33. Un plan qui se tient
Adrian s'imaginait faire date dans l'alchimie, mais l'alchimie, elle, ne fit pas date, à mesure que la science « conventionnelle » s'en arrogeait les meilleurs morceaux. On inventa les vaccins, on inventa le grille-pain, on inventa même le distributeur automatique de patates frites, et Adrian ne fut crédité pour aucune de ces découvertes.
Que resta-t-il donc de ce fabuleux génie, philosophe érudit, poète enthousiaste, inventeur prolifique ? Trois éléments sortent du lot, qui ne sont guère ceux auxquels il aurait pu s'attendre. À moins qu'Adrian ait vu, avant lui, les Voltaire et les Diderot étendre leur renommée à travers l'histoire grâce à des affabulations écrites en quelques jours sur un brouillon, tandis que leurs plus grands écrits, selon leur impression, s'enfonçaient dans l'inconnu ; tels des naufragés traversant l'océan sans encombre à bord d'un radeau monté de toutes pièces, quand le navire parti les secourir s'écrase sur une tempête imprévue.
Nous retenons donc d'Adrian von Zögarn un excellent recueil de blagues, réédité à de nombreuses reprises sur Terre. Plus original, son Histoire fantastique des voyages du capitaine Barfol, sans doute le seul roman écrit de sa main, dont quelques exemplaires préservés hantent les bibliothèques de Lazarus, de Rems, de Daln, et qui fit aussi l'objet de rééditions populaires. Le récit lança d'ailleurs le genre de la science-fiction sur Daln et fut adapté là-bas en ce que la critique, ignorante des avancées considérables réalisées sur Terre, déclara le film le plus mauvais de tous les temps.
Le capitaine Barfol, personnage à l'humour incomparable, portant fièrement la moustache, est une sorte de flibustier au grand cœur, qui traverse l'Omnimonde à bord d'épaves spatiales en aussi mauvais état que son foie. À ses côtés, son épouse et seconde, opportunément nommée Segonde ; une almaine d'une espèce inconnue de l'Omnimonde, inventée de toutes pièces par l'auteur ; parfois un ou deux autres personnages. Le livre original est incomplet ; l'histoire mentionne Mjöllnir, le vaisseau-fantôme, sans préciser comment Barfol l'aurait croisé sur sa route.
Éléana von Zögarn, Histoire de l'alchimie
Ce matin-là, le capitaine Reg entra dans son bureau pour la dernière fois.
Son remplaçant arriverait dans l'après-midi. Reg avait donc rangé ses affaires personnelles dans un carton, empilé bien en vue les dossiers urgents ; il profitait une dernière fois de l'atmosphère feutrée, studieuse et pensive de cette petite pièce où le poste de maire d'Amor l'avait enchaîné nuit et jour.
Il eut un regard en coin pour son téléphone.
La peste soit de celui qui avait inventé le téléphone ! Aux heures les plus avancées de la nuit, alors qu'il pensait s'accorder enfin un repos bien mérité, l'appareil hurlait comme un frein de locomotive, grenouillait sur son support avec des airs menaçants ; il se sentait obligé de décrocher et prenait donc les choses en main, qu'il s'agît d'un accident maritime ou ferroviaire, de la chute d'une tuile sur la tête du prévôt, d'une affaire de mœurs qui menaçait d'éclabousser la crédibilité du grand prêtre de Kaldar.
Bien qu'il n'eût cessé de le maudire, ce matin, Reg eut une pensée magnanime pour cet objet qui avait fort bien fait son travail. Un sourire débonnaire étira son visage.
Jusqu'à ce qu'il se mette à sonner.
Reg manqua de bondir, puis il choisit de consulter sa montre. La constitution d'Amor n'était pas très claire à ce sujet : était-il encore maire jusqu'à treize heures, ou avait-il cessé de l'être la veille, lors de la proclamation des résultats électoraux ? Il essaya de se convaincre que ceci ne le concernait plus, tandis que le téléphone hurlait de plus belle, comme un enfant gâté dont les cris redoublent sitôt qu'il voit qu'on lui a porté un peu d'attention.
Reg lâcha un soupir et, sensible à sa détresse, décrocha le combiné.
« Capitaine Reg, lança-t-il par un vieux réflexe, car qu'il soit maire, prévôt ou vendeur de paille, on appellerait toujours Reg « capitaine ».
— Reg ? Ce bon vieux Reg ! C'est bien vous ! Ne bougez pas, j'arrive tout de suite, je suis en face !
— Excusez-moi, à qui ai-je l'honneur ?
— On se connaît déjà, voyons ! »
L'individu raccrocha aussi sec. Reg tenait encore le combiné à la main, inquiet comme un employé arrivé à l'âge de la retraite, à qui on annonce que la banque qui stockait ses économies vient d'être cambriolée.
Il n'eut pas le temps de raccrocher que la porte de son bureau s'ouvrit.
Reg dirigeait Amor depuis des années ; il avait appris à s'attendre à tout ; malgré cela, il ne s'attendait pas à faire face à un mouton.
