites études. Et ces campagnes furent efficaces. La consommation de fenouil augmenta en flèche, à tel point qu'on se mit à en importer.
Comme du fenouil moins cher était importé, les producteurs locaux se mirent à faire faillite. Aussi l'agence augmenta-t-elle ses fonds propres avec pour but affiché de défendre les cultures locales. Sans succès, puisqu'elle n'avait pas le pouvoir de réguler les prix. Le gouvernement suivant décida de fermer l'agence, mais ce fut impossible : l'industrie du fenouil était devenue dépendante des fonds publics alloués à sa promotion, ou du moins, le pensait-elle. Elle fit une intense campagne de lobbying auprès des responsables politiques, qui trouvèrent de grandes qualités à l'agence du fenouil, et décidèrent de créer l'agence nationale de la tomate.
Comment, alors que cette agence n'a obtenu aucun résultat, sinon des résultats négatifs, a-t-elle continué d'exister ? Parce qu'elle ne voulait pas disparaître. Même quand son propre rapport annuel stipulait qu'aucune ingérence de l'État n'était plus nécessaire, l'agence existait toujours, ne fût-ce que pour éditer son rapport annuel. Comme personne ne voulait lire ce rapport, on embauchait tous les ans un stagiaire dont le seul travail consistait à faire une synthèse du rapport, que personne ne lisait à son tour.
Adrian von Zögarn, Histoire de l'Omnimonde (avec une annexe de contes pour enfants)
La porte de la chambre était entrouverte. Avant même que Flaminia n'en franchisse le seuil, un jeune homme à lunettes, vêtu d'un uniforme d'été sans grade, s'interposa et s'inclina devant elle avec déférence.
« Amirale Flaminia, c'est un honneur. Je me présente : Hayden Garrison, ambassadeur mandaté par le Conseil de Sécurité de l'ONU et le Bureau Transnational de Sécurité. Je suis également conseiller diplomatique de l'amirale Ek'tan.
— Comment savez-vous qui je suis ?
— C'est une des facultés d'un diplomate de formation, amirale, que de connaître les personnes que l'on n'a jamais rencontré comme s'il s'agissait déjà de nos plus proches amis.
— Comment se porte l'ingénieure-major Sahir ?
— Aur... l'ingénieure... major... dort toujours. Je vous propose d'éviter de la réveiller. »
Il ferma la porte avec une grande douceur, puis vérifia que le couloir était vide d'oreilles indiscrètes.
« Avez-vous des nouvelles de l'amirale Ek'tan ?
— Elle a déjà pris l'ascenseur pour la première escadre.
— Ivan ?
— Il est également sur l'Indra.
— Le commandant Drigaïlov ?
— Aux commandes du Bokariov, qui a rejoint la première escadre, avec les dix vaisseaux de la flotte lazaréenne qui ont pu être remis en état. »
Ils échangèrent un sourire de circonstances.
« Vous êtes trop intelligente, amirale, pour ne pas deviner le sujet de mon interrogation, souligna Garrison en essuyant ses lunettes avec la manche de sa chemise.
— Vous souhaitez savoir pourquoi vous n'avez pas été réaffectés.
— Exactement.
— La majorité de l'équipage de l'Indra a été débarquée. Que les vampires souhaitent retourner au combat n'engage qu'eux ; nos hommes avaient, eux, grand besoin de repos.
— J'ai l'impression, amirale, que nos dossiers médicaux, à moi et à Aur... à l'ingénieure... enfin, bref, que nos dossiers ont été assez exagérés. En les lisant, j'avais l'impression d'être un malade impotent, perclus de fractures et déshydraté comme un haricot.
— Vous avez lu votre dossier médical ?
— Le métier de diplomate, amirale, consiste à avoir des yeux partout, surtout là où ils ne sont pas les bienvenus. Cela dit, permettez-moi de corriger. Je me suis laissé dire, mais je ne sais par quel moyen, que les rapports étaient, effectivement, dithyrambiques. »
Constatant qu'elle avait du mal à tenir debout, il traîna une chaise entre deux palmiers en pot et lui offrit de s'asseoir. Flaminia s'appuya d'une main sur le dossier.
« Vous avez donc déduit que je souhaitais vous garder sur Rems. Eh bien, vous avez raison. »
Garrison avait des difficultés à la regarder dans les yeux, comme tous ses interlocuteurs, à l'exception d'Ek'tan. Il hésitait entre ces deux faux jumeaux. Ek'tan, elle, synthétisait l'unité de cette façade, de même que le cerveau humain réalise inconsciemment la fusion des deux images envoyées par l'œil droit et l'œil gauche.
