21. Ce rêve familier
Hayden Garrison grimpait, à mains nues, une falaise abrupte. Il attrapait des arêtes de pierre saillante, humides de rosée, qui glissaient entre ses mains comme des anguilles ; à mesure qu'il s'élevait, la colline semblait s'incliner vers lui comme un géant dérangé dans son sommeil, rendant son ascension d'autant plus périlleuse. Il eut l'impression de s'accrocher sur un plafond de roche, tandis que les gouffres derrière lui se faisaient insistants.
Enfin, ses mains rencontrèrent un repli, un rebord ; il parvint à se hisser sur la crête, et comme il est d'usage dans les rêves, cette ascension de Sisyphe fut oubliée ; la colline reprit son inclinaison habituelle, en pente douce vers la ville.
Là où aurait dû se situer un horizon, une rangée d'immeubles connectait le ciel et la terre, tous de façades vitrées. Le vent avait écarté ce mélange de smog et de condensation qui se lève parfois sur les grandes cités terriennes, laissant toute sa finesse à ce peigne de jade.
Hayden s'assit sur un banc public. Il ne portait que son costume bleu et sa cravate rouge, comme s'il sortait tout juste d'une réunion de diplomates dans une salle surchauffée, bien que le froid eût justifié une veste. Il essuya la buée sur ses lunettes, pensif ; du sommet de cette colline, jusqu'aux abords du quartier résidentiel voisin, descendait un chemin de gravillons, bordé de parterres de fleurs encore à l'état de bulbes. Il s'attendait à ce que quelqu'un monte sur ce chemin, mais il ne vit passer qu'un chat errant.
À tout instant, éveillé ou non, Hayden pouvait ouvrir une porte sur ce rêve et s'y sentir apaisé. Mais il n'y était pas retourné depuis la bataille de Stella Realis. Sans doute une association d'idées, chemins de traverse, portes dérobées de nos esprits, l'avait-elle mené ici involontairement.
Hayden savait comment se déroulait ce rêve. Il n'aurait pas dû être seul sur ce banc, il manquait une femme qu'il avait connue. Car son rêve familier, contrairement à celui de Verlaine et de Sahir, avait un visage. Il savait que quelques instants après avoir atteint ce sommet, le soleil se lèverait sur la ville endormie, qu'une éruption orangée traverserait la ligne d'horizon et embraserait les façades des immeubles, comme une forêt en feu. Il se trouverait alors à sa place sur Terre, et dans l'univers. Un lieu pour lui seul, pour eux seuls, où il pourrait sans cesse revenir se reposer.
Mais le soleil ne vint pas, tout comme la femme de son rêve, et il comprit qu'elle ne viendrait plus jamais.
« Bonjour, Hayden. »
Il se retourna. En direction des immeubles, l'horizon du rêve formait une frontière inatteignable, car étirable à l'infini ; derrière lui, au contraire, le rêve se recollait de façon bâclée, comme l'envers d'un décor en papier mâché. L'inconnu avait donc traversé un bosquet comme s'il attendait au milieu des fougères depuis l'aube des temps. Il portait une longue robe froissée, d'un gris satiné, dont les pans flottaient de façon incertaine, comme s'il n'avait lui-même aucune épaisseur. Un masque de métal couvrait son visage, ouvert de deux œillères.
L'homme posa une main gantée sur l'accoudoir du banc, dont la peinture s'écaillait à vue d'œil. Il pencha sa tête vers lui et, malgré le masque, Hayden eut l'intuition que son regard était braqué sur lui.
« Puis-je ?
— Si vous voulez. »
L'individu masqué s'assit. Un demi-mètre à peine les séparait ; Hayden ne sentit aucune torsion dans le métal, car cet homme ne pesait pas plus lourd que sa robe et son masque. Il demeurait parfaitement immobile, ne respirant même pas. Sa tenue froissée ressemblait au drapé d'une statue, figé dans le marbre.
« Vous me connaissez, suggéra-t-il, ce qui obligea Hayden à lui porter une plus grande attention.
— Oui, dit le terrien. Vous êtes Kaldor, le dieu-sage. »
Il savait que Kaldor était mort, mais la contradiction apparente de sa présence ne le gênait pas. À ce moment de son rêve, toute explication aurait été la bonne ; Kaldor aurait pu dire que ce n'était qu'un malentendu, qu'on avait confondu avec son frère jumeau, ou encore, qu'ils avaient remonté le temps et que ces tempêtes n'avaient pas encore secoué l'Omnimonde. Mais il ne dit rien de tout cela. Même rêve, Kaldor ne pouvait mentir.
« Vous attendez quelqu'un, jugea Kaldor.
— Oui. Elle ne devrait plus tarder.
— Ce doit être difficile, dit le dieu-sage, et je ne peux qu'essayer de comprendre. »
Il jetait ses aphorismes au hasard comme des graines aux pigeons, espérant sans doute que Hayden finirait par s'intéresser à sa présence, qu'il cesserait de fixer le chemin qui descendait du parc.
« Attendre une amie qui ne vient pas ?
— Vous, mortels, vous avez tous un rêve familier, vous avez tous un lieu en lequel retourner, où la tempête ne portera jamais, un lieu qui vous accueillera toujours, même lorsque le feu dans la cheminée de vos pères se sera éteint. J'ai appris cela de vous. Quelquefois, ce lieu, c'est aussi une personne. Une personne qui n'a de nom ni de visage. Mais dans votre cas, Hayden, votre rêve est un passé, et votre lieu familier emprisonne un souvenir dont vous n'avez jamais réussi à vous défaire.
