16. À d'autres rivages
Il est difficile de se repérer dans le vide spatial. Après avoir retrouvé leur propulsion, les vaisseaux se déplacèrent de dix mille kilomètres ; les étoiles lointaines et les planètes du système frémirent à peine à ce mouvement, comme des spectatrices inattentives.
L'Indra disposait d'une capacité d'accélération bien meilleure que celle des vaisseaux vampires, mais tous faisaient pâle figure face à Mjöllnir. Dans les premiers jours, ils décidèrent de cheminer ensemble, le temps d'arrêter leurs plans. Car le chemin jusqu'à Rems était long. Leur autonomie de dioxygène s'élevait encore à trente jours pleins ; passé trente jours, l'atmosphère ne serait plus renouvelée et les équipages commenceraient doucement à s'asphyxier.
« Si vous n'aviez pas partagé votre air avec nos vaisseaux, vous auriez encore deux fois plus d'autonomie » dit Ivan sur un ton de reproche.
Lui et Ek'tan se tenaient debout devant le grand écran de la passerelle, tels deux statues, deux figures protectrices de l'Armada, dissemblables et complémentaires.
« Que devais-je faire ? Vous abandonner ici et vous laisser mourir ?
— Vous savez, ma flotte ne se sentira pas redevable.
— Vous savez, ce n'est plus votre flotte. Vous les avez perdus. Ils suivront encore l'Armada, car c'est tout ce qu'ils ont à faire, mais ils ne vous obéiront plus jamais. »
Le vampire reconnut qu'elle avait raison. Il éprouvait désormais un profond respect pour l'amirale Ek'tan, ainsi que pour l'équipage de son vaisseau. Un sentiment qui ne se trouve pas à la Cour de Kariev, car de ce respect, il ne demandait rien en retour, et d'ailleurs ne recevrait rien.
« J'y ai pensé, dit l'amirale. J'ai pesé le pour et le contre. Puis je me suis souvenue que j'étais humaine, et tous mes beaux raisonnements, mes beaux calculs, je les ai jetés dans l'espace. Nous sommes l'armée de Kaldor. Nous sommes les derniers gardiens de ses principes. Je me suis regardée dans une glace et je me suis demandée : si je voulais bien agir, que devrais-je faire ? »
Les pilotes attablés à leurs moniteurs, les gardes adossés aux murs, les analystes tapis dans l'ombre, étaient les véritables destinataires de son discours ; Ek'tan parlait comme la journaliste devant la caméra, contemplant les écrans blafards en s'adressant à leurs reflets.
« Et vous avez bien agi, amirale. Vous avez agi tout en sachant que Lazarus ne rembourserait jamais cette dette. »
Ek'tan rajusta la manche de sa veste, comme si elle se préparait pour une cérémonie de plein jour, alors qu'il régnait dans cette pièce une perpétuelle pénombre.
« De ce que j'ai donné, j'ai gagné quelque chose. Vous n'avez pas remarqué, Ivan ? Nous avons enfin formé l'Armada. Nous sommes enfin unis. De façon certes imparfaite, mais nous formons une seule armée.
— Vous n'allez pas me dire que vous êtes plus confiante maintenant qu'avant Realis ?
— Vous seriez surpris.
— Amirale, nous sommes à distance, prévint un pilote. La mise à feu s'effectuera sur votre ordre. »
L'épave du Triton ne cessait de s'éloigner d'eux, mais l'image de l'écran, d'une grande résolution, était fixe. Sur l'Indra, comme sur les vaisseaux vampires, tous les yeux étaient braqués vers le vaisseau éventré, encore encerclé d'une nuée de débris, comme des mouettes voletant au-dessus d'une décharge.
« Amirale ?
— Attendez encore un peu. »
L'amirale tira la radio jusqu'à elle. Ils avaient établi un canal entre l'Indra et le nouveau vaisseau amiral vampire, le Bokariov, baptisé ainsi après la bataille. Sur cette fréquence, Ek'tan s'adressait à toute l'Armada.
