3. Aveuglés d'un regard
N'oubliez pas que vous êtes des êtres de lumière.
Kaldor, Principes
Une grande lumière.
Puisque tout partait d'une grande lumière, tout devait y revenir. Ainsi l'histoire de l'univers serait complète.
La lumière était intense, si bien que les choses n'avaient pas d'ombre. Ni Ivan lui-même, ni cette image d'Arcana surgie de sa mémoire, ni les arbres de Kariev tordus par le froid de l'hiver. Ni l'antilope des neiges qu'elle avait tuée et dont le sang tachait encore ses mains.
La lumière était exclusive, si bien qu'elle avait arraché à tout objet sa couleur. Seuls les yeux d'Arcana et le sang sur ses mains avaient gardé le même rouge, qui se diluait en flots pourpres dans l'air laiteux.
La lumière était infranchissable, si bien que toutes les choses s'y trouvaient figées, dans l'espace comme dans le temps. Cela ne semblait pas déranger Arcana. Debout, appuyée sur une seule jambe, une main derrière la nuque, elle avait pris la pose. Un sourire énigmatique sur le visage, à la fois invitante et inaccessible, elle se moquait de lui pour l'éternité.
La Création n'avait pas besoin d'autre principe que cette lumière ; tout se fondait en elle ; tout était lumière, y compris ce qui avait été autrefois hydrogène, oxygène, ou peut-être vivant.
La lumière était éternelle.
Tel était l'univers promis par Hélios. Un havre de lumière, un ordre où chacun trouverait sa place et où personne, parmi ces statues de lumière, n'aurait jamais plus à souffrir.
Ce n'était peut-être pas un mal.
La lumière vint à décroître ; Arcana s'envola avec elle et il ne demeura que le rouge de ses mains et de ses yeux, qui formait un motif symétrique. Enfin, Ivan entrouvrit une paupière. Il ne remarqua pas tout de suite qu'il voyait en deux dimensions, car il avait de grandes difficultés à repérer le moindre objet dans cet océan de blancheur, dans lequel il avait l'impression de flotter.
Je suis en apesanteur, comprit-il. On l'avait attaché à son lit avec des sangles de cuir, une perfusion à pompe était plantée dans la veine de son bras, par ailleurs couvert de pansements cotonneux. L'odeur de détergent de l'infirmerie masquait mal, pour le nez aiguisé d'un vampire, celle du sang, des larmes et des longues heures d'opérations délicates.
Son œil gauche était couvert d'un épais bandage et d'une coque en plastique. Encore incapable de bouger, Ivan promena son regard borgne dans toute la pièce. Le mobilier était attaché au sol au moyen de chevilles amovibles. Les murs avaient une teinte blanche uniforme, apaisante ; ils émettaient une lumière chaude, plus proche de la lampe à sodium que du néon. Il se trouvait sur l'Indra. Ce fut confirmé par la présence d'Ek'tan.
L'amirale était assise sur une chaise, à côté de son lit, perdue dans ses pensées. Tournée de profil, elle lui présentait la moitié intacte de son visage. Ivan lui trouva une beauté magnétique, enivrante. C'était peut-être l'effet des antidouleurs que les médecins humains lui avaient injecté. Ou peut-être se sentait-il maintenant libre de voir la beauté autour de lui, sans craindre la jalousie mortelle d'Arcana. Sur Lazarus, la reine vampire ne l'aurait jamais laissé admirer une autre femme qu'elle.
Lors de leur première rencontre, Ek'tan lui était apparue comme la preuve que Lazarus ne pouvait traiter avec les autres mondes, que les vampires devaient mener seuls la grande bataille. Comment trouver un terrain d'entente avec des êtres aussi différents, tant sur le plan physique que celui de la morale ? Oh, ces idées avaient volé en éclats avec Realis. Tout ce en quoi croyait Ivan avait été anéanti en un instant. Seule Ek'tan et l'Indra étaient demeurés inchangés ; il ne pouvait se raccrocher qu'à eux.
« Pourquoi êtes-vous là ? demanda-t-il d'une voix rauque, car on l'avait hydraté par intraveineuse, et sa gorge était sèche.
— Je vois que vous êtes de retour parmi nous.
— Pourquoi suis-je ici ? Depuis combien de temps ?
— Environ deux jours et demi. Dont une demi-journée passée à vous extraire de Mjöllnir. »
Ek'tan ne ressemblait pas à la remsienne de son souvenir, capable de tenir tête à la flotte de Lazarus, d'imposer sa présence et de faire les bons choix. Peut-être Ivan, après s'être moquée d'elle, l'avait-il idéalisée. Son visage était sombre, son regard bas comme un vol de corbeaux. Elle était indécise. Devenue l'officière la plus haut gradée, la cheffe de l'Armada par défaut, elle doutait de sa capacité à gouverner.