— Pourquoi le devrais-je ?
— Vous ne reviendrez jamais sur Terre, Hayden. Vous ne reverrez jamais ce lever de soleil.
— Au contraire, ô dieu-sage. Je continuerai de le revoir ; nous y sommes.
— Quand vous avez parlé de cet endroit à Aurora, vous avez fait semblant de vous ouvrir à elle, mais vous avez omis le plus important. Quand le soleil s'est levé sur la ville, vous avez tourné la tête. Ce n'est pas les sources de feu jaillissant entre ces édifices, ces rivières de lave inondant les rues, ce n'est pas cela que vous avez regardé. Vous n'en avez pratiquement aucun souvenir. Vous vous êtes tourné vers elle et vous avez vu cette lumière dans ses yeux. Vous avez vu le reflet sur son visage. C'est cela, votre souvenir.
— Elle va bientôt venir. Laissez-lui votre place.
— Allons, Hayden. Vous savez bien qu'elle ne reviendra pas. Cela fait dix ans qu'elle est partie.
— Laissez-moi en paix.
— Je veux que vous soyez en paix, Hayden. Mais vous n'êtes plus en paix ici. »
Hayden sentit ses yeux s'embuer. Au lieu du soleil, un brouillard épais monta entre les immeubles, qui s'agença à masquer les détails du rêve, tandis que reculait l'horizon. Il espérait encore que son amour de jeunesse surgisse en bas de la route, que ses chaussures croquent les graviers du chemin, qu'elle lui parle de nouveau, qu'ils se racontent quelque chose de banal, mais surtout, qu'elle reste sur ce banc, qu'elle y reste à jamais.
« Mais c'est affreux... monsieur Kaldor... si je ne peux pas rester ici... je ne peux donc aller nulle part.
— Notre existence est un voyage, Hayden. Il nous arrive parfois de changer de maison. Les vérités qui nous définissent changent au cours de nos vies. L'une d'entre elles vous disait : tu ne reviendras jamais sur Terre. Mais c'est déjà la vérité d'un autre Hayden Garrison, d'un très vieux Hayden Garrison, qui est déjà mort, sans que vous vous en rendiez compte. Ce vieil Hayden Garrison aimait à venir s'asseoir sur le même banc que vous, en compagnie d'une jeune fille de son âge ; mais ce temps est passé, la jeune fille s'est envolée, et ce rêve familier n'est plus qu'un beau souvenir.
— Je ne peux pas l'oublier...
— Et vous ne l'oublierez pas. Mais il ne faut jamais chercher à revivre le passé, Hayden. S'il est un lieu familier, s'il est une épaule compréhensive sur laquelle vous reposer, pour vous, il est encore à découvrir. »
Hayden eut l'impression que le dieu-sage l'escroquait à force de sophismes, que tout ce qu'il voulait, c'était avoir le banc pour lui tout seul.
« Pourquoi êtes-vous venu me dire cela ? J'étais bien ici. Pourquoi devrais-je partir ?
— Il est temps pour vous de changer.
— Pourquoi ?
— Vous n'avez pas le choix. Un vieil Hayden Garrison est mort, et c'est à vous de reprendre sa vie là où elle s'est arrêtée ; d'accepter son héritage et de poursuivre son chemin. »
Hayden eut l'impression de ne s'être réveillé que depuis une minute, alors qu'il contemplait le plafond de sa cabine depuis une heure au moins.
Cet ancien Garrison, sûr de lui, flegmatique, stable, ce diplomate habile, qu'il était loin désormais ! Son esprit bouillonnait comme celui d'un adolescent ; tous les chemins des possibles se décomposaient et se recomposaient sans cesse dans sa tête. Jusqu'ici, tout aurait pu se remettre en place, la routine se poursuivre, comme celle d'une administration technocrate à peine au fait des gouvernements qui se succèdent à sa tête. Le changement ! Certains diplomates de son milieu arguaient d'une expérience considérable dans les hautes sphères, mais ils n'avaient jamais rien appris, car ils n'avaient jamais été changés ; le monde avait coulé sur eux comme la pluie sur une vitre, lorsque, de l'intérieur, on assiste à l'orage avec détachement.
Il est trop tard pour revenir en arrière, se dit-il, et il avait raison. Après avoir entrouvert la porte d'une nouvelle vie, le retour à sa routine passée aurait fait de Hayden un homme désabusé et cynique, car insatisfait de son existence et ayant décidé qu'il ne pouvait rien changer.
Dans un tiroir, le terrien mit la main sur un sachet de tissu percé d'une cordelette, fourni par le docteur Jin, cousu à la main – ce qui n'était pas une mince affaire. De nombreux outils usuels, comme les aiguilles à tricoter, devenaient dangereux en apesanteur, où il est facile de les avaler ou de les respirer par mégarde ; l'équipage employait donc des sortes de couteaux suisses bien moins pratiques.
Hayden passa cet accessoire au cou, se laissa tomber sur son lit et se rendormit.
De même que certains théorèmes ne sont ni vrais ni faux, car indémontrables dans le système d'axiomes logiques qui a permis de les formuler, certaines décisions ne sont ni bonnes ni mauvaises, car leurs conséquences sont égales. Peut-être était-ce le cas ici. Mais Hayden ne rêva pas une seconde fois de Kaldor, et le dieu-sage se garda bien de se prononcer sur la question.
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