Le Deuxième Noël de Mycroft Holmes - IV
Greg hésitait, debout, devant la porte du 221b. Il avait recommencé à neiger. Les flocons, dans la nuit londonienne, se paraient de lumières hésitantes, qui virevoltaient avant d'atteindre le sol, étouffant tous les sons.
Le policier soupira. Son courage commençait à lui faire défaut. Et s'il rentrait chez lui ?
Il baissa les yeux vers la petite pile de paquet qu'il tenait serrés contre son torse. La plupart étaient pour Rosie. L'un d'entre eux était destiné à John et Sherlock, des fausses plaques de police en plastique, une blague que lui et ses collègues rêvaient de leur faire depuis des années. Le paquet du dessus, le plus soigné, était étiqueté « Mycroft ».
Mycroft. Greg avait peur. Il avait peur – non, il était terrifié – à l'idée que Mycroft rompe avec lui, ce soir. Ou pire, qu'il se comporte comme ces derniers mois, indifférent, froid et distant, comme s'il n'était rien pour lui, comme s'il n'importait pas.
Il savait qu'il aurait dû faire attention. Il savait qu'il aurait dû trouver un moyen de bâillonner son cœur, l'empêcher de tomber amoureux à ce point, amoureux d'un politicien que l'on surnommait « homme de glace ». Mais comment aurait-il pu s'empêcher de le désirer, de le trouver beau à mourir, de lui suivre aussitôt invité ? Comment aurait-il pu résister à ces caresses, à ces instants de paradis volés, à leurs corps qui se joignent et à leurs mains qui se serrent ? S'il existait un homme capable de résister à l'amour, il n'en faisait pas partie.
Alors il était là, comme un idiot, planté sur le perron, le cœur torturé à cause d'un homme qui ne l'aimait certainement pas.
-Vous n'allez pas rentrer ? Lâcha la voix moqueuse de Sherlock, dans son dos.
Sans se donner la peine de répondre, le policier frappa à la porte. Madame Hudson ne tarda pas à lui ouvrir, toute pimpante dans sa robe de Noël.
-Enfin ! s'exclama-t-elle. Le repas allait refroidir ! Vous êtes les derniers !
Elle laissa entrer Greg, déposa une bise retentissante sur ses deux joues, et l'invita à monter.
-Et vous, jeune homme ! Gronda-t-elle le détective, qui arbora une moue mi-boudeuse, mi-outrée. Peut-on savoir où vous étiez passé ?
-Une affaire importante ! Répliqua-t-il.
-Le soir de Noël ?! Le pauvre John était dans tous ses états, lorsqu'il s'est aperçu que vous lui aviez laissé toute la décoration sur les bras ! Sans compter l'autre individu, qui traîne dans le salon... Vous êtes certain que c'est une bonne idée de lui laisser la petite ?
Sherlock se rua dans les escaliers. Confier Rosie à Mycroft ? John est complètement fou !
Greg le suivit, un nœud d'angoisse dans l'estomac. Mycroft est déjà là.
Sherlock s'était arrêté dans l'embrasure de la porte. Greg jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Et se figea.
Une scène surréaliste était en train de se jouer.
Mycroft. Mycroft Holmes. Assit par terre. Un petit train dans les mains. Un petit train. Dans les mains. Un petit train.
Rosie lui lança un bonhomme en plastique, qu'il attrapa d'une main experte, et installa dans la locomotive.
-Si on calcule correctement l'inclinaison de la pente, déclara-t-il à la petite, concentrée, qui l'écoutait en surélevant les rails sur une boite en carton, on peut obtenir assez d'élan pour que le train effectue de lui-même le tour du circuit, sans élan supplémentaire.
-Supplémentaire, approuva Rosie en se mettant à plat ventre pour regarder faire Mycroft.
S'il n'avait pas été pétrifié de stupeur, Greg en aurait laissé tomber tous ses paquets.
-Ah, vous êtes là ! s'exclama Molly en sortant de la cuisine. John ! Sherlock et Greg son arrivé !
Mycroft sursauta et releva la tête, le cœur battant à tout rompre. Son regard croisa celui de Gregory. Il est incroyablement beau. Il voulait sauter sur ses pieds, se précipiter vers lui, saisir son visage entre ses mains, et l'embrasser à lui brûler les lèvres. Mais... Cela faisait si longtemps qu'il n'avait embrassé personne... Y arriverait-il encore ? Il avait si peur de la réaction du policier, et si honte de son comportement... L'échange de regard s'étira, s'étiola et s'effaça.
