24. Le Soleil et l'Océan
En ces temps-là, Océanos veillait sur les mondes, à sa manière.
L'Omnimonde avait vu fleurir des milliers de civilisations, dont certaines, incomparables, avaient atteint des sommets de sapience, de raison et de beauté. Il avait vu prendre forme des empires immenses, naître des dieux puissants. Et chacun de ces êtres démesurés avait cru, un jour, à son immortalité. Chacun de ces grands hommes, en se levant un matin, s'était dit : peut-être suis-je le premier éternel à voir le jour.
Mais l'Omnimonde n'avait rien vu d'éternel et Océanos en était le témoin.
Sa contribution à l'équilibre des mondes était méprisée de tous, et pourtant, indispensable, comme l'est le travail des insectes charognards et coprophages. Océanos était le puits sans fin dans lequel convergeaient les dernières ruines, les vestiges des civilisations anéanties, les souvenirs des dieux vaincus, les âmes trop fières qui n'avaient jamais trouvé le repos.
Océanos avait existé depuis l'aube de la Création, il avait gonflé lors du Déluge, et il existerait jusqu'à la fin des Temps, jusqu'à l'extinction des dernières étoiles. Alors, les portes de l'oubli se fermeraient sur cet univers ; le dernier homme jetterait un regard affligé en arrière, et se demanderait, à raison, si tout avait été pour le mieux. Et ce dernier être conscient, ce fragment minuscule écrasé par un héritage millénaire, rejoindrait l'océan.
C'est ainsi qu'Océanos, lui-même conscient, lui-même doté de pensée, voyait l'histoire de l'univers.
Sa vision était antithétique de celle de Caelus. Dans son phare d'Alexandrie, Caelus faisait provision de science, il empilait la connaissance et l'histoire de l'Omnimonde, telles que racontées par les historiens et par les scribes. Il faisait main basse sur les encyclopédies de Diderot et d'Alembert, sur les textes originaux de Tchouang-tseu, sur le journal intime de l'empereur Vilna. Ainsi, la bibliothèque devenait-elle une image de l'univers, mais une image incomplète, comme un mirage sans profondeur.
Océanos était l'autre versant de la montagne, l'autre côté de l'iceberg. Un monde fait de remords et de regrets, de jalousie et de colère, de cruauté et de souffrance. Un monde tissé par les âmes en peine, prisonnières de l'océan ; l'enfer où atterrissaient tous ceux qui s'étaient trop longtemps égarés dans la Noosphère.
Dans cet univers, les démons les plus malins pouvaient faire des allers-retours entre le rêve et le réel, prendre possession de corps humains, et faire vivre indéfiniment leurs espoirs, comme une chandelle que l'on raccommode sans cesse avec des bouts de suif. Océanos savait que rien n'est éternel, et que ceux qui prétendent vivre à jamais se déforment tantôt en monstres ; sa mission était d'empêcher que ces monstres se déversent dans le réel.
Premier et dernier immortel, il ne tirait aucun orgueil de sa tâche, aucun contentement à écraser ces esprits malades comme des graines sous un marteau, à diluer les lacs ambrés de ces âmes anciennes dans ses eaux empoisonnées. Frontière séparant la vie de la mort, Océanos était nécessaire, comme le sont le vent et la pluie, sans lesquels rien ne pourrait vivre.
Dans cet univers, le décompte des morts dépassait celui des vivants de nombreux ordres de grandeur, et le passé avait vu des choses largement plus admirables, plus divines, ou plus ignobles, que ce que le présent n'était en mesure de produire. Si l'univers avait été un arbre, Caelus se situait dans ses frondaisons et cueillait ses fruits ; mais ses racines plongeaient dans les eaux d'Océanos, et en dévorant les souvenirs de ses prisonniers, l'océan primordial avait entendu tout ce qu'il fallait entendre, vu tout ce qu'il fallait voir. Quant aux autres dieux de l'Omnimonde, il ne les considérait au mieux que comme des enfants, ne tenait envers eux aucune forme d'estime ; il avait dévoré nombre d'entre eux.
Aussi, lorsqu'Hélios s'approcha de son rivage, Océanos ne lui accorda aucune espèce d'attention.
Le dieu-soleil portait une apparence proche d'un homme, une forme astrale faite de pure lumière, dont les détails variaient sans cesse, comme s'il hésitait à se maintenir ainsi. Des ailes dorées étaient repliées dans son dos ; deux cornes de bélier surgissaient de son crâne lisse. Océanos reconnut l'attribut original du Peuple Solitaire, le peuple exilé que Kaldor avait accueilli au sein de l'Omnimonde deux mille ans plus tôt. Car il avait aussi dévoré une grande quantité de ses membres, des mages d'Arcs capables de grandes prouesses ; des âmes coriaces, filandreuses, sur lesquelles ses dents s'étaient émoussées des années durant. Mais des âmes trop obsédées par leur désir de fuir, qui s'étaient épuisées dans leur lutte, au contraire du roi Zor ou du Grec Ulysse, qui demeurerait encore en place pour des millénaires.
