11. Tu as peur de moi
On rapporte, ou plus exactement, je rapporte, que la dernière grande aventure du grand alchimiste Alleris Bombastus fut la quête de l'anneau de pouvoir du dieu Vern. Bombastus chercha durant des années, jusqu'à ce que sa quête devînt une fin en soi. Un jour, par hasard, lors d'une transaction, un chef mongol lui présenta l'anneau. Bombastus, au regard clair malgré l'âge, le tint en main, vérifia sa matière, sa dimension, constata que la lumière de la Lune ne s'y reflétait point, et qu'il réagissait au passage de Lilith. Tout concordait ! C'est alors qu'il entra dans une colère noire, telle que ses assistants n'en avaient jamais vue. Ce n'est pas cela ! Cria-t-il. Ce n'est pas cela ! Vous vous moquez de moi ! C'est que Bombastus n'acceptait pas que cette quête pût se terminer. Déçu, il rentra ensuite en Europe à Amsterdam, où il mourut à l'âge respectable de deux cent soixante ans.
Adrian von Zögarn, Histoire de l'alchimie
« Il vous attend. »
Caelus tendit le doigt dans une direction vague. De toute manière, l'intérieur de sa bibliothèque était un espace trop complexe pour y diriger quelqu'un, dans lequel l'esprit du voyageur devait interagir avec la structure. Les rayonnages de bois, couverts de livres empilés selon un ordre propre, formaient une série de vagues concentriques, qui se mouvaient doucement à chacun des étages du phare. La bibliothèque avait besoin de respirer. Le savoir ne cessait de s'y remodeler, comme si elle cherchait la meilleure organisation possible, celle qui révélerait, en son centre, le mystère ultime de la Création.
Des étagères s'écartèrent tels des rideaux ; tout se déplaçait si vite qu'Aléane voyait à peine les pages s'entrouvrir devant elle, les couvertures défiler, et n'aurait pas pu saisir ces ouvrages de la main. Elle entra dans le cercle des recherches de Caelus, parmi des armoires hautes comme trois hommes, taillées dans l'ébène le plus noir. Les dessins du bois tressaillaient sans cesse et ses yeux coulaient d'une planche à l'autre, mais elles restaient fixes. De nombreux livres ouverts, suspendus à des ficelles, racontaient l'histoire des dieux Kaldor et Aton. Chaque fois, une seule page, un seul témoignage comptait. Caelus avait réuni tous ces fragments dispersés, comme le paléontologue patient qui reconstitue, phalange après phalange, le squelette d'un homme des premiers âges.
Le bibliothécaire passa à côté d'elle, écartant ces livres de gestes impatients et ennuyés. Sa robe de bure glissait sur le sol pavé de vieille pierre.
« Je n'ai rien trouvé qui puisse nous éclairer sur le plan de Kaldor. Rien sur la manière dont il a vaincu le dieu-soleil, rien sur la manière de le vaincre de nouveau. Venez ! »
Un rayonnage s'ouvrit en deux vers l'extérieur avec un craquement, comme si le bois se fendait. Quelques livres en furent éjectés, qui se mirent à flotter en quête d'un nouveau perchoir. Ainsi se formaient les associations spontanées d'idées au sein de la bibliothèque.
« Là-bas, là-bas, ajouta Caelus, fatigué de jouer les entremetteurs. Là, au milieu. »
Un homme était en effet accroupi, de profil, penché sur un livre ouvert. Il portait des bottes de cuir usées, une cape mangée par le sel des océans ; ses cheveux bruns faisaient désordre. De temps à autre, il émettait un soupir pensif. Aléane nota que la bibliothèque lui avait laissé un espace inhabituel, comme si les rayons redoutaient de se frotter à son esprit. Mais elle ne vit rien de particulier, rien qu'une toile d'Arcs s'étendant un peu au-delà de sa forme astrale d'apparence humaine. Sa réflexion produisait quantité de pensées mort-nées qui tombaient autour de lui comme des copeaux de cendre échappés d'un feu de cheminée.
Aléane était une mage d'Arcs. Cette bibliothèque appartenait à la Noosphère, association des mondes de l'esprit, et sa magie y était d'autant plus pertinente. Là où le regard ne capture que l'apparence d'un être, les vibrations des Arcs pouvaient lui permettre de connaître son nom, son histoire, de cheminer jusqu'à ses pensées.
Elle eut la vision d'une montagne infranchissable. Cet homme ne désirait pas communiquer. Pas de cette manière. Il se leva, épousseta ses genoux du plat de la main et d'un grand geste du bras, désigna le désordre de livres qui s'étendait autour de lui :
« On n'apprend rien ici, Caelus. Je n'ai même rien trouvé sur moi, à part une figure dans un jeu de cartes.
— Elle est ici, siffla le bibliothécaire.
— Je sais.
— Vous l'avez cherchée depuis des millénaires. Vous vous êtes échappé des flots d'Océanos pour elle. Pourquoi lui avez-vous tourné le dos ? »
Il regarda Caelus, puis fit mine de regarder vers Aléane, alors qu'il se concentrait sur un point derrière elle. De même, son esprit ne s'approchait pas ; ses Arcs, d'abord une farandole expansive de rubans rouges, rentrèrent tel les fauves du cirque dans leur cage, indécis, incertains, et vaguement conscients de manquer quelque chose.
« Je recherche Aléane. Vous m'avez amené quelqu'un qui se nomme Aléane. »
Cela résumait son état d'esprit. Caelus bomba le torse comme s'il s'apprêtait à exploser ; ses yeux bleu rentrèrent dans leurs orbites, comme l'océan avant le déluge ; il écrasa les poings jusqu'à les briser.
