17. Blanc de dinde et tradition
Les traditions sont à peu près toujours stupides, mais il ne faut pas le dire à haute voix. (J'ai essayé, ça s'est à peu près toujours mal fini.)
Adrian, Maximes pour mon petit-fils Maxime, ou de la philosophie pour les enfants
Bien qu'il ne s'agît que du début de leur périple de retour, pour fêter le passage de leur premier pont d'Arcs, on décida sur l'Indra de distribuer les rations terriennes qui se rapprochaient le plus d'un repas de fête. En l'occurrence, de la dinde aux pommes de terre estampillée Thanksgiving. Les gestionnaires du stock pensaient qu'il s'agissait d'une localité campagnarde.
Garrison craignit que l'équipage réagisse fraîchement à la haute science culinaire de l'armée américaine, qui avait gracieusement fourni les rations. Il n'en fut rien. La dinde aux hormones de l'oncle Sam, malgré sa texture proche de celle d'un caoutchouc vieilli, et les pommes de terre frites six fois dans une huile épaisse comme un reste de vidange, furent accueillis comme une Aléane – l'expression était courante sur Rems. Il faut dire que cette nourriture solide, indubitable, entrait en terrain conquis après des mois de lyophilisats sans saveur.
Manger est un acte social, et l'équipage de l'Indra avait ses horaires et ses habitudes ; il se répartissait dans deux petites salles mitoyennes, sans distinction de grade. Ces heures privilégiées étaient aussi celles auxquelles chaque membre du vaisseau pouvait approcher l'amirale Ek'tan sans craindre de la déranger, et lui exposer une brouille entre collègues ou une affaire de cœur, qui justifiait telle ou telle réaffectation temporaire. L'amirale écoutait avec attention, telle le roi Salomon, et ne prononçait ensuite que quelques mots décisifs.
Les salles de repas offraient ainsi un point de vue panoramique de la société de l'Indra, dont Garrison avait fait un usage immodéré lors de ses premières semaines. Les personnels vampires réaffectés au vaisseau, quasiment invisibles, s'y rendaient rarement et à des heures indues. Ils auraient été bien avisés, au contraire, d'apprendre à côtoyer les humains en ce lieu semblable au point d'eau des régions sèches, où tous les échelons de la chaîne alimentaire se retrouvent, et à défaut de parler, se tolèrent.
Ivan était donc le seul vampire parmi eux. Il suivait désormais partout l'amirale Ek'tan, avec qui il formait un duumvirat efficace. Mais il ne parlait pratiquement qu'à elle. Après quelques tentatives, Garrison n'avait pu lui arracher qu'une poignée de phrases vagues, de lieux communs dont on se sert d'habitude pour masquer une pensée vide.
« Ainsi donc, ces dindons... ce sont des oiseaux terrestres que vous élevez pour leur chair ? C'est à peine croyable. »
Le docteur Jin se passionnait de tout. Toujours souriant, malgré la fatigue des derniers jours, il en était venu récemment à accabler Garrison de questions sur la Terre, tel un enfant qui, à force de « pourquoi », pousse ses parents jusqu'aux limites de leur savoir. Garrison levait alors les mains en signe d'abandon et déclarait qu'il ne pouvait pas en dire plus ; après quoi le docteur Jin se contentait de changer de sujet.
« Je ne crois pas qu'aucun animal sur Rems se prête bien à l'élevage, dit le docteur d'un air réfléchi, qu'il affectait beaucoup, et lui donnait une aura de conspirateur en blouse blanche. Sauf peut-être les droms sur les terres noires. »
À leur table, l'amirale Ek'tan dérivait dans ses pensées ; devant elle, Ivan se tourna vers eux, ce qui était très rare, et lança :
« Vous avez des droms sur Rems ?
— Si par drom, nous entendons bien le ruminant venimeux...
— Est-ce qu'ils ont la grippe ?
— Pardon ?
— La grippe des droms, c'est bien connu, non ? La maladie a été étudiée par un célèbre alchimiste. Je ne me souviens plus... »
Ivan arrêta sa contribution sur cette phrase incomplète, haussa les épaules et entreprit d'attraper ses dernières pommes de terre. Malgré sa contribution modeste à l'Armada, la Terre se rappelait à eux comme ce vieil ami qui, dans un moment difficile, envoie toujours un petit mot de soutien.
« À peine croyable, reprit Jin. J'aurais vraiment aimé descendre sur Terre avec l'ingénieure-major et Adrian. Vous vous en doutez, monsieur Garrison, on en apprend beaucoup sur un pays en étudiant son mode de vie, dont la nourriture est un élément central. Eh bien, ces rations sont très énergétiques, riches en protéines, en graisses et en amidon, notamment ces tubercules... on voit tout de suite que nous avons affaire à un peuple solide, ambitieux, des gens plus coriaces que chez nous, capables d'affronter de grands défis.
— Ne vous méprenez pas, docteur Jin, mais les terriens sont surtout ceux qui nous ont dit : merci de faire le travail à notre place, mais surtout, pendant que vous menez la guerre, ne nous dérangez pas trop.
— Qui « vous » ont dit.