« Es-tu ce que les mortels nomment l'enfer ?
— Je suis l'enfer des dieux, avertit l'Océan d'une voix de tempête. Je n'appartiens pas au cycle naturel de la vie et de la mort ; je suis la mort de ceux qui ont refusé de mourir. Mon rôle est d'appliquer la loi du Temps.
— Et moi, sais-tu qui je suis ? »
Océanos souleva une vague immense, sur laquelle se refléta la forme astrale d'Hélios, comme un bref coup d'œil jeté hors de sa tanière.
« Tu es le dieu-soleil, qui a déclaré la guerre au Temps.
— Ne devrions-nous donc pas nous affronter ?
— Je me moque de toi. »
Le tout jeune dieu eut un fin sourire ; il prenait cela comme un défi. Il avança de quelques pas, approcha ses pieds nus de l'eau sombre, et fit reculer celle-ci comme un rideau, comme un mollusque regagnant sa coquille. Non que les abords d'Océanos craignissent Hélios, mais il vaporisait l'eau à son approche.
« Tu te crois fort, parce que tu as mangé une étoile.
— Trois étoiles, corrigea Hélios, qui leva la main et écarta le pouce, l'index et le majeur, comme si ses trois possessions étaient là, flottant juste devant son regard, comme trois perles en leur écrin.
— Trois ! Mais moi, j'ai dévoré des milliers d'étoiles. Mes fonds sont une chaîne infinie de rêves vaincus. J'ai arraché leurs souvenirs aux plus puissants des dieux, j'ai arraché leur nom aux tyrans. J'ai tué ceux qui avaient fermé leur porte à la mort, et ceux dont elle ne voulait pas sont sous mes eaux infranchissables.
— C'est vrai. Tu es admirable. Tout au long de ma grande guerre contre le Temps, je ferai quantité de batailles, et tu auras de nombreux clients. Lorsque j'aurai mis à bas l'univers, il ne restera plus que toi, et alors, nous verrons qui de nous deux dévorera l'autre.
— Mais ta guerre commence à peine. Pourquoi es-tu ici ? Que veux-tu ? »
Hélios fit un pas en arrière, diplomate ; il écarta les bras et baissa la tête en signe de paix, ravi sans doute d'avoir capté l'attention de l'océan primordial.
« Ô dieu-océan, tu n'es pas sans savoir que je suis le dernier membre d'un peuple exilé, sorti de sa prison il y a deux mille ans. C'est du moins ce que je pense, et je souhaite m'en assurer. Sont-ils d'autres que moi, dans tes eaux ? Vivent-ils encore ? Quels noms portent-ils ?
— Je ne crois pas, dit l'Océan d'un air soupçonneux.
— Me mentirais-tu ?
— Je ne mens pas, gronda la vague.
— J'ai une deuxième question à te poser, ô dieu-océan. Même s'ils sont tous morts et disparus, même si leurs âmes ne hantent plus tes profondeurs, y en a-t-il d'autres, des humains, des vampires, des omnisaures, qui se souviennent de nous – qui se souviennent de moi ?
— Il y en a certainement, dit l'Océan.
— Chacun d'entre eux est une menace pour moi. Donne-moi ces âmes. »
L'eau se souleva alors en une montagne d'obsidienne, parsemée de reflets, comme des milliers de regards courroucés.
« Nul ne quitte l'océan, annonça le dieu d'un ton inflexible.
— Ils n'ont pas besoin de sortir. Tu as juste besoin de me laisser entrer.
— Si tu entres ici, dieu-soleil, je veillerai à ce que ta lumière s'éteigne, et tu ne ressortiras jamais. »
Hélios eut un nouveau sourire. Un sentiment tout à fait humain le traversait, comme un lointain souvenir : la vanité de se savoir plus malin que son interlocuteur. Une tache sombre croissait au centre de son front, semblable aux tempêtes plasmiques qui agitent la surface des étoiles, formant un troisième œil.
« Pourtant, un homme a pu s'échapper de ta prison. Tu aurais dû lui enlever son nom, et au lieu de cela, en partant, il en portait deux. »
Il n'avait plus besoin de parler. Son visage s'effaça comme une peinture effacée par la pluie. Son nez s'aplatit et s'évasa comme une montagne qui s'écroule ; il ne demeura qu'une arête qui séparait en deux cet ovale de pâte dorée. Son troisième œil, désormais unique, descendit jusqu'aux deux tiers de sa hauteur.
Hélios ouvrit alors ses ailes de feu ; ses bras empoignèrent sauvagement les fibres du rêve. L'espace claqua comme une toile secouée et ses ligaments se firent visibles. Ces lignes rouges, qui traversaient l'eau opaque d'Océanos, formaient comme un tunnel, dans lequel s'engouffra Hélios en un coup d'ailes.
Une vague rageuse s'abattit sur lui, qui éclata en un bouillon de vapeur. Des convulsions agitèrent les eaux de surface, dont montait une nouvelle tempête ; mais Hélios descendait déjà dans les profondeurs.
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