« Là-bas... »
Ivan la trouva hésitante. Il chercha quelqu'un à interroger du regard, mais Garrison, l'ingénieure-major Sahir, le docteur Jin et tous les autres soutiens de l'amirale avaient les yeux vagues, absorbés par l'image du Triton, comme si leurs âmes se tenaient là-bas, au chevet des cinq cent morts entreposés sur le vaisseau fantôme, pour les tenir par la main, pour accompagner leur dernier voyage.
« Là-bas se trouvent certains de nos mères, de nos pères, de nos frères, de nos sœurs. Là-bas se trouvent certains de nos ennemis. Ceux que nous avons tués et qui nous ont tués. Pour eux, comme pour nous, un long voyage commence. Nous voyageons désormais séparés. Ils sont l'envers de notre monde. Ils sont un écho dans nos mémoires. Nous sommes encore vivants, et nous emportons leur héritage. Ils sont partis, et leurs lumières brillent sous d'autres ciels que le nôtre. »
Au cours de l'attaque, dix membres d'équipage de l'Indra avaient été tués. D'autres sévèrement blessés, qui n'avaient pas encore quitté l'infirmerie. Nul n'avait été épargné par ces pertes. Dans les zones d'habitation du vaisseau, on ne pouvait pas manquer les portes condamnées des cabines personnelles ; dans ses deux réfectoires, certaines chaises demeuraient vides. L'Indra avait raccommodé sa coque, mais il demeurait en lui de telles bulles de vides, infranchissables encore, et à certains, insurmontables.
Ivan entendit un homme renifler.
« Oublions ce que dit Kaldor et ce que dit Orval, oublions ce que nous faisons dire à nos dieux, car nos dieux ne sont pas avec nous ce soir, nous sommes seuls avec les nôtres, avec nos amis dont les navires disparaissent à l'horizon. Je ne sais qu'une seule vérité. Nul océan n'est infini. Ils s'en sont allés sur d'autres rivages, et un jour, nous les retrouverons. »
Vraiment ? Songea Ivan.
Si lui et Arcana venaient à mourir, se retrouveraient-ils dans l'au-delà ? À quoi ressemblerait ce monde où le loup et l'agneau boiraient à la même source ? Ne s'agirait-il tout simplement pas d'un univers en proie au chaos, tout semblable à celui dont ils pensaient s'échapper ? Et Ivan d'imaginer un empilement de mondes, chacun plus cruel que le précédent, enfanté dans l'espoir et brisé sur les lois implacables du réel.
« À partir de ce moment, ils nous attendent. Et quand nous les reverrons, nous leur raconterons tout ce que nous avons fait en leur absence, les vies que nous avons menées, le bien que nous avons fait et la beauté des mondes que nous avons assemblé de nos mains. »
Ek'tan paraissait imperméable au chagrin, au contraire de plusieurs de ses hommes, secoués de sanglots. Elle ne pouvait pas se le permettre. Elle était encore leur phare.
Une des portes de la passerelle s'ouvrit brusquement. Un homme muni d'une béquille et suivi par un médecin débordé, qui venait à peine de sortir de l'infirmerie, traversa la pièce. Il avait de lourdes cernes sous les yeux, ses joues étaient encore gonflées de sérum physiologique et ses veines chargées d'antidouleurs, qui rendaient ses mouvements approximatifs.
« Ah, amirale, j'ai besoin de vous voir, je suis désolé, ça ne peut pas attendre... »
Il parlait trop vite, en désordre, comme si les pensées jaillissaient sans contrôle de son cerveau, comme les étincelles d'un commutateur électrique disjoncté. Ek'tan eut le bon réflexe de couper sa radio ; elle fit un signe de la main à ses gardes, pour signifier que tout allait bien.
« Amirale, je suis désolée, amirale, j'ai traversé tout le vaisseau, je ne l'ai pas trouvée, je pense qu'elle est sur un autre vaisseau, vous devez savoir où il est...
— De qui parlez-vous ? »
Les regards s'alourdirent. L'ambassadeur terrien, d'un calme olympien tandis qu'il notait le discours d'Ek'tan, se mit à trembler de la main. La mine de son crayon se brisa et il rangea son carnet dans la poche de sa veste.
