40. Rester sur son île
Hayden se souvint qu'il n'avait pas besoin de chaussures.
Aussi jeta-t-il ses chaussures hors du rêve, et parcourut pieds nus la plage rougie par les feux d'un soleil déclinant.
« Qu'en dis-tu ? demanda-t-il. Est-ce vraiment le plus bel endroit au monde ? »
Aurora s'assit et posa sa tête sur ses genoux. Le vent agitait ses cheveux comme une traînée de lumière. L'océan respirait en vaguelettes paisibles, qui avaient imprimé leurs motifs sur le sable blanc, comme un long manteau étendu sur un kilomètre.
« J'ai vu d'autres traces de pas, indiqua Hayden en essuyant ses lunettes. Des pas humains... et aussi, un ou deux animaux.
— Oui, Adrian est passé par ici, avec des moutons. Mais il n'est pas resté » insista-t-elle pour lever les doutes éventuels.
Il s'approcha et s'assit à côté d'elle. Ses yeux étaient rivés sur l'horizon, comme si elle attendait quelqu'un d'autre, qui ne viendrait jamais, et cette expression de profonde mélancolie se déversa jusque dans son propre cœur.
Des pélicans rouges faisaient l'aller-retour entre les eaux peu profondes de la rive et leurs nids situés dans la palmeraie. Ils brillaient comme des feux-follets au-dessus de l'eau, et Hayden, qui ne s'attardait pas sur ces détails, ne voyait qu'un ballet de lucioles rouges. Il consacrait toute son attention à Aurora, car c'était son rêve, qu'elle en était le personnage principal, et lui, seulement un invité de passage.
« Et lui, où est-il ?
— Qui ça ? demanda-t-elle sans ciller.
— L'homme qui était à côté de toi.
— Il est à côté de moi. »
Hayden se prit à penser que s'ils ne quittaient jamais ce rêve, ils pourraient vivre ici toute une vie ; que le paradis, qui n'existait dans le réel que pour quelques instants, leur offrirait ici l'éternité. Mais il se ravisa bien vite ; car ce rêve était un lieu de repos et de paix, mais ils n'y vivaient pas. Aucun temps ne s'y déroulait. Ils pouvaient demeurer à jamais dans le même état, comme des instantanés, des photographies prises sur le vif ; mais ils ne pourraient rien créer ici de nouveau.
Il comprit alors en quelques instants cette vérité que Christophe n'avait acquis qu'après des millénaires : on ne peut pas aimer en rêve. Ce sentiment est trop fragile pour exister en écho ; c'est pourquoi les rêves d'amour s'érodent toujours en premier, qu'il n'en subsiste que l'absence, et qu'il faut revenir au réel pour la résoudre.
Aurora Sahir avait résolu son absence.
« C'est le plus bel endroit au monde, dit-elle en se laissant tomber dans le sable. Ce n'est pas parce que je connais cette île. Ou parce que le soleil est beau. Parce que l'air est doux. Parce que la mer est calme. Il n'y a pas de plus bel endroit parce qu'il n'y a pas d'autre endroit. Je n'ai besoin d'être nulle part ailleurs. »
Elle demeura allongée, les bras étendus, fidèle à sa dernière sentence. Hayden se glissa jusqu'à elle et posa sa main sur la sienne.
« C'est parce que tu es ici, annonça-t-elle, comme s'il lui en coûtait de le reconnaître. Même quand je l'ai compris, je ne voulais pas le croire. Et maintenant, j'ai honte de voir Ek'tan, Jin, tous les autres, et de ne pas avoir peur de mourir, parce que je sais que je suis à ma place. Je sais qu'ils ont peur. Je n'arrive pas à avoir peur comme eux.
— Tu veux rester ici encore un peu ?
— Non, ce n'est pas nécessaire. On ne peut pas toujours rester sur son île, n'est-ce pas ? Il faut affronter la vie. »
***
Ce fut peut-être son rêve, ou une intuition, qui réveilla Garrison ; ou peut-être avait-il juste glissé sur le côté. Une douleur lancinante faisait le tour de son crâne, au même rythme que les pulsations insipides de l'alarme. La luminosité des murs ayant été réduite, l'Indra était plongé dans la pénombre, et cette lueur indiquant la toxicité de l'atmosphère était leur seul repère.