— Comment ?
— Qui « vous » ont dit. Vous avez parlé comme si vous étiez un remsien.
— Je manque de sommeil, je ne sais plus ce que je dis. Au fait, en parlant de Sahir, savez-vous où elle est ? Je ne l'ai pas vue depuis deux jours. Impossible de savoir où elle travaillait sur le vaisseau. À croire qu'elle est enfermée dans sa cabine et que personne ne l'a remarqué. »
Jin eut un regard vague, comme si Garrison était devenu soudain transparent. Le terrien sut immédiatement qu'on se moquait de lui. Ce qui, compte tenu de son expérience en terme de relations humaines, lui apparut comme un comble. Quelque chose se tramait, une sorte de défi ultime de la société de l'Indra. Il crut qu'Ivan lui adressait un clin d'œil, un signe discret de la complicité qui peut unir deux étrangers face à des codes sociaux qui les dépassent encore.
« L'ingénieure-major ? Je ne sais pas trop, pas trop. Mais ces dindons, monsieur Garrison, vous en mangez souvent ? Plus il y a d'élevage, plus cela consomme de ressources, n'est-ce pas ? Cela dit, si ce sont de petits volatiles, ils doivent avoir un bon rapport de productivité...
— Il y a tous les ans une compétition sportive aux États-Unis, qui passionne le pays tout entier. En un soir, le peuple américain consomme un milliard d'ailes de poulet. Soit environ trois par personne. Ils sont trois cent millions. »
Garrison avait les idées ailleurs, mais il sentit néanmoins la perplexité du docteur Jin, qui essayait de donner un sens à ces chiffres. Trois cent millions, c'était déjà plus que toute la population de Rems. Le docteur essayait sans doute de se figurer un milliard de poulets, mais ne parvenait même pas à trouver un archipel assez grand pour les y installer.
La porte coulissante de la salle s'ouvrit. Des têtes se tournèrent vers l'ingénieure-major Sahir, qui venait d'apparaître ; quelques chuchotements coururent, qui s'effacèrent bien vite comme des mulots retournés dans leurs trous. Quelque chose n'allait pas chez elle. Son uniforme était bien mis, mais sa chevelure dorée à demi décoiffée ; une mèche pendait contre son oreille droite. Elle ne comptait pas desserrer la mâchoire ; la seule chose à laquelle pensa Garrison, c'est quelqu'un à qui on a oublié de souhaiter son anniversaire. Or il ignorait la date d'anniversaire de l'ingénieure, ni même si les remsiens avaient ce genre de célébration. Il garda donc cette hypothèse sous le coude.
Le silence s'épaissit. L'ambassadeur terrien aperçut quelques sourires énigmatiques. Avec des gestes brusques, une démarche de robot, Sahir traversa la pièce comme quelqu'un qui aurait préféré la discrétion, mais qui, forcé de cheminer au grand jour, choisit de n'afficher qu'une façade inflexible. Elle planta ses yeux dans les siens. Son poing était fermé. Elle écrasa la main sur la table, ce qui le fit sursauter. Garrison entendit quelqu'un s'étouffer en essayant de contenir un début de fou rire.
L'ingénieure-major Sahir fit un demi-tour réglé comme un rouage d'horloge, traversa de nouveau la pièce et disparut. Déboussolé, Garrison remarqua alors qu'elle avait abandonné devant lui, entre les assiettes en plastique lavable, les blancs de dinde et les patates transgéniques du Midwest, une mèche de cheveux dorée.
Quand il releva la tête, le public fit mine de reprendre son repas. L'amirale Ek'tan, revenue de ses songes, échangea un sourire avec un autre officier remsien. Puis les connivences secrètes rebondirent d'un bout à l'autre de la table, jusqu'à converger vers Jin, qui faisait mine de ne rien avoir vu.
« Pas vous, amirale ? proposa-t-il dans un dernier espoir – mais elle avait fait non de la tête avant même qu'il ouvre la bouche. Alors, je suppose que je suis le seul volontaire... désigné... puisque c'est l'usage... de toute façon, il en faut bien un.
— Je ne comprends pas, avertit Garrison, ne sachant où se situer, entre les plaisanteries qui circulaient dans son dos et le visage mortellement sérieux avec lequel Sahir avait abattu ses cartes.
— Quelqu'un a un harpon ? lança timidement Jin. Non, personne ? Même pas vous, amirale ? On a tous laissé nos harpons de cérémonie sur Rems ?
— Tous, confirma Ek'tan.
— Hum, monsieur Garrison, est-ce que vous utilisez votre couteau ? Vous permettez ? »
Faites, voulut dire Garrison en le laissant prendre son couvert en plastique, tout juste bon à dénouer les fils du dindon en caoutchouc.
Jin ferma vigoureusement le poing sur son couteau, le pointa dans sa direction en prenant une inspiration exagérée. Il fit un geste brusque du cou, comme si leurs regards croisés étaient un fil qui les liait, qu'il rompait d'un coup ; et lâchant tout ce qu'il tenait dans les mains, bondissant de la chaise soudée au sol, il s'enfuit de la pièce dans une autre volée de murmures.
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