« Vous êtes insupportable, Christophe !
— Pourquoi... » tenta Aléane.
Il se tourna vers elle, fulminant, trop peureux pour expulser l'homme de sa bibliothèque, mais trop fier pour supporter ses ergotages.
« Pourquoi l'avez-vous appelé Christophe ? Ce n'est pas son nom.
— Pas mon nom ? Dans ce cas, comment veux-tu m'appeler ?
— C'est écrit sur ton front.
— Tu es la seule à le voir, dit le dénommé Christophe en se grattant le visage, comme s'il essayait d'en arracher ce qu'elle avait lu.
— Tu t'appelles « Nolim ».
— Ce nom n'appartient pas qu'à moi.
— Je sais.
— Non, tu ne peux pas prétendre le savoir ! »
Il rabattit la cape sur ses épaules, lança un Arc et s'évanouit de la bibliothèque en une torsion d'espace. Aussitôt, les livres se mirent en mouvement, les rayonnages regagnèrent l'espace vacant et se remplirent de nouveau.
Aléane interrogea Caelus du regard.
« Faites ce que vous voulez, dit-il. Ce n'est ni un dieu, ni un homme : c'est un âne. »
Elle suivit donc l'Arc de la torsion que Christophe avait accroché à l'autre bout du rêve, comme un fil de pêche. C'était une corde fine, d'un rouge très sombre, si fragile que rien qu'à la voir, on pouvait la briser. En s'écartant du phare, les reflets azurés du sable de la plage mutèrent en braises orangées. Aléane se tourna vers la droite ; l'océan qui encerclait l'île de Caelus avait pris feu, et alors que la tempête faisait toujours rage aux confins, une nappe de lumière dansait sur sa surface.
Un œil s'était ouvert dans le ciel, fait d'une corolle rougeâtre, entourant une pupille sombre. Hélios ne pouvait être qu'en un seul endroit à la fois. Mais sa menace pesait sur chaque monde et sur chaque rêve ; la peur étouffait déjà la Noosphère.
Assis dans le sable, Christophe contemplait la mer. Il ferma les yeux, ramena son esprit à lui, comme le génie regagnant sa lampe, et invita Aléane à le rejoindre.
« C'est moi qui t'ai ramené ici, indiqua-t-il. Lorsque le Dragon est mort, Zara, l'architecte, est morte avec lui. Tout ce qu'il restait de vous deux, c'était toi.
— Je me souviens de Zara.
— Oui, tu auras une partie de sa vie en héritage. Mais tu n'es pas Zara. D'ailleurs, ce n'est pas le nom qui s'est inscrit sur ton front. C'est Aléane. Sais-tu qui est Aléane ?
— Vaguement.
— Il y a de nombreux livres, là-bas, qui racontent son histoire. Tu n'auras jamais le temps de tous les lire. Disons simplement qu'elle est une âme immortelle, revenue sans cesse pour sauver un peuple ou un monde en péril, et que l'univers s'est montré bien ingrat à son égard. Elle est aussi la plus grande exécutrice de tous les temps : elle a tué plus de démons que je ne peux en dénombrer. Océanos, l'océan primordial, est peuplé de ses victimes.
— J'ai vraiment fait tout cela ?
— Pas toi. Aléane. Toi, je ne sais pas qui tu es. »
Une troisième personne les avait rejoints. Une personne invisible, attachée à Christophe au point de ne faire plus qu'un avec lui, comme le reflet d'un miroir. Comme elle avait remarqué sa présence, Aléane se mit à tracer sa forme, d'abord une chrysalide cristalline, qui s'affina en silhouette humaine.
« Qui est-ce ?
— Écho. Son écho. Si tu peux comprendre, sache qu'Aléane et moi sommes liés. Notre lien porte le nom de Nolim. Sur mon chemin, ma solitude a construit Écho, une forme astrale qui personnifie mon souhait. Elle est Aléane, réassemblée à partir de fragments. Un produit de mon imagination.
— C'est terrible.
— Quoi ?
— Ta solitude.
— Je ne t'oblige pas à compatir. Tu viens à peine de naître ; tout cela est nouveau pour toi.
— Mais je me souviens de Zara, de sa solitude lorsqu'elle a détruit Palm avec le Dragon. Un monde balayé en un instant. Ce jour-là, elle n'a sauvé qu'une seule personne.
— Parfois, on ne peut pas en faire davantage. »
Des cormorans s'envolèrent des rochers qui camouflaient à demi la tour de Caelus.
« Tu ne crois donc pas que je suis Aléane ?
— Si. Je veux bien le croire. Mais je ne m'attendais pas à cela. Je voulais retrouver une incarnation humaine. Je voulais revenir au réel. Or tu es un fragment de rêve comme moi, une forme astrale, une mage d'Arcs. Tu es peut-être ce que cherchait Kaldor, ce que voulait Shani, tu es peut-être ce dont l'univers a besoin ! Mais pas moi. Moi, je ne sais pas quoi faire.
— C'est amusant.
— Quoi ? Que trouves-tu amusant ? »
Il aurait pu lire dans ses pensées, elle aurait été incapable de lui cacher quoi que ce soit. Mais Christophe demeurait entre ses murs, comme un empereur en fin de règne.
« Je suis, en un sens, ce que tu désires le plus au monde. Tu as traversé les océans à ma recherche. Tu as affronté les tempêtes en criant mon nom. Maintenant nous sommes là, tous les deux, et tu as peur de moi. »
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