41. Rems
Si nul ne menait d'entreprises impossibles, les légendes seraient vides de héros.
Nos espoirs sont peut-être vains, nos dieux absents et nos tentatives vouées à l'échec. Mais y a-t-il une autre voie ?
Livre des Sages
Ek'tan reconnut le plafond de plâtre craquelé, les volets à persiennes et les doubles moustiquaires, le bruit de l'océan qui passait la fenêtre ouverte, et dont le sel se collait jusque sur sa peau. Elle se trouvait à Milnera, dans cette île urbaine devenue le quartier général de l'Entente de Rems.
L'infirmier qui constata son réveil, intimidé par son grade, parut pressé de sortir. Il vérifia sa tension artérielle, lui somma de se reposer et de ne pas essayer de se lever. Un médecin va venir vous voir, prétendit-il. Mais aucun médecin ne passa de toute la matinée.
Ek'tan avait hâte de quitter ce lit, dont les draps trop propres puaient le détergent. Elle découvrit qu'elle tenait parfaitement debout. La gravité naturelle de Rems lui parut pesante, mais rassurante, comme un matelas rigide auquel on finit par s'accoutumer. Elle fit quelques pas dans la pièce pour se réhabituer aux odeurs et aux sons. Le produit de nettoyage du sol, dont les solvants inondaient la pièce, l'écœura particulièrement. L'Indra, une grosse boîte scellée dans laquelle on avait enfermé deux cent humains, reposait sur son aération artificielle ; aussi, hors de question de boucher ce circuit avec du savon, de l'alcool et des fragrances ; hors de question d'emmener un an de produits détergents dans la soute ; ils passaient des aspirateurs filtrants et des nettoyants à vapeur.
Elle aperçut un uniforme neuf posé sur une chaise, emballé dans un sac plastique pour éviter les mauvaises surprises des moustiques, et le revêtit de gestes machinaux, en pensant au jour où, quelques années plus tôt, elle était venue dans cette ville pour rencontrer l'amirale Flaminia.
Tout en mettant ses derniers boutons, Ek'tan se reposa à la fenêtre. Milnera, comme l'Indra, était un nid d'humains encerclé par l'océan. Un espace contradictoire, entre l'envie de s'enfuir de chez soi, et celle de revenir aux siens. L'envie de quitter sa planète et de changer de vie ; l'envie de détourner les fleuves de l'histoire pour remonter le temps.
La porte grinça. Elle reconnut Flaminia à son bruit de pas arythmique ; la cheffe de l'Entente de Rems, donc de la planète entière, s'était déjà assise. Elle avait changé de teinte de cheveux ; elle dévisageait Ek'tan de son œil sombre et de son œil clair, comme deux frères aux vues subtilement différentes et complémentaires.
« Souhaitez-vous que je vous fasse un rapport ? dit la commandante de l'Armada en s'appuyant sur le rebord de la fenêtre.
— Ce ne sera pas nécessaire. Je viens tout juste de m'entretenir avec Ivan.
— Comment vont-ils ? »
C'était la première question qu'elle aurait dû poser, ou peut-être, la première chose que Flaminia aurait dû dire. Mais Ek'tan craignait la réponse. Elle se trouvait dans un état de tension nerveuse insoluble, comme un insomniaque épuisé, incapable de trouver le sommeil.
« Il y a eu un mort sur l'Indra. Le soldat Rejn avait pris une dose trop forte de sédatifs. Il a fait un arrêt cardiaque dans son sommeil.
— Et les vampires ?
— Dix morts. »
Flaminia semblait placer ses mots les uns après les autres et attendre chaque fois une remarque ou une intervention de sa part.
« J'ai mal veillé sur eux. Personne n'aurait dû mourir.
— Vous avez très bien agi, amirale. Vous vous êtes opposée à la stratégie consistant à éliminer une partie de l'équipage pour sauver le reste. Si vous n'aviez pas pris cette décision...
— Pourquoi sommes-nous ici ? »
Ek'tan referma le poing sur une moustiquaire, comme pour en tester la solidité ; en tirant d'un geste sec, elle déchira le voile léger.
« C'est un rêve, n'est-ce pas ? Nous n'avions pas assez d'autonomie pour rejoindre Rems. Je les ai tous condamnés.
— Calmez-vous, amirale.
— Ai-je pris la bonne décision ?
— Cela n'a aucune importance. L'alchimiste von Zögarn est arrivé avant nous pour restaurer votre atmosphère. »
La mention d'Adrian lui arracha un sourire. Un rêve n'aurait pas osé aller jusqu'à un tel niveau d'absurde ; c'est donc qu'elle parlait à la véritable Flaminia. Ek'tan s'assit sur son lit. Elle n'avait ni froid, ni faim, ni soif, ni mal à la tête ; pourtant, une douleur ne cessait de lui soulever la poitrine.
