20. Le projet Rhadamanthe
Il y a un monstre dans le placard ? Solution : il suffit de fermer la porte à clé.
Évidemment, ça ne marchera pas. Le monstre va défoncer la porte.
Adrian von Zögarn, Maximes pour mon petit-fils Maxime, ou de la philosophie pour les enfants
Au moment où Jim Denrey quittait son bureau, le matin même, son téléphone s'était mis à sonner. Peut-être s'agissait-il du président bulgare, d'un centre d'appels qui voulait lui vendre des contrats d'assurance, ou juste d'une retraitée du New Hampshire qui s'était trompée de numéro. Voire un complot secret pour l'empêcher de témoigner auprès du Conseil. Jim avait été plus fort que le téléphone ; il n'avait pas décroché. Il avait compté les sonneries en attendant qu'un employé du Bureau traverse la pièce en courant pour annoncer qu'il était en déplacement.
Sa journée commençait bien.
« Qui est-ce, Rhadamanthe ? demanda-t-il à Frank sur le chemin de la réunion.
— C'est l'un des trois juges des enfers, dans la mythologie grecque, avec Minos et Éaque. Fils de Zeus et d'Europe. Frère de Minos, réputé pour son sens de la justice.
— Quel rapport avec les ponts d'Arcs ?
— Eh bien, le Conseil t'envoie un message. On ferme la porte des enfers. C'est une sage décision à prendre. Qui irait critiquer ça ? »
Frank Wassermann était un intermédiaire de l'ONU. Denrey n'avait aucune idée de son poste exact, ni du nombre d'années depuis lesquelles ils se tutoyaient. Frank faisait partie de ces hommes discrets, rivés à leur attaché-case, qui forment le bruit de fond de la diplomatie mondiale. Il était sans doute le moins pire d'entre eux. À croire que ce monde était un marché aux puces, où on trouvait toujours de quoi se contenter, mais jamais rien de neuf et sans accroc. Sauf Hayden Garrison. Or, on avait expédié Hayden Garrison à des millions d'années-lumière de la Terre, et on s'apprêtait à lui claquer la porte au nez, en laissant peut-être un post-it d'excuses.
« Quelles sont mes chances ? relança Denrey alors que leur voiture, loin des standards des convois diplomatiques des chefs d'État, s'arrêtait dans un bouchon.
— Je vais être honnête avec toi, Jim : tu perds ton temps. Dès qu'ils ont lu le message, les américains ont appelé Zhang, qui a rappelé le reste du Conseil. Il a fait une très bonne pub au projet Rhadamanthe. En une heure, c'était plié. Une fois qu'une idée est en place, c'est difficile de la déloger. Le projet a un nom, un budget, il est déjà accepté par tout le monde.
— Ils ne craignent pas d'ébruiter l'existence des ponts d'Arcs ?
— Après tes années au BTS, tu n'as toujours pas compris, Jim ? Un monde qui ne veut pas savoir ne saura jamais rien. Alors, c'est vrai, si on devait installer deux mille canons sur la planète et pointer toutes nos ogives nucléaires vers l'espace, les gens se poseraient des questions. Mais là ? Il s'agit juste d'envoyer quelques satellites, quelques sondes. On fait déjà passer des satellites-espions sur des lancers commerciaux. Aux États-Unis, en Russie et même en Europe, l'espace est un élément du complexe militaro-industriel. Donc quelque chose qui se contrôle en passant des coups de fil.
— Et toi, Frank, qu'en penses-tu ?
— Sur ce coup-là, je te trouve un peu idéaliste. C'est ce qu'ils te diront, tu sais. On parle quand même de l'anéantissement de la Terre !
— Ce n'est pas l'enfer derrière cette porte, Frank. Ce sont des milliers de mondes. Nous avons pris contact avec d'autres civilisations. Bon dieu, Frank, nous avons des voisins dans cet univers ! Nous ne pouvons pas nous terrer dans notre système solaire en faisant semblant qu'il n'y a rien dehors.
— Pourquoi ? C'est immoral ?
— Non, c'est immature ! »
Frank fit un sourire en coin.
« Bon mot, celui-là. Garde-le en tête pour le leur ressortir, si tu espères toujours les convaincre.
— Je ne sais pas ce que je dois espérer. »
Avec un grand soupir, Jim appuya sa tête contre la vitre.
« Tu sais, ils ont tous bien compris ce que tu vas leur dire, assura Frank. Dans leur tête, c'est toi qui n'a pas pris la mesure du problème.
— Nous avons passé un accord avec Rems. Que faisons-nous de cet accord ?
— Il tient toujours. Je t'ai dit que Zhang avait fait un excellent job. Les anglais étaient inquiets à l'idée de parjurer au nom de la Terre, mais les termes précisent bien que nous apporterons assistance à l'Armada s'ils nous le demandent, que notre orbite basse pourra leur servir de port d'attache. Ça ne dit rien en cas de rupture du pont. Formellement, nous serons toujours associés.
— Ça me dégoûte. Et Hayden ? Qu'est-ce qu'on en fait ?
— On se convainc qu'il trouvera bien un moyen de revenir sur Terre et que, s'il n'en trouve pas, c'est son problème.
— C'est vraiment ce qu'ils pensent ?
— C'est leur raisonnement.
— Ils sont au courant qu'il est sur un vaisseau sinistré, qui n'a toujours pas redémarré ?
— S'il a pu envoyer un message, c'est que la situation n'est pas aussi désespérée. »
Il y a une différence entre tirer un rayon laser et déplacer un vaisseau stellaire, voulut exploser Jim, mais il se ravisa. Il devait garder toute son énergie pour le Conseil de sécurité. Frank ne faisait que l'échauffer.
La réunion eut lieu à huis clos, dans un bâtiment anonyme encerclé de policiers en civil. L'explication habituelle avec les agents de sécurité, sur le fait que son fauteuil roulant ne pouvait pas passer le portique, ne dura que jusqu'à l'arrivée de Zhang. Le représentant chinois salua Wassermann et Denrey avec un certain égard, la politesse d'un homme certain de sa victoire, mais qui respecte néanmoins l'entêtement de son adversaire.
« Monsieur Denrey, je vous remercie d'avoir fait le trajet jusqu'ici. Je sais que vous êtes un homme très occupé.
— Mon bureau n'est qu'à une heure de route. L'avenir du monde est en jeu. Je pouvais bien faire cela.
— Vous avez raison. Nous parlons bien de l'avenir du monde. »
Zhang embraya ensuite avec un compliment, peut-être une façon de le déstabiliser :
« J'ai un immense respect pour votre travail, monsieur Denrey, et je trouve naturel que le BTS gagne en reconnaissance et en visibilité auprès des Nations Unies.
Puis une bonne nouvelle :
— D'ailleurs, je tiens de source sûre que votre budget annuel sera bientôt doublé. »
Simple spectateur, Frank nota les qualités évidentes du chinois d'un bref hochement de tête fataliste ; il laissa les deux bretteurs s'engouffrer dans la petite salle insonorisée, où les attendait déjà un panel de puissants inconnus, rôdant autour d'une table en acajou.
Le représentant britannique serra la main de Denrey avec empressement, comme s'il cherchait à se défaire de quelque culpabilité. Le représentant français sembla ne pas le voir ; la représentante américaine et l'ambassadeur Russe choisirent la mesure. Il s'agissait là des cinq pays disposant d'un siège permanent et d'un droit de veto, sur les quinze que comptait le Conseil, élus chaque année. La présidence tournante était assurée chaque mois par un des quinze membres, en l'occurrence l'Allemagne. Mais son émissaire semblait dépassé et guère loquace. Il se contenta de prendre des notes.
« Donc, monsieur Denrey, vous êtes contre le projet Rhadamanthe ? lança le français d'un air moqueur.
— Monsieur Denrey souhaite que nous révisions nos options avant de nous engager plus avant dans ce projet, indiqua Zhang avec courtoisie.
— Tout a déjà été signé.
— Écoutez-moi bien, dit Denrey. Vous avez l'impression de faire face à un choix simple : entraîner notre planète dans une guerre interstellaire, ou tout oublier et revenir au temps où nous étions seuls dans l'univers.
— En effet, c'est un choix simple, intervint l'américaine.
— Il y a dans la nature un dévoreur d'étoiles, qui a déjà absorbé la matière de trois soleils, anéanti les derniers êtres immortels de notre univers. Il est capable de traverser l'espace à la vitesse de la lumière. En d'autres termes, un tueur est entré dans votre maison, et vous croyez qu'il suffit de fermer la porte à clé et de vous enfouir sous la couette pour lui échapper.
— Même s'il ne s'agit que d'un sursis, Denrey, ce temps supplémentaire nous permettra de mettre en place une vraie stratégie. Vous l'avez dit : c'est un adversaire hors de notre portée. Les extraterrestres que vous avez rencontrés ont choisi l'affrontement direct et ils ont échoué. Il nous faut le contourner. Nous trouverons un moyen, soit de parlementer avec lui, soit de nous en cacher. L'univers est vaste ! Nous pourrions même bâtir des vaisseaux et nous enfuir dans l'espace, hors du champ de toute étoile.
— Vous cacher. Même en mettant bout à bout l'orgueil de cent quatre-vingt dix nations, c'est tout ce que vous avez trouvé ?
— Nous sommes des réalistes, monsieur Denrey » tempéra Zhang.
Il semblait sincèrement affligé par le tour de la conversation.
« Nous serons jugés sévèrement par l'histoire.
— L'histoire ne nous connaîtra pas. Il n'y aura jamais eu de ponts d'Arcs. L'univers est tel qu'il doit être, le système solaire est assez grand pour nous.
— Nous avons ici tout ce qu'il faut pour détruire la civilisation, ironisa le français. Nous n'avons pas besoin que des menaces extérieures viennent interférer avec nos problèmes internes.
— Avez-vous quelque chose à ajouter, monsieur Denrey ?
— Que faisons-nous de Hayden Garrison ?
— Monsieur Garrison était conscient des dangers de sa mission, dit Zhang avec une extrême douceur, comme s'il s'adressait à un enfant. Malheureusement, il comprendra lui aussi que nous soyons forcés à des choix drastiques. Si d'aventure il venait à être coupé de nous, il sera considéré comme mort pour la paix mondiale, avec les honneurs posthumes que cela implique.
— Je continue de croire qu'une autre voie est possible.
— Vous avez raison, monsieur Denrey, d'être le contradicteur du projet Rhadamanthe. Beaucoup de pays dans ce monde fonctionnent sur ce principe, n'est-ce pas ? Tout projet rencontre toujours une opposition formelle, dont le rôle est de prévenir des problèmes éventuels, de mettre en lumière les ambiguïtés. Je trouve cela parfaitement sain. Aussi, ne changez rien, monsieur Denrey. Nous resterons en contact. »
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