19. Changer de monde
Une semaine après le fiasco de Stella Realis, après avoir traversé son premier pont d'Arcs, Mjöllnir se sépara de l'Armada Magna.
L'amirale Ek'tan annonça la liste des membres d'équipage qui seraient placés en hibernation durant le reste du voyage. Elle avait choisi quinze d'entre eux ; les autres avaient été tirés au sort parmi les volontaires. Le premier jour après l'annonce fut un ballet interminable de personnes à l'infirmerie et aux modules d'hibernation, car les médecins devaient examiner chaque candidat, et Ek'tan saluait chacun d'entre eux avant l'entrée en stase.
Tous n'arriveraient peut-être pas à destination ; l'hibernation était un processus aussi risqué et douteux que le voyage dans l'espace.
Garrison fut reconnaissant à Ek'tan de ne pas figurer sur la liste L'ambassadeur terrien, mal à l'aise dans l'environnement de l'Indra, accompagna le docteur Jin sur Mjöllnir. Il avait été décidé que le vaisseau se séparerait de l'Armada pour rejoindre Stella Rems au plus vite et informer la planète-océan de leur arrivée. Il serait en avance sur eux de plusieurs ponts d'Arcs, mais continuerait de placer sur sa route les balises Proxima, de manière à garder le contact avec eux.
Sur ordre de l'amirale, l'équipage n'avait plus le droit de faire du sport ou même de courir. Elle gardait sous le coude une série de mesures plus radicales, dont elle avait discuté avec ses officiers – y compris les quelques-uns qui entraient à présent en sommeil.
Le sas d'entrée de Mjöllnir avait été sommairement réparé ; la différence entre le matériau du vaisseau et le métal récupéré sur le Triton était aussi claire et nette que les ronds de cuir sur un costume. Jin marcha silencieusement jusqu'au Narthex. La pilote de Mjöllnir semblait l'y attendre. La salle avait été vidée de tout le matériel installé autrefois par les vampires ; ceux-ci n'avaient pas prétendu y remettre les pieds, pas même Ivan, qui laissait la pilote libre de ses actions.
« Tout ira bien ? demanda le docteur.
— Le sarcophage de l'IM ralentit les fonctions vitales. Je ne verrai même pas le temps passer. Je suis la moins à plaindre de vous tous. »
En disant cela, elle posa les yeux sur Garrison. La transformation était stupéfiante. Cette humaine autrefois cachée dans l'ombre d'Ivan s'en était pleinement émancipée. Combien d'autres comme elle la lumière brûlante d'Hélios, en descendant sur les mondes, pourrait-elle révéler ? Le dieu-soleil engendrait-il des personnages de légende, à sa mesure, assez grands pour l'affronter ?
L'ambassadeur humain comprit toutefois qu'il ne s'agissait encore que d'une forme transitoire ; la pilote de Mjöllnir devait encore évoluer, en bien ou en mal.
« Ils ne voulaient pas vous endormir, docteur ?
— J'ai convaincu l'amirale de me retirer de la liste. J'ai de petits poumons, je ne respire pas beaucoup, je suis économe ! Quitte à garder quelqu'un, autant que ce soit moi. »
L'argument comptable n'était jamais très loin, comme un vieil oncle cynique qui s'incruste sans cesse dans les conversations.
« Entendu. Nous nous reverrons à Rems.
— Au fait, madame... une question que je me pose depuis deux semaines... vous n'avez pas de nom, n'est-ce pas ?
— C'est courant, tout en bas de l'échelle, chez les domestiques. Lazarus est un monde sur lequel les gens sont déterminés par leur nom. Ne pas posséder de nom, c'est ne pas se posséder soi-même.
— Ne vous est-il jamais venu à l'esprit d'en prendre un ?
— Qui aurait le droit de me nommer ? Je n'ai jamais connu mes parents.
— Ce serait à vous de choisir. Vous pourriez vous appeler comme vous voulez. Comme, euh, Ek'tan, par exemple.
— Mais vous voyez comment cela fonctionne. Je ne ferais que prendre le nom de quelqu'un d'autre. Ce nom ne m'appartiendrai pas. Votre sollicitude me touche, docteur, mais il est encore trop tôt pour cela. Je retrouverai mon nom plus tard.
— Vous pouvez demander à Fréya, tenta Jin. Elle vous connaît mieux que nous.
— Oui, c'est ce que je vais faire. Fréya connaît mon nom. Je lui demanderai quand la bataille sera finie. »
Jin ne parut qu'à demi satisfait de cette réponse. Quelque chose le gênait. Ils allaient quitter le Narthex lorsqu'il lança :
« Quelle bataille ?