« Ma mission est un échec. L'Armada que je vous ramène est une poignée d'épaves irrécupérables.
— Vous avez fait l'expérience de la guerre stellaire, lui opposa Flaminia. Cette expérience vaut plus que les vaisseaux que nous avons construits en votre absence.
— Combien ? Combien de vaisseaux avez-vous ? »
Flaminia fit une moue. Elle essayait de comprendre les pensées d'Ek'tan, mais n'y parvenait pas, car l'amirale avait trop changé durant son année d'absence. De même que l'Interface Mentale de Mjöllnir ne fonctionnait pas sur les cerveaux des vampires, le logiciel d'analyse de Flaminia se révélait impuissant sur la nouvelle Ek'tan.
« Dix escadres de vingt appareils. Ce sont tous des raies, sur le même modèle que l'Indra.
— Soit à peu près autant d'hommes et de tonnage que ce que l'Armada a perdu à Sol Realis, rétorqua-t-elle après un rapide calcul.
— Peut-être, mais l'expérience...
— L'expérience ! Il paraît qu'un grand sage nommé Socrate a dit un jour : je sais que je ne sais rien. Voilà où nous en sommes ! Nous ne savons rien.
— Nous avons commencé à préparer le plan de Mjöllnir. Notre avant-garde est partie le rejoindre à Sol Perago. Les réparations de l'Indra se poursuivront dans les prochaines heures, mais votre vaisseau vous attend.
— Ce n'est pas nécessaire. Je vous présente ma démission. »
Flaminia eut un regard de chagrin sincère, tel ce parent qui, malgré ses leçons infatigables sur l'importance de la vie et de la nature, voit son enfant écraser une fourmi du pied.
« Pourquoi ?
— Je ne suis pas faite pour ce poste.
— Vous souvenez-vous de la pile de dossiers sur mon bureau ? Aucune de ces personnes n'aurait pu faire ce que vous avez fait. Personne n'aurait ramené l'Indra à Stella Rems, encore moins avec des survivants.
— Je suis incapable de penser en stratège. Je suis embourbée dans mes principes de morale, et je ne sais même pas ce qui est moral. »
Elle regarda à l'extérieur ; les yeux verts de son exécutrice apparurent en filigrane du ciel. Dès ses premiers jours, Ek'tan avait été la victime d'un crime qui se disait justice. Ainsi expliquait-elle que son univers fût renversé, que les bons choix, les choix moraux, qu'elle pensait toujours à portée de main, échappent sans cesse à son entendement.
« Si je voulais un robot à la tête de l'Armada, il me suffisait de choisir un autre dossier. Vous avez peur d'improviser ? Je vous ai choisie pour cela. Vous devez connaître le poids de vos décisions, vous devez en connaître la valeur.
— Je ne pensais pas que je douterais autant de mon rôle.
— Vous devez douter ! »
Elle n'avait jamais entendu Flaminia élever la voix ainsi. Ek'tan s'écarta, revint à la fenêtre, examina la ville avec une plus grande attention. Elle vit des rues silencieuses, des sentinelles en poste, des impacts de balles au coin des rues. Elle vit des visages soucieux, tannés par le soleil, fourbus par l'attente d'un ennemi invisible, dont la victoire proclamée brûlait déjà leur sommeil.
« Vous devez douter, répéta Flaminia. Telle est la voie de Kaldor. La seule voie. Et si les mortels ne peuvent vaincre le dévoreur d'étoiles, il en sera ainsi ; mais nous aurons suivi le bon chemin.
— Dites-moi, amirale, cette cicatrice que j'ai sur le visage, suis-je la seule à n'avoir jamais su qu'il s'agissait d'une marque d'ostracisme ?
— Non, ce n'était pas dans votre dossier.
— À votre avis, quelqu'un qui ment peut-il croire à ses propres mensonges ? »
Ek'tan était étrangère à Rems, de même que Rems, qui lui avait menti toutes ses années, lui était désormais étrangère. Elle n'avait vu que la moitié de son visage. Sur l'autre moitié se trouvait la cicatrice de leur lien rompu.
« Je crains que oui, soupira Flaminia.
— Je vais repartir, amirale. Je suppose qu'avec le voyage qui m'attend, je n'ai pas de temps à perdre. Aussi je souhaitais vous dire...
— Un seul pont d'Arcs nous sépare de Sol Perago, l'interrompit la femme aux yeux contraires. La bataille pour l'avenir de l'Omnimonde doit se dérouler dans notre arrière-cour. »
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