« Vous perdez votre temps avec moi, amirale. Mais vous pourrez peut-être au moins me dire ce qui est arrivé.
— Je vais être franche, Ivan. Lors de la dernière accélération de Mjöllnir, vous avez été projeté contre un angle. La visière de votre casque a éclaté. Vous avez perdu un œil.
— Ce n'est rien, il m'en reste un autre. »
Il ne put s'empêcher de sourire. Quelle Arcana voudrait-elle de lui dans un tel état ?
« Lorsque nous sommes revenus dans ce système, le pont d'Arcs derrière nous a implosé, ce qui nous a permis d'échapper à Hélios. Aussitôt, Mjöllnir s'est éteint. Nous avons fait de même et, à l'heure où nous parlons, nous sommes encore en train de dériver. Au début, nous avons cru que vous aviez vous-même arrêté Mjöllnir, mais les communications passaient mal, et il a fallu plusieurs heures pour comprendre que vous étiez encore pris au piège du vaisseau. L'ingénieure-major Sahir a pris une navette et deux hommes pour vous extraire de là. Nous avons dû découper la porte d'entrée au laser.
— C'est impossible. Mjöllnir dispose d'un champ d'intégrité...
— Il s'est éteint, comme tout le reste. »
Cette annonce le laissa perplexe.
« Il faudra que je parle avec la pilote.
— Elle se trouve sur l'Indra. Vous aurez peut-être l'occasion de la croiser. Mais elle n'a pas l'air pressée de vous revoir. »
Ek'tan croisa les bras.
« Les officiers de votre flotte ont décidé de ne pas vous attendre et de me confier le commandement. Notre seule chance est de rejoindre Stella Rems avant que notre dioxygène s'épuise. Nous avons calculé la trajectoire optimale. Mais il nous fallait au moins trois jours pour remettre nos systèmes vitaux en état de marche, redistribuer les blessés sur les vaisseaux et nous occuper des morts. J'attends que Sahir me donne le feu vert pour que nous puissions partir. D'ici là, il faudra aussi décider ce que nous faisons de Mjöllnir. Si le vaisseau refuse d'être remis en route, nous devrons l'abandonner. Dans ce cas, une équipe d'ingénieurs devra être envoyée sur place pour récupérer les pièces les plus intéressantes, peut-être en apprendre plus sur sa technologie.
— Redistribuer les blessés ? C'est pour ça que je suis ici ?
— L'un de vos vaisseaux, le Triton, était trop endommagé pour être gardé en l'état. Nous avons décidé de l'abandonner et d'utiliser ses pièces pour les réparations sur les autres appareils. Pour garantir la survie de tout le monde, il a fallu accueillir des vampires sur l'Indra. Vous en faites partie. Je souhaite que vous nous aidiez à ce que la cohabitation se passe bien.
— Quelle ironie.
— C'est ce que je me disais aussi, au début. Mais j'ai eu le temps d'en apprendre un peu sur vous, Ivan. J'ai découvert que nous avions des points en commun. Par exemple, vous et moi sommes des ostracisés. Pour ma part, j'ignorais l'être. Quant à vous, vous ignoriez l'être encore. »
Elle a tout compris, songea Ivan. Il n'était jamais vraiment rentré de la Taïga. Arcana ne lui avait pas redonné son nom et ses titres, elle avait fait de lui son objet personnel.
« J'ai fait tout cela pour elle.
— Je sais.
— Maintenant, je ne sais pas si je l'aimais vraiment, ou si j'avais peur d'elle.
— Si vous l'aimiez, vous auriez trouvé des raisons pour retourner la voir. Au lieu de cela vous avez choisi de la fuir. Libre à vous de l'interpréter comme vous voulez. Mais je pense que vous avez mis l'amour dans ses yeux rouges, comme je plaçais la justice dans les yeux verts de mon exécutrice ; nous avons tous les deux été aveuglés d'un regard. Nous nous sommes tous les deux lourdement trompés.
— Amirale, pensez-vous que nous parviendrons à Stella Rems ?
— En vérité, je l'ignore. Le dioxygène manquera avant les vivres, et nous n'avons aucun moyen de nous réapprovisionner en chemin. Vos officiers ont proposé de tirer au sort quelques malchanceux, à hauteur de dix pour cent de nos équipages, pour nous donner un sursis. Ils ont aussi proposé de sacrifier en priorité leurs domestiques humains. J'ai refusé. Personne ne mourra, ou nous mourrons tous ensemble. Est-ce que cette décision vous semble juste ?
— Elle est juste, l'assura Ivan.
— Tant mieux. Je ne cesse de me poser la question. »
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