— La dernière bataille contre Hélios, docteur. Celle où nous réunirons l'Armada autour de Sol Perago. »
***
Sahir les croisa à leur retour de Mjöllnir. Ce n'était pas un hasard. Elle dansait d'un pied sur l'autre, inquiète, indécise ; elle n'osait pas parler. Si elle avait pu reprendre sa mèche de cheveux, elle l'aurait peut-être fait.
« C'est tant mieux que vous soyez là, ingénieure-major, lança Jin sur un ton enjoué tout à fait malvenu. Monsieur Garrison voulait justement vous parler. »
Mais aucun des deux ne dit rien.
Ils étaient en équilibre sur un fil et le moindre mouvement d'un côté, ou de l'autre, menaçait leur équilibre commun.
« Vous avez reçu une réponse de la Terre, dit Sahir avec la voix claire, mais dénuée de vie, d'une annonce automatique.
— Je dois la consulter » s'exclama Garrison en passant devant elle de manière brusque.
Il avait l'impression que les moindres détails de cette scène, les moindres aspérités de son visage, la forme de ses oreilles, les reflets dans ses yeux clairs, se collaient à lui comme des graines de bardane. Il ne pouvait pas s'en débarrasser. Et entre l'horizon du choix et l'odyssée périlleuse qui les attendait...
Garrison rejoignit la petite cabine où les remsiens avaient installé son matériel de télécommunication. La porte se fermait manuellement à clé ; personne ne devait pouvoir connaître le contenu de ses échanges secrets avec le Conseil de Sécurité et le BTS, et les remsiens avaient parfaitement suivi les règles. Mais ces précautions lui parurent inutiles et stupides ; il ne ferma même pas la porte et fit dérouler sur l'écran le message déchiffré, originaire de Jim Denrey. Ici, personne d'autre que lui ne comprenait l'anglais.
Bien reçu. Présentez condoléances et soutien. Conseil intéressé par toute information technique sur vaisseau stellaire M. Conseil a refusé réseau de défense. Décision unanime : lancement du projet Rhadamanthe pour clore ponts d'Arcs du système. Suis opposé mais impuissant. Douze milliards dollars déjà provisionnés et préparation de sondes exploratrices pour premier pont d'Arcs confirmé. Peut-être un an avant rupture du réseau Proxima. Dois prévoir retour sur Terre si possible. Conseil souhaite que l'Armada ignore Rhadamanthe pour éviter éventuelle intervention de Rems. Compte sur toi pour prendre la bonne décision.
Il s'imagina Jim tapant ce texte sur un clavier d'ordinateur, entre une et deux heures du matin, soucieux, relisant cent fois chaque mot.
Compte sur toi pour prendre la bonne décision.
Garrison se jeta en arrière et se cogna contre la cloison de cette cellule étroite. Je me suis trompé, songea-t-il. J'aurais dû jouer l'innocent, prétendre que les ponts d'Arcs ne se manipulaient pas, cacher ce savoir éprouvé par les remsiens, qui ont déjà employé une puissante décharge énergétique, comme une explosion thermonucléaire, pour briser un pont.
Mais c'était le bon choix ! Le Conseil de Sécurité avait envisagé plusieurs options et fait un choix rationnel. C'était lui, Garrison, plongé dans un monde étranger, confronté à la cruauté des étoiles et des dieux, qui devenait irrationnel. Il devenait fou. Cela le fit rire.
« Quelque chose ne va pas ? »
Le docteur Jin passa la tête dans l'entrebâillement.
« Je ne suis pas censé vous le dire, lança Garrison, mais tout cela n'a plus d'importance. La Terre a décidé de nous lâcher. Ils vont fermer leurs ponts d'Arcs.
— J'avais souvenir que le pont que nous avons traversé dans votre système était très stable. Ça m'étonnerait que ce soit aussi facile que vous avez l'air de le croire.
— Qu'importe ! Ils essaieront jusqu'à ce que ça fonctionne. Cela ne leur prendra pas bien longtemps.
— Qu'est-ce que vous comptez faire ?
— Moi ? Je ne peux rien faire.
— Même pas leur dire que c'est une mauvaise idée ?
— Ils ne m'écouteront pas.
— Vous allez le dire à l'amirale ?
— Bien sûr que je vais le dire à l'amirale. »
Le docteur Jin se fit pensif, puis il sembla trouver ce qui n'allait pas. Et cet esprit brillant, compulsif et excentrique se montra, pour une fois, capable de synthèse ; il eut une sentence qui résumait tout.
« Vous vous interrogez sur votre loyauté. Vous êtes en train de changer, monsieur Garrison. Quand vous étiez sur Terre, vous étiez terrien ; maintenant, vous êtes en train de changer de monde. »
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