L'animal était un parfait exemple de la thèse des animaux mécaniques de Descartes ; ainsi, son regard n'exprimait pas la moindre trace d'intelligence ni de raisonnement. C'était un automate herbivore, qui déplaçait périodiquement son corps de quelques mètres, actionnait en continu les muscles de sa mâchoire et ruminait tout ce qui passait à sa portée. Ainsi, le dossier sur la construction du nouveau pont, non qu'il eût attiré son attention par la couleur de sa pochette cartonnée, fut aspiré par cette mâchoire broyeuse.
C'est un cauchemar, se dit Reg, alors qu'il n'avait encore rien vu.
« Ce bon vieux Reg ! »
Derrière le mouton venait un homme ; ou plus exactement, cet homme avait poussé le mouton. Il portait un costume élégant, quoiqu'un peu daté, ainsi qu'une moustache à faire pâlir d'envie quiconque s'intéresse aux moustaches, s'il en existe encore.
« Je suis sûr que vous vous souvenez de moi ! On s'est vu il y a quelques mois. Je suis Adrian von Zögarn, alchimiste renommé et éleveur de moutons.
— Pourquoi... non, ne dites rien.
— Vous avez raison, il faut aller à l'essentiel. Figurez-vous que j'étais à l'autre bout de l'Omnimonde, sur une planète dont j'ai déjà oublié le nom, quand tout à coup... mais qu'avez-vous, capitaine ? Vous êtes tout pâle.
— Je pressens qu'une catastrophe va bientôt arriver, allégua-t-il en essayant de chasser le mouton à coups de dossiers, ce qui n'avait aucun effet.
— Hum... oui... non, en fait, elle a déjà eu lieu. Mais je vais y venir. Comment trouvez-vous ce mouton ? C'est mon mouton préféré, il s'appelle Socrate, en hommage au philosophe Socrate. N'est-il pas d'une rare intelligence ?
— Sans doute, admit Reg, tandis que le mouton délaissait son bureau pour s'en prendre au tapis.
— Je disais donc : j'étais sur cette planète lointaine, quand tout à coup, j'ai eu faim. Or, rien n'arrête un von Zögarn qui a faim.
— Je n'en doute pas, dit Reg en se souvenant qu'il avait un crochet à la main droite, et qu'il pouvait parfaitement embrocher sur place ce maudit mouton.
— À ce moment, je me souviens qu'on trouve sur Neredia la deuxième meilleure tourte au fromage de l'univers. Du coup, je décide de m'y rendre. Et là, je tombe dans le fleuve.
— Vous avez déjà fait ça, se souvint Reg en se levant pour chasser le mouton de son bureau.
— Exactement ! Mais j'avais totalement oublié. Heureusement, j'étais accompagné de moutons, qui essayaient de mâcher les manches de ma veste depuis quelques temps. Du coup, j'ai survécu grâce à eux, car le mouton flotte.
— Imparable, dit Reg en fermant la porte au nez du mouton, qu'il entendit gratter contre la poignée.
— Mais ce n'était pas fini ! Je suis arrivé à Amor et j'ai découvert que l'auberge du pont avait fermé. Pour la deuxième fois. J'ai eu une impression de déjà-vu. Il suffit d'un rien ! Et là, je me suis souvenu de la bataille de Stella Realis...
— Quelle bataille ?
— Vous n'êtes pas au courant ?
— Nous n'avons pas eu de nouvelles depuis des mois.
— Ah, peut-être que votre balise Proxima ne marche pas. Et donc, reprit-il précipitamment, je me suis dit, il faut que je passe voir ce bon vieux Reg. Il faut que je vous emprunte un vaisseau et que j'aille dans l'espace.
— Pour quoi faire ?
— Une intuition, capitaine. Je crois que l'Armada Secunda est dans une mauvaise passe et que, si personne n'arrive à la rescousse, ils ne se sauveront pas tous seuls. Du coup, j'ai échafaudé un plan. Il me faut un vaisseau pour rejoindre l'Armada, et là, on sauve tout le monde.
— C'est un plan qui se tient, jugea Reg sans en penser un mot. Je vous souhaite de réussir. Vous en parlerez tout à l'heure avec mon successeur, car voyez-vous, je suis à la retraite. »
Reg ouvrit la porte de son bureau et heurta le mouton. Il crut que ce dernier le suivait du regard.
« Attendez ! s'exclama Adrian, qui se prit lui aussi les pieds dans le mouton. Votre successeur m'a dit que je pouvais compter sur vous !
— Il a dit... de toute façon, on n'a pas de vaisseau.
— Bien sûr que si ! Il y a le Garuda II de l'Imperatrix. Celui que vous avez retrouvé il y a deux semaines.
— Il ne fonctionne pas !
— Bien sûr. Il faut qu'il soit examiné par un ingénieur... ou par un génie, comme moi.
— Et ensuite, que comptez-vous faire ? »
Adrian rajusta les fraises sur ses manches, qui portaient des traces de dents du mouton, et annonça avec grand sérieux :
« Ensuite, nous allons envoyer un mouton dans l'espace. »
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro