2. Le lendemain de la tempête
Bataille autour Sol Realis. Défaite. Pertes flotte Lazarus 80 %. Étoile détruite [...] Sommes en attente dans système inhabité depuis 48 heures pour réparations. Pas de retour immédiat vers Lazarus. Planète sans défense. Ivan, chef vampire, blessé et encore en soins. Adrian von Z introuvable. [...] Vaisseau stellaire Mjöllnir inactif depuis bataille. Hésitons à démanteler avant départ. Plus que 30 jours autonomie oxygène, malgré ré-assignement des équipages. Hier, mutinerie sur un vaisseau vampire. Cinq morts. Rapports indiquent mort d'un dieu sur Realis. Nul signe d'autres dieux depuis.
Hayden Garrison, rapport envoyé au BTS par le réseau Proxima, depuis le vaisseau interstellaire Indra de Stella Rems, au sein de l'Armada Secunda.
Sont-ils l'envers, ou l'enfer de nos rêves ? Les cauchemars sont un monde à rebours, dans lequel toutes les lois sont renversées. La vérité suprême qui, dit-on, se cache chez chaque être, la vérité capable de le détruire, rôde dans ces galeries de mines, dans ces cavernes abandonnées. Elle fait tinter ses chaînes comme le glas. Elle en sortira un jour, telle le géant de la légende qui, en soufflant du cor, fera s'effondrer le ciel. Elle se donne les apparences de la mort et se prétend inévitable ; mais l'affrontement n'est pas encore venu, et lorsqu'elle vous sautera à la gorge, vous saurez vous en défendre. Oublions-la donc. Descendons plus loin dans les abîmes. La violence y est omniprésente, aussi absurde, aussi incompréhensible que les rivières d'ossements des sacrifiés Aztèques. Non pour témoigner de la folie des hommes, et il y aurait fort à faire, mais pour incarner la cruauté involontaire de l'univers, qui nous accable sans le vouloir, tel un homme pressé écrasant du pied une fourmilière.
Au plus profond de ces tunnels se trouve notre ultime cauchemar.
Nous y descendrons souvent. C'est inévitable. Ce rideau d'ombre se soulèvera à de nombreuses reprises. Et le cauchemar ne pouvant être anéanti, notre seule manière de le vaincre sera de le désamorcer. D'en ôter toute la substance émotionnelle. De le modifier, si c'est bien un songe, ou de l'accepter, si c'est un souvenir. Il existe, et il existera mille manières de conquérir cet espace, qui est en nous, et où nous ne sommes pourtant pas les bienvenus.
L'ingénieure-major Aurora Sahir connaissait ce souvenir dans les moindres détails. Les premières fois, elle avait vécu un retour en arrière, brutal comme une chute dans l'eau glacée. Puis, à défaut de pouvoir changer le passé, elle avait changé son regard. Pour elle, désormais, ce rêve sonnait comme un rappel. Quelles que soient les menaces qui puissent s'accumuler devant elle et lui barrer la route, aucune ne valait cet écueil d'alors. Son esprit portait une marque invisible, attestant que les forces de la nature l'avaient mise à l'épreuve, qu'elle avait survécu à leur déchaînement.
« Aurora ? »
Une rafale de vent frappa son visage. L'air avait une odeur de sel et de bois humide. La plage était couverte de débris, de planches arrachées, de pierres déplacées, de noix éclatées de la palmeraie, dont le jus mêlé d'eau de mer fermentait à l'air libre. Des griffures de vase couraient de l'océan provocateur jusqu'aux palmiers encore agités. Le passage de l'ouragan avait aboli le cycle des marées ; bien que l'eau se fût retirée avec la tempête, les vagues restaient hautes et inquiétantes, telles l'arrière-garde pilleuse, éclatée en petites troupes de soudards, qui met à sac le royaume conquis. Sahir craignait que le bloc de nuages qui fermait l'horizon décide, à tout instant, de revenir vers eux. Elle craignait que l'œil de l'ouragan ne la voie encore debout, sur la grève, et constate qu'il avait mal fait son travail, et referme son manteau de tempête sur leur île isolée.
Son père posa une main sur son épaule. C'était un homme de grande stature, inflexible, doté de la même chevelure abondante que sa fille. Comme les palmiers plantés aux abords de la plage, il n'était pas invincible, et pliait sous la tempête, mais se relevait de tout.
« Aurora ? Il faut que tu viennes nous aider. »
Ils s'enfoncèrent dans la végétation clairsemée. Les troncs des plus vieux arbres de l'île, brisés comme des tiges de bois sec, étaient dispersés dans la forêt. Des poissons inhabituels, remontés des fonds marins et abandonnés par le reflux, clapotaient encore dans la boue. Elle crut voir une pieuvre qui essayait de s'échapper en direction de la mer.