« Je parle... je parle... »
Alors que le vaisseau avançait en ligne droite et ne nécessitait aucune commande, les pilotes et les analystes firent semblant d'avoir quelque chose d'urgent à faire, un rapport à consulter, et se concentrèrent sur leurs écrans.
« Mais vous savez bien, amirale...
— Dites-moi de qui vous parlez, dit Ek'tan, sur le ton inflexible du Sphinx posant son énigme.
— Amirale...
— Dites-moi ! »
Il se mit à pleurer. Des larmes se noyèrent dans ses cernes noirs, comme deux lacs sombres à la surface desquels l'écran principal de la passerelle jetait le reflet du Triton.
« C'est ma sœur, amirale, je ne sais pas où elle est, s'il vous plaît, dites-moi... »
Cette fois, Ek'tan fit un signe à ses gardes. Ils comprirent et saisirent doucement l'homme sous les aisselles pour le soutenir. L'amirale avait lu le nom écrit sur sa veste d'uniforme, pour être certaine.
« La lieutenante Melleia n'est plus parmi nous.
— Alors où... »
L'amirale désigna du doigt l'écran, la tête légèrement baissée, comme si elle pointait le coupable, sans vouloir se dédouaner de sa propre faute. Car chacun de ces morts lui avait coûté. Au début du trajet, Ek'tan se croyait insensible, prête à sacrifier des milliers par pur calcul stratégique. Peut-être l'était-elle. Mais l'Indra n'était pas une statistique et ne pouvait plus entrer de cette manière dans ses calculs. Elle avait vécu avec ces deux cent passagers depuis près d'un an. Ils formaient une seule et immense toile d'Arcs, leurs rêves s'étaient cousus ensemble, comme ceux d'une grande famille.
« Elle est là-bas, dit Ek'tan. Je suis désolée. »
L'homme ne dit plus rien. Il était encore sous le choc lorsque les médecins l'emmenèrent de nouveau à l'infirmerie, pour le remettre sous sédatifs.
« Vous auriez dû lui mentir, remarqua Ivan.
— Non. »
C'était une remarque froide, sévère, qui émanait des plus profondes certitudes d'Ek'tan, tel un écho remonté d'un ravin.
« Allez-y » ordonna enfin l'amirale.
Un homme anonyme fit glisser son doigt sur un écran tactile, entra une commande, puis appuya de la paume de la main. Un faisceau d'ondes radio traversa l'espace en direction du Triton. La charge nucléaire qu'ils avaient déposée là-bas fut mise à feu. Tout commençait par un explosif conventionnel, carburant et comburant réunis dans une petite caisse métallique. La réaction, hautement exothermique, produisit une pression interne telle que les charges de combustible radioactif, projetées l'une contre l'autre, formèrent une masse critique, implosèrent, et déclenchèrent la réaction de fission en chaîne. Celle-ci, à son tour, produisit une énergie telle que le dihydrogène lourd stocké dans la bombe fusionna en hélium.
On peut décrire ainsi cette explosion comme un processus complexe, issu de la technique humaine ayant maîtrisé les lois fondamentales de l'univers. Mais l'image qui leur parvint sur l'écran, occultée pour en ôter la luminosité, cette image qui se grava dans leurs mémoires fut tout autre. Le Triton devenait une petite étoile.
Il restait encore un peu d'atmosphère sur le vaisseau, qui s'enflamma et transporta l'onde de choc jusqu'à sa coque externe ; le Triton fut parcouru de boursouflures grotesques, qui éclatèrent en bulles de lave, comme les crachats d'un volcan en éruption. Mais la lumière inondait déjà toute l'image, malgré les filtres, et elle rendait les détails du vaisseau impossibles à saisir. L'œil devinait à peine les contours des douze morceaux qui flottaient dans le champ de l'étoile, tels les chevaliers errants après la destruction de la Table Ronde. Le Triton brillait toujours. Il brillerait ainsi jusqu'à avoir consumé entièrement son énergie de fusion, ce qui prendrait plusieurs jours au moins. Les corps déposés dans ce caveau avaient été vaporisés dans le premier dixième de seconde, mais ce flambeau somptueux se poursuivrait, comme un phare pour guider dans la nuit ces âmes orphelines.
« À d'autres rivages » murmura Ek'tan.
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