« Durant son périple, vous étiez des éléments essentiels de l'Indra. Mais l'Armada va désormais livrer bataille, et sans vouloir vous vexer, monsieur Garrison, elle n'a plus besoin de vous. Moi, en revanche, j'ai une mission à vous confier.
— Je vous écoute.
— J'ai essayé de me renseigner sur vous. Je n'ai pas un dossier aussi fourni que d'ordinaire, mais j'ai pu glaner quelques témoignages intéressants. Je cherchais depuis quelques mois un individu pour un travail disons assez... particulier. Un travail qui demande une discrétion absolue, car personne au sein de mon administration n'en comprendrait l'importance. Cela suppose qu'Hélios soit vaincu et que l'Armada soit victorieuse. Dans cette hypothèse, monsieur Garrison, je souhaite que vous m'aidiez à détruire l'Entente de Rems.
— Je comprends, dit-il avec un sourire, celui d'un homme qui prend plaisir à résoudre des problèmes inextricables. L'Entente est une machine immense, qui a ses racines partout sur cette planète, qui a pris le pouvoir politique et orienté l'économie dans le seul but de construire l'Armada Secunda. Vous avez développé des industries minières, des industries des matériaux, des industries d'hydrocarbures, de lyophilisats, vous avez bâti des ascenseurs spatiaux, conçu des armes sol-espace. Et quelle que soit l'issue de ce conflit, une fois qu'il aura pris fin, tout cela n'aura plus d'objet. Ces armes, mais aussi ces organisations, sont le contrepoids du conflit. Une fois le conflit achevé, elles déséquilibreront votre planète. Démanteler ces monstres est inéluctable. Ce sera un travail de titan, qui durera des décennies. Sans quoi, dès demain, vous verrez des publicités pour la nourriture lyophilisée fleurir à Milnera ; les navires de croisière à propulsion nucléaire sillonneront la planète, et tout cela ne sera pas le résultat d'une demande, mais de la nécessité de reconvertir un système déjà existant.
— J'ai encore des décennies devant moi, assura l'amirale Flaminia, le prenant au mot.
— Nous devrions nous inspirer de vos ancêtres. N'oublions pas que les vaisseaux de l'Armada Secunda avaient été coulés dans l'océan, que leurs technologies avaient été frappées d'anathème. Sans en arriver jusque-là, ils ont tout de même obtenu deux mille ans de paix. Ce doit être notre objectif, amirale. »
Pourquoi moi et pas un autre ? C'était la question à laquelle elle s'attendait en premier. Mais Garrison avait d'autres pensées en tête. Il se servait de l'histoire de son propre monde comme d'un prisme, au travers duquel analyser les stratégies qui pourraient fonctionner ici, ou qui pourraient échouer. Il réfléchissait déjà au moyen de trancher les nœuds de l'Entente, de découper cette toile d'Arcs construite autour de Rems, qui pénétrait les fondements de sa société, qui orchestrait la pensée de tous les hommes, qui orientait toutes leurs forces vers la guerre.
***
« Monsieur le directeur ? Directeur ? Jim ? »
Lorsque Denrey leva la tête et constata la présence de Christian, son secrétaire attendait sans doute depuis plusieurs minutes, la tête passée par la porte, flottant au-dessus du sol tel un fantôme. Il faisait nuit partout, sauf dans le bureau de Denrey, qui tel un gardien de phare, devait empêcher le monde de s'échouer sur des récifs, sans jamais en recevoir la moindre marque de gratitude.
« Vous êtes encore debout, Christian ?
— Hum, oui, j'étais en train de relire un dossier passionnant sur le tarot kaldarien. Monsieur Zhang Luo est arrivé.
— Zhang ? Que fait-il ici ?
— Vous ne l'attendiez pas ? »
Non, je n'attendais personne, songea Denrey, mais il fit un geste de la main pour que Christian le laisse entrer. Le représentant chinois au conseil de sécurité était un homme sournois, mais d'une intelligence qui imposait le respect ; lorsque vous parveniez à deviner sa pensée, c'est que cette révélation faisait partie de son plan, sans compromettre la suite de ses actions.
« Bonsoir, monsieur Denrey. Restez à votre place, ne vous dérangez pas. Vous permettez que je m'asseye ?
— Allez-y.
— Je vois que vous avez un nouveau téléphone. »
Jim haussa les épaules et étouffa un bâillement.
« Le précédent était sur écoute de la NSA, à ce qu'on m'a dit.