La frontière de corail, barrière naturelle qui séparait le lagon de l'océan, avait cédé comme une digue trop maigre. Ainsi, même sur la plage intérieure de l'atoll, l'eau se soulevait à chaque vague. Plusieurs autres habitants de l'île, les pieds dans la vase jusqu'aux genoux, se traînaient au milieu des débris flottants.
Sahir vit qu'ils avaient mis une pirogue à l'abri, mais elle se ravisa bien vite : c'était une moitié de pirogue, dont ils feraient du bois de chauffage. Son père plongea ses pieds dans l'eau froide, qui devait déjà remplir ses bottes de cuir percées.
« On en a retrouvé cinq, pour le moment, expliqua-t-il. Tous de ce côté. Ils ont dû essayer de se mettre à l'abri dans la cabane d'Argo. »
Sahir n'avait désormais qu'un très vague souvenir du vieil Argo. Un souvenir vieux d'une décennie.
Elle arpenta les étendues de sable boueuses, sans jamais croiser le regard des habitants silencieux qui brassaient les débris, antinomiques de ces chercheurs d'or qui secouent le sable dans leur écuelle de zinc en priant pour leur première pépite, car ceux-ci espéraient ne rien trouver.
Sahir se trouvait dans cet état d'hébétude qui suit la surprise et qui précède la douleur ; dans son cas, elle y était demeurée plusieurs jours. Puis il lui avait fallu des années avant de croire de nouveau en l'avenir. L'ouragan n'avait pas seulement dévasté son île natale, il en avait nié la présence. Aucune habitation n'avait tenu. Les toits s'étaient envolés, les murs éboulés comme des empilements de petits cailloux. L'antenne de radio coulait des jours heureux au fond de l'océan. Leurs réserves de grain et de noix avaient été inondées d'eau de mer. Toutes leurs embarcations avaient été rendues inutilisables. Ils étaient deux cent sur cette île, coupés du monde, entourés de vagues menaçantes, sans moyen de contacter quiconque. Réfugiés dans un trou de roche naturel, ils étaient sortis de leur caverne démunis comme les premiers hommes, grelottant dans leurs vêtements trempés, se cherchant de quoi faire un feu.
Les peuples insulaires de Rems ne sont pas plus habitués aux désastres que les autres. Mais Rems leur avait appris à se relever seuls. Elle les avait endurcis. Ils aimaient cette planète comme une mère, mais Rems se montrait des plus cruelles, et tous avaient vécu au moins une fois ses leçons épouvantables.
Sahir cogna du pied dans une branche d'arbre. Elle s'arrêta brusquement, car une masse oscillait entre deux eaux, tout près d'elle, blanche comme le ventre d'un poisson gras. Des filaments noirs semblables à des algues faisaient des dessins à la surface. Elle manqua de défaillir, ravala son souffle et essaya d'appeler son père, mais il ne subsista qu'un filet de voix si mince que le vent, qui se moquait d'elle, l'emporta :
« J'ai retrouvé le vieil Argo... »
Et le vieil Argo oscillait de gauche à droite, comme si, rendu à l'océan, ce dernier voulait faire état de son pouvoir sur les êtres. Ce soir même, le peuple de l'île brûlerait les corps, une tradition kaldorienne inhabituelle chez ces pêcheurs boréaux, clients réguliers de la déesse Orval. C'est que le culte d'Orval demandait qu'on rende les corps à la mer ; or la mer, ce matin, n'était plus leur alliée, mais le fléau soulevé par la tempête.
« Ingénieure-major ? »
Elle plissa les yeux. Deux morceaux de verre rectangulaires symétriques, séparés de deux centimètres, flottaient devant elle. Derrière eux se trouvaient deux yeux verts, dont le propriétaire, Hayden Garrison, chuchotait si près de son visage qu'elle pouvait sentir son souffle.
« Garrison ? Qu'est-ce qui se passe ?
— Vous avez dormi trois heures. Il faut qu'on reprenne la maintenance.
— Trois heures ? »
Sahir détacha les sangles de son lit et se mit à flotter. Elle manqua de cogner sa chaussure à semelle renforcée contre le nez d'un remsien qui ronflait tout près d'elle. Les zones d'habitation du vaisseau étaient inaccessibles jusqu'à nouvel ordre et l'équipage prenait ses heures de sommeil dans des salles de repos ou de stockage, parfois même les couloirs, où ils s'entassait comme une nuée de chauve-souris suspendues.
« Allons-y, Garrison. Rappelez-moi ce qu'il nous reste à faire. »
L'Indra dérivait dans l'espace, moteurs éteints, entouré des dix-huit vaisseaux rescapés de la bataille de Realis. Personne ne viendrait les secourir. Ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes. Chaque seconde perdue réduisait leurs chances de survie. Mais ils avaient déjà connu des jours semblables. Eux que Rems n'avait pas pu abattre, l'espace ne les vaincrait pas non plus.
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