Garrison tenait à peine debout. Il lui fallut un temps infini pour se remettre sur pied, ponctué de nouveaux clignotements de ses paupières, qui semblaient incapables de tenir en place, et tombaient sans cesse devant ses yeux comme les lourds rideaux qui marquent la fin du spectacle.
Il se trouvait dans la cabine d'Aurora Sahir. Celle-ci était étendue sur son lit, en chemise, la bouche à demi ouverte. Il s'approcha de sa belle au bois dormant pour vérifier qu'elle respirait encore, quoi qu'il y eût de bon à respirer dans cet air de caveau.
Une photo de son père était encadrée dans le mur, un homme de forte carrure, très bien conservé pour ses cinquante ans, à la chevelure blonde confuse et à la barbe mal taillée. Harpon dans une main, de l'autre saisissant par les ouïes un poisson d'un mètre de long, il affichait un sourire débonnaire. Malgré sa sympathie évidente, sa présence n'avait cessé d'inquiéter Hayden, qui se sentait toujours observé.
« Je vais chercher de l'eau » souffla-t-il en manquant de glisser.
Il s'agrippa à la porte. Il lui était de plus en plus difficile de se tenir debout. Ses rêves, qui ne cessaient de le happer au détour d'un couloir, lui fournirent un début d'explication. Il se vit en compagnie d'Aurora, en train de réparer le système de gravité artificielle de l'Indra. Ils avaient fait une erreur quelque part, d'où les fluctuations de gravité.
« Où allez-vous, Jim ? » lança Hayden en voyant passer le directeur du BTS, dont le fauteuil roulant faisait vibrer les cloisons métalliques.
Le front plissé, soucieux, Jim Denrey ne lui répondit pas ; Hayden en conclut qu'il avait mieux à faire, sans doute une réunion de l'ONU où il devait argumenter contre le programme Rhadamanthe.
« Attendez... Jim... je dois vous dire... je me suis marié... »
Peine perdue. Denrey venait de franchir une porte qui, lorsque Hayden s'en approcha, cessa d'exister. Elle s'était déplacée sur un autre mur. C'est ce que faisaient toutes les portes, depuis que l'oxygène était passé à moins de dix pour cent. Parfois, Hayden essayait de courir pour les rattraper ; il n'y parvenait pas, à cause de la gravité traîtresse qui le clouait parfois au sol ; du sol qui le faisait trébucher, ou des voix dans ses oreilles, qui lui donnaient de mauvaises indications.
Une odeur d'hydrocarbure brûlé naviguait dans l'air ; mais là encore, il fallut séparer le réel de l'hallucination, et Hayden comprit qu'il s'agissait plutôt du fumet des cuisines d'un grand restaurant, qu'on venait d'installer dans la soute de l'Indra. D'ailleurs, derrière une vitre ouverte sur l'un des murs, il aperçut un chef cuistot en train d'équarrir un mouton. Mais la vue du sang l'écœura, et l'odeur de caramel lui rappela des souvenirs d'enfance inconsistants, ainsi qu'une marque de lessive.
« Garrison ? Que faites-vous ici ?
— Hein ? Qui êtes-vous ?
— Vous avez perdu vos lunettes, Garrison. Vous ne me reconnaissez pas ? »
Comme l'amirale Ek'tan, floue, se tenait debout au milieu du couloir, il la heurta en essayant de l'éviter.
« Vous avez manqué Jim, grommela-t-il en se cognant de nouveau contre une cloison. S'il repasse par ici, il faudrait discuter avec lui, pour l'avenir de l'Armada...
— Vous délirez, Garrison. Au moins, vos rêves ont l'air inoffensifs.
— Qui êtes-vous ? Écartez-vous de mon chemin, s'il vous plaît. Je suis parti... »
Il s'effondra contre le mur. L'amirale Ek'tan, seule humaine tangible qu'il aurait encore pu croiser sur l'Indra, l'allongea correctement et passa son chemin. Elle n'avait pas la force de le traîner jusqu'à une cabine.
Quand Garrison se réveilla, il eut l'impression d'avoir dormi durant des siècles ; en réalité, une dizaine de minutes. Il se souvenait d'avoir erré dans un palais de glace, rasant les murs qui contenaient des vestiges de l'Armada ; ses vaisseaux, ses équipages, tout était annoté comme une collection d'entomologiste. Tout au long de cette visite, Hayden rechercha une personne qui lui était chère ; alors que le labyrinthe croissait en embranchements scabreux, il n'en trouva que des copies factices.
Sa tête était posée sur sa veste et son bras droit couvert de fourmis. Il l'agita pour s'en débarrasser.
« Je cherche Aurora » se dit-il, et plutôt que de repartir en sens inverse, il continua tout droit, car il n'avait plus aucune notion des distances.
« Tiens, vous voilà encore » dit Ek'tan en passant près de lui, ultime fantôme de l'Indra, indistinguable des songes.
Hayden parvint à une porte entrouverte. Persuadé qu'il s'agissait de la cabine de l'ingénieure-major, il entra, se cogna contre les meubles, tâtonna dans l'obscurité durant plusieurs minutes avant de constater que la couchette était vide. Alors il essaya une autre porte. Mais celle-ci était fermée ; il en conclut donc qu'Ek'tan, ou qui que ce soit qui conspirait à le rendre fou, avait fermé la porte. Hayden essaya de l'ouvrir d'un coup de pied. Il cogna la cloison, non la porte, tomba en arrière et manqua de récolter une autre commotion. Étourdi par l'effort, il se promit de reprendre sa quête après quelques minutes de repos.
Les minutes devinrent des heures. Quand il se réveilla, il se souvint qu'elle se nommait Aurora, qu'il n'y avait rien de plus important qu'elle, et qu'il devait lui apporter de l'eau.
Il essaya de se lever plusieurs fois sans y parvenir. D'abord, le sol était collant, ce qui rendait son ascension difficile, puis une fois dépliées ses jambes, des échasses trop hautes pour y voir clair, il glissait sur ses pieds. Encore trop d'effort, se dit-il. Sa respiration se fit saccadée ; toujours étendu en travers du couloir, comme un dos-d'âne, il essaya de se calmer.
Les murs ondoyaient comme des rubans de papier ; il tendit la main vers une poignée de porte, certain qu'il trouverait quelque chose de l'autre côté, mais celle-ci s'écarta pour lui échapper.
Garrison ne perdrait jamais espoir, mais il allait perdre connaissance lorsqu'un bibendum grotesque apparut au bout du couloir, puis un deuxième, puis un troisième. De grosses sphères noires se balançaient sur ces ballons en forme de silhouette humaine, des casques à visière opaque.
« Il y en a un par ici ! On dirait qu'il respire encore. »
Leur équipement bourdonnait comme un essaim d'abeilles ; Hayden vit des abeilles et il agita des bras pour les écarter.
« N'approchez pas, dit-il mollement.
— Il a l'air sacrément atteint, commenta un des scaphandres.
— Eh, mais c'est monsieur Garrison ! Bien le bonjour ! Est-ce que vous vous souvenez de moi ? »
Hayden secoua la tête. La vitre noire s'approcha si près de lui qu'il eut la sensation de tomber à l'intérieur.
« Ah, j'oubliais. Le casque. »
Ensuite, Hayden fut agressé par une moustache. Elle était si fournie, si bien entretenue qu'elle avait atteint elle-même la conscience et qu'elle lui parlait en son nom propre. Derrière la moustache se tenait un homme, mais l'homme n'était qu'un support pour cette prodigieuse végétation faciale, ce miracle de pilosité naturelle, et il n'était pas important.
« Faisons court, monsieur Garrison. Vous avez devant vous Adrian von Zögarn, votre sauveur, et aussi, le premier homme à avoir envoyé un mouton dans l'espace. »
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