— Vous êtes toujours sur écoute, mais c'était une bonne idée. »
Il parlait sur le ton légèrement sentencieux d'un champion mondial d'échecs donnant quelques conseils à un débutant.
« C'est Christian qui a déroulé les fils lui-même, protesta Jim. Le seul sous-traitant à qui on a fait appel, c'était son beau-frère. Si les agences de renseignement savent ce qu'il se passe dans mon bureau, alors personne sur cette planète n'est à l'abri de leurs grandes oreilles, même le secrétaire général du parti communiste chinois !
— À une époque, nous avions un projet de lecture dans les pensées à distance, à l'aide d'une mesure des champs électromagnétiques émis par les neurones d'un sujet humain. Ce n'était pas concluant, mais la technologie fera sans doute des progrès. »
Depuis quelques instants, Zhang Luo avait le regard rivé sur la fenêtre.
« Vous permettez que je ferme les stores, monsieur Denrey ?
— Ils sont en face, c'est ça ? »
Zhang hocha la tête et s'approcha pour descendre les stores.
« La NSA a installé un petit bureau en face de votre immeuble. Si nous voulons faire de votre agence le fer de lance de la sécurité mondiale post-guerre froide, encore faut-il assurer sa propre sécurité et surtout, son imperméabilité.
— Ils lisent sur les lèvres de mes interlocuteurs, mais moi, je leur tourne le dos.
— Il leur suffit de tirer un laser sur la vitre. Le rayon est invisible. Les vibrations de l'air intérieur se communiquent à la vitre, les vibrations de la vitre font varier la distance de quelques micromètres, et par interférences, ils entendent tout ce qu'il se passe ici. Même quand les lumières sont éteintes, ils peuvent entendre gratter le rat qui a élu domicile derrière une de vos plinthes.
— Nous sommes maintenant seuls ? »
Zhang Luo consulta sa montre, qui n'en était sans doute pas une.
« En tout cas, cela suffira.
— Qu'êtes-vous venu me dire, monsieur Zhang ?
— Je vous devais quelques explications. Je souhaitais aussi que vous vous comportiez d'une manière plus cohérente avec les intentions actuelles de la diplomatie chinoise.
— J'ai bien compris que le projet Rhadamanthe était votre priorité, et que vous aviez besoin d'un idiot utile pour s'y opposer. Je suis l'avocat du diable, tout le monde se moque de moi, mais je souhaite rester fidèle à mes principes. »
Zhang Luo hocha la tête d'un air contrit.
« Vous n'y êtes pas du tout, monsieur Denrey. N'avez-vous jamais été diplomate dans une autre vie ?
— Je suis britannique. Nous prenons tout au pied de la lettre.
— J'avais donc grand besoin de vous éclairer. Sachez, monsieur le directeur, que la République Populaire de Chine est vertement opposée au projet Rhadamanthe. L'idée de clore les ponts d'Arcs du système solaire a été écartée dès le début par le secrétaire général. En revanche, nous avons alloué des financements supplémentaires au développement des armes sol-espace de type canon à plasma, et des premiers tests concluants ont été effectués.
— Si ce n'est pas vous, qui pousse pour le projet ?
— Officiellement, nous sommes les plus impliqués. Les États-Unis, les Européens viennent après. Les occidentaux ont une réaction typique : ils n'ont pas peur de la guerre, mais ils ont peur d'être redevables vis-à-vis de ceux qui l'auront menée à leur place. »
Zhang Luo désigna la maquette de navette spatiale posée sur le bureau de Denrey.
« Nous ne sommes pas allés beaucoup plus loin que cela en termes d'exploration spatiale. Le programme Rhadamanthe est ambitieux, mais pas impossible. Nous devions nous assurer qu'il ne se concrétise pas.
— Et les milliards alloués ?
— Faire disparaître de l'argent de manière légale est dans les cordes de toute administration. Le groupement Rhadamanthe a commandé des études, des rapports, mais il n'ira jamais jusqu'à la réalisation. Si les américains ou si nous-mêmes avions pris la tête seuls, nous serions arrivés à quelque chose, mais la direction est multilatérale. Les querelles habituelles sont déjà venues ralentir les discussions : nous ne savons pas encore qui participera et dans quelle mesure. Les américains, les russes craignent que Rhadamanthe nous offre un boulevard pour développer des technologies spatiales dont nous disposons déjà pour la plupart.
— J'ai entendu dire ça. Le budget total n'a même pas encore été voté.
— Le temps est notre allié, monsieur Denrey. Faites-moi confiance : il n'y aura jamais de fermeture des ponts d'Arcs. »
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro