
26. Le Nomenclateur
Pour un être abandonné depuis des siècles dans la fange de Vorago, le Nomenclateur se révéla étrangement humain. Mais peut-être que Personne, parti depuis trop longtemps des séjours terrestres de l'Omnimonde, ne savait plus tracer les limites des races almaines qui en peuplaient les dix mille planètes, et que chaque chose dotée d'une tête et de deux yeux lui paraissait une approximation correcte d'humanité.
La pièce était minuscule ; Aarto en occupait bien la moitié en volume. Vêtu d'un costume étroit, le Nomenclateur était un être sec, chétif, juché sur un tabouret presque aussi haut que lui. De son visage perdu dans une barbe grisâtre, seul émergeait un nez péninsulaire, surmonté d'une paire de lunettes grossissantes. Son bureau de travail était recouvert d'outils de diamantaire, de pinces de précision, de petits burins, de loupes et de peaux de chamois.
Quant à ses produits, ils occupaient une grande vitrine couvrant tout le tour de la pièce, sur laquelle dansaient les flammes de dizaines de bougies. De petites pierres taillées, de formes et de couleurs aussi variées que les minéraux de la Terre de Ki.
« Vous portez bien votre titre » constata Personne en promenant son regard.
Des noms ! Derrière leur apparence controuvée d'olivines, de granites, de basaltes et jusqu'au diamants purs comme un jour d'été, se cachaient des noms de toutes sortes, issus de tous les langages ; des noms qui avaient servi autrefois à d'autres prisonniers et qui, désormais, attendaient un nouveau propriétaire.
Inquiet de la réaction de Personne, qui faisait le tour du périmètre comme un acheteur potentiel, Aarto se décida à se lancer dans l'acte de vente.
« Bon, j'ai là un beau poisson. Il n'a pas de nom, mais c'est un esprit fort. Un mage d'Arcs de qualité.
— Peux-tu me prouver ça ? » avança le Nomenclateur en remettant ses lunettes en place et se frottant les mains.
Situé au sommet d'un monopole florissant, il ne pouvait faire que de bonnes affaires. Un mage des noms à Vorago !
« C'est de cela que vous avez besoin, comprit Personne. Vous voulez acheter un nom à votre frère. Sans cela il ne pourra pas tenter la traversée d'Océanos. Voici le sésame qu'il vous faut. »
Comme le Nomenclateur venait de mettre en doute ses capacités, il se tourna vers lui d'un geste théâtral et annonça :
« Je peux lire chacun des noms sur vos étagères. Mais ne perdons pas de temps et allons à l'essentiel. »
Il balaya sa main transparente devant la vitre poussiéreuse. Ces noms étaient de petites boules d'Arcs, repliées sur elles-mêmes telles des plantes desséchées qui attendent la saison des pluies pour se révéler de nouveau. Chaque nom disposait de milliers de petites attaches, par lesquelles il pouvait se fixer à son porteur ; si la greffe prenait, le nom finirait par ne faire plus qu'un avec lui.
« Un nom est une chose importante. Non, c'est même la chose la plus importante qui nous soit donnée. Un outil pour me séparer. Si je n'ai pas de nom, je ne suis rien en moi-même – j'appartiens à l'univers qui m'entoure, dont je ne suis qu'une émanation. Je ne possède rien, pas même mes propres pensées ! C'est insupportable. »
Aarto haussa les épaules, laissant le Nomenclateur seul juge de l'objet qu'il espérait lui vendre. Un sourcil intrigué se leva parmi les broussailles qui rendaient ce visage si confus.
« D'habitude tu me ramènes de la camelote, susurra le négociant de noms. Aujourd'hui c'est beaucoup plus intéressant.
— Je peux donc espérer faire affaire avec toi ? » intervint le bagnard.
Il essayait de masquer l'espoir dans sa voix.
« Oh, j'attends de voir. »
Personne parcourut les petites pierres du regard comme un amateur de littérature découvrant une nouvelle bibliothèque.
« Je me demande comment vous les avez obtenus. Certes, au fond d'Océanos, les noms se détachent de leur porteur ; je gage que le mien se trouve quelque part... mais ce ne sera plus le mien ! Il est illusoire de vouloir revenir à son nom passé. Je le sais bien. Mais vous n'avez pas fait que les ramasser, oh non... vous les avez arrachés aux plus petits que vous. Vous avez dépecé ces survivants de l'Océan. Vous étiez des almains dans une autre vie. Maintenant vous êtes les démons mineurs qui effectuent ses basses œuvres. C'est répugnant.
— Peu importe toutes leurs origines. Lis-les, Personne, observe les donc. À ton avis, lequel est le plus important de ma collection ?
— Oh, je vois toutes sortes de choses. »
Il désigna du doigt un diamant rouge, taillé en pointe de flèche, rayé de quelques imperfections.
« Je vois un certain Adad. Ce n'est qu'un nom. Mais il y a encore quelques morceaux attachés à ses fils. Quelques résidus collés à ses Arcs. Un puissant chef de guerre... mais il n'est pas mort au combat. Il a été tué par la folie d'un homme.
— Tu affabules, jugea le Nomenclateur. Moi, je ne vois rien.
— C'est que vous êtes un piètre mage de noms. Vous arrachez et vous cousez comme un boucher. Un nom sans porteur, c'est une chose encore plus horrible qu'un être sans nom. Vous maquillez, vous camouflez cela sous une apparence minérale, comme s'il ne s'agissait pas là de choses vivantes, que vous privez d'air et de lumière. »
La colère couvait en lui comme une tempête lorsque, pris d'une inspiration, Personne se tourna vers le nom le plus important. D'un geste vif, il arracha le petit éclat noir, météoritique, enchâssé dans les outils de taille du maître des noms. Guère plus gros qu'un pois, il ne brillait pas, ne luisait pas à la lueur des bougies, s'effritait tel un morceau de charbon.
« Nout, lut-il. Voilà un nom en mauvais état. Pourtant il a été un grand nom, trop grand pour vous. Nout ! En le lisant, on se souviendrait presque d'elle. On pourrait presque lui redonner vie, tant ce nom a un sens.
— Impossible. La personne à qui appartenait ce nom n'est plus.
— Eh, vous et moi savons que l'être et le néant sont deux vieux amis. Si je conjure un sort et que je fais surgir Nout devant nous, telle qu'elle a vécu autrefois, vous vous contenterez de mettre à jour votre définition de l'impossible.
— De toute façon vous n'en ferez rien, dit le Nomenclateur en dépliant une main usée par le travail, qu'il tendit vers lui en guise d'ordre. Ce nom m'appartient. Rendez-le moi. »
Mais Personne n'en avait pas fini avec sa lecture.
« Vous ne méritez pas de poser vos mains sur ce nom. D'ailleurs, Nout ne méritait pas l'enfer. Ses idéaux étaient nobles. Ses méthodes mesurées. Il s'agissait d'une bonne personne. Mais quand Justitia l'a défiée, personne ne s'est joint à elle, personne ne l'a défendue.
— Encore une fois, vous racontez des histoires.
— Mais Justitia existait vraiment, remarqua Aarto.
— Cela ne prouve rien.
— Vous êtes un gnome aussi incrédule que détestable, conclut Personne en laissant tomber le nom sur le sol, qu'il écrasa aussitôt du pied.
— Aarto, constata le Nomenclateur, je t'aurais donné un nom contre ce curieux personnage. Ce prix vient juste d'être dépensé. Tu peux donc maintenant partir. »
L'homme à dents de requin, estomaqué, pointa un de ses gros doigts vers Personne, son œil unique s'exorbitant comme s'il étouffait.
« Toi... tu n'as pas...
— Nout a disparu. Son nom méritait le même repos. Quant à toi, Aarto, je sais ce que tu veux, mais je n'ai aucune raison de te le donner. Regarde tous ces noms autour de nous. Si tu les veux, il suffit de te servir.
— Mais le Nomenclateur est le seul à pouvoir...
— À pouvoir procéder au nommage ? Je vais vous montrer quelque chose. »
Personne laissa son doigt courir sur la vitre, descendit d'une étagère. Puis il plongea la main dans le verre, qui n'était pour lui qu'une matière malléable, comme une cage dont les barreaux seraient fait de tiges en fer-blanc. Ces barreaux étaient des Arcs. Sa main translucide, presque incorporelle, était faite d'Arcs. Comme toute matière, comme tout rêve, comme tout cet univers ! Il suffisait de régler les vibrations de ces toiles, comme on accorde un instrument de musique.
Alors qu'il l'approchait d'une pierre ponce, sa main se mit à trembler. Il s'attendait à ce que sa forme duale se manifeste, pour l'aider à compléter cette énigme. Il referma donc son poing sans choisir lui-même, brisa la vitre dans un geste de retour trop hâtif, comme un enfant pris la main dans le sac. Fébrile, il écrasa ce poing fermé sur son front. Aucune formule magique à murmurer, aucun rituel secret à accomplir. Quoi qu'en laisse croire le Nomenclateur, un mage des noms se contentait de couper et de ressouder des Arcs. Il fallait seulement un doigté de chirurgien pour lier le nom à son futur porteur.
Aux golems, êtres sans nom dotés de mouvement, on inscrivait le mot « vérité ».
« Tu me dois un deuxième nom, murmura le petit diamantaire, qui n'avait pas bougé de son tabouret.
— Vois ça avec lui, dit Aarto en haussant les épaules. Comme tu le disais, mon propre paiement a été réglé, maintenant il a un nom et c'est votre problème à tous les deux. »
Personne se sentit balayé par une vague brutale et féroce.
Son corps astral devint une torche vivante. Le nom entrait en lui comme un médicament pris sur le tard, dont les effets puissants déstabilisent l'organisme et le poussent plus près de la mort. Le nom remit en place tout ce qu'il était en train de perdre, dont il n'avait même pas conscience ; grâce au nom, il put penser de nouveau : je dois, je suis, je veux. Je pense. Je crois. Je peux.
J'ai mal.
Avoir laissé derrière soi son corps humain, fait de matière, ne signifie pas qu'on est libre de toute douleur ; car la forme astrale obéit aux mêmes contraintes. L'esprit y est même installé dans son dernier bastion, comme le roi pris au piège de son donjon ; ce qui touche au corps astral atteint l'esprit lui-même.
Mais qu'est-ce qu'un esprit ?
Sans doute allait-il réfléchir quelques temps à la question, car il s'effondra dans ses propres rêves ; chose aussi rare dans les mondes astraux que, dans le réel, un homme qui ne rêverait pas. Sa dernière vision fut celle du Nomenclateur et d'Aarto, bras ballants, tous les deux déçus par la pêche du jour.
Sa dernière pensée avant de tomber encore plus bas, dans ses propres pensées, fut que la fixation du nom ne se passait pas comme prévu. Il avait cru saisir son nom véritable sur l'étagère, ou du moins quelque nom qui s'adapterait facilement à son être, or il lui faudrait désormais lutter contre ce nom, le dompter. Le mériter.
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