-Tonton Greeeeeeg ! Hurla Rosie en se précipitant vers l'intéressé, au grand daim de Sherlock, qui ne voyait pas pourquoi Graham devrait obtenir plus d'attention que lui, alors que c'était lui, pourtant, le père de cette enfant...
Cette fois, Greg lâcha ses cadeaux, réceptionna la petite fille, et la souleva pour l'embrasser en riant.
-Les cadeauuuuux ! s'exclama-t-elle en apercevant les paquets au sol.
Elle se mit en devoir de gigoter jusqu'à ce que Greg la lâche, pour pouvoir porter les présents jusqu'au pied du petit sapin, à l'autre bout du salon, en essayant désespérément de reconnaître son prénom sur les étiquettes.
-Sherlock ! s'exclama John en sortant à son tour de la cuisine. Je me demandai où tu étais ! Pas une nouvelle affaire, j'espère ?
-Quelque chose d'important, trancha Sherlock en enfouissant sa main dans sa poche.
Ses doigts heurtèrent une petite boite. Tout son courage s'évanouit. Paniqué, il tourna son regard vers Mycroft, qui sourit. Alors Sherlock inspira, se dirigea droit vers John, lui prit le bras, et le traîna dans la chambre.
-Mais... protesta le blogueur.
-C'est important ! Rétorqua le détective en claquant le battant.
-Qu'est-ce qu'il se passe ? s'inquiéta Greg. Rien de grave, j'espère...
-Pourvu qu'un tueur ne débarque pas, soupira Madame Hudson. J'aime bien la décoration, cette année.
-Ne vous inquiétez pas, dit tendrement Mycroft en se relevant, Rosie dans ses bras.
Madame Hudson, Molly et Greg tournèrent vers lui des visages stupéfaits.
-Ils vont bien, continua Mycroft en caressant les cheveux de la petite, qui mâchonnait le conducteur du train avec vigueur. Très bien, même.
Un cri se fit entendre. N'écoutant que son instinct – et parce que l'étrangeté de la situation l'avait mis sur les nerfs – Greg se rua vers la chambre et ouvrit la porte.
John embrassait furieusement le détective à genoux, qui l'avait entouré de ses bras et le serrait contre lui.
Greg cru distinguer des larmes, sur le visage du docteur. Mais peut-être n'était-ce qu'un jeu d'apparence ? Il avait besoin de boire un coup. Vraiment, vraiment besoin. Et de s'asseoir, aussi. Évitant sciemment du regard son amant, il se saisit de la coupe que lui tendait gentiment Molly et se laissa tomber sur le sofa. Ce Noël est le plus bizarre de mon existence, songea-t-il en enfilant d'une traite son champagne.
Le reste de la soirée se passa étrangement bien. John et Sherlock étaient extatiques et se tenaient la main en permanence, ce qui ne fit râler que Rosie. Molly était aussi adorable, douce et gentille qu'à son habitude, Madame Hudson toujours aussi maternelle et dépourvu de tact, comme Mycroft ne manquait pas de mordant, et Greg d'enjouement. Que faisaient des personnages aussi hétéroclites réunis au même endroit ? Par quel miracle, par quel destin, quel curieux jeu du hasard, des gens aussi divers avaient pu se trouver, se comprendre et s'aimer ? Mycroft ne savait pas. C'était peut-être ça, finalement, que l'on nommait un miracle. Ça et le policier qui évitait son regard et dont il évitait le sien depuis le début de la soirée, comme deux adolescents rougissants, incertains, terriblement vulnérables.
Ils auraient pu ouvrir les cadeaux le lendemain, mais Rosie insista tant et si bien qu'elle eut l'autorisation de déchirer les papiers colorés le soir même, en s'extasiant sur chaque jouet qu'elle recevait. Il était bientôt onze heures lorsqu'elle s'endormit enfin, épuisée, dans un carton éventré. Elle était vêtue de la panoplie de pirate que Mycroft avait demandé à John d'acheter un peu plus tôt, celle qui comportait un costume enfant et un costume adulte assortit. Il était à peu près persuadé que Sherlock ne quitterait pas cette cape rouge pour les trois prochaines semaines.
-Tiens, Greg, s'exclama nonchalamment John en tendant un paquet au policier. Celui-ci est pour toi.
Mycroft faillit s'étrangler. C'était son cadeau. Le fourbe !
L'inspecteur s'assit sur le sofa, à côté de Mycroft, assez près pour que leurs cuisses se touchent. Leurs regards s'évitèrent, puis se retrouvèrent, enfin.
Le paquet était très petit. À l'intérieur, dans une boite, se trouvait une enveloppe.
-Deux billets d'avion pour la France ? s'étonna le policier.
-Tu te souviens lors de notre deuxième... Enfin, lorsque nous nous sommes vu pour la deuxième fois... Je veux dire...
-Lors de notre deuxième rendez-vous, acquiesça Greg avec un sourire en coin.
-Tu m'as dit que tu adorerais voyager, et lorsque je t'ai dit que j'avais passé tous mes étés en France, lorsque j'étais enfant...
-Tu m'as promis que tu n'emmènerais un jour dans la maison de ton arrière-grand oncle, finit Greg tout bas, celui qui était peintre. Je ne pensais pas que tu t'en souvenais. Mais, My, il y a deux billets... Et tu es toujours si occupé... Tu trouveras le temps ?
Mycroft frémit en entendant ce surnom. Il n'y avait qu'une seule personne qui l'appelait ainsi, et Dieu, qu'il l'aimait !
-Si je ne trouve pas du temps pour toi, Gregory, souffla Mycroft en effleura du bout des doigts la courbe de sa joue, alors à quoi bon avoir du temps ?
Greg l'embrassa. Ses mains se posèrent de chaque côté de son visage, et il l'embrassa à perdre haleine. Mycroft savoura la saveur de ses lèvres, mêlé à la chaleur de l'alcool, à la sensation de leurs corps si près, et à son parfum, unique entre tous. Ses doigts trouvèrent le chemin de ses cheveux, qu'il caressa lentement, au fur et à mesure que le baiser s'approfondissait.
-Partons d'ici, souffla Greg en se séparant, le souffle court, les yeux brillants, les joues aussi rouges que les lèvres.
Il se leva brusquement, attrapa la main de Mycroft, et se dirigea d'autorité vers la sortie de la pièce. Béat, Mycroft se laissa faire.
-Joyeux Noël ! Lança Greg à la cantonade en attrapant leurs manteaux.
Ils se ruèrent dehors et sautèrent dans le premier taxi venus. Une vingtaine de minutes plus tard, à peine, ils étaient chez Gregory. Prit d'une angoisse soudaine, Mycroft tourna son regard vers les fenêtres du salon, s'attendant presque à y voir des formes dansantes, que son monde s'effondre, et qu'il se retrouve quinze ans plus tard, seul, à ce même endroit, en face de son amour perdu.
-My ? s'inquiéta Greg.
Mycroft le serra contre lui, enfouissant sa tête dans son cou, s'emplissant de sa présence, de son odeur, de tout son être.
-Mycroft... murmura Greg en le serrant en retour. Que se passe-t-il ?
-J'ai tellement peur, souffla Mycroft d'une voix rauque. J'ai tellement peur que tu me laisses. Je me suis comporté comme un moins que rien, comme si tu ne m'importais pas, alors que tu m'importes tant, Gregory, que je pourrais mourir pour toi. J'ai peur de m'être rendu compte trop tard que je t'aimais, j'ai peur de te perdre, de me réveiller demain, et d'être de nouveau seul au monde, sans toi, sans personne.
Il s'était mis à pleurer. Il s'en fichait. Le regard de Greg était flou, lui aussi. Il cligna des paupières pour en chasser les larmes.
-Pardonne-moi, continua Mycroft. Je t'en supplie, pardonne-moi. Ne me laisse pas.
-Je ne te laisserai pas, répondit le policier, la voix légèrement rauque. Moi aussi, je t'aime, Mycroft.
Il posa ses mains sur les joues de son amant pour lui faire relever la tête.
-Je t'aime, répéta-t-il, parce qu'il n'avait jamais su faire de longs discours.
Mais, parfois, quelques paroles suffisent, où tous les silences ont échoués.
-Toi non plus, ne m'abandonne pas, souffla-t-il en posant ses lèvres sur celles de Mycroft, très doucement.
-Jamais, répondit Mycroft avant d'accepter le baiser. Jamais plus.
Minuit sonna, quelque part.
-Joyeux Noël, Mycroft Holmes, murmura une silhouette blonde en souriant tristement, assit tout seul, au bord de la Tamise.
Lorsque le dernier coup de minuit résonna, l'être de lumière s'effaça, ne laissant dans son sillage aucune trace de pas.
~
Mycroft avait cinquante ans lorsqu'il réalisa qu'il était l'homme le plus heureux sur terre. Il se trouvait dans son bureau, au Club Diogène, et regardait la neige tomber d'un air absent en songeant au conflit israélo-palestinien. Un couple d'homme passa dans la rue en se chamaillant tendrement. Il sourit et se saisit de son portable. Rosie lui avait envoyé cinq selfies où elle grimaçait, vêtu d'un affreux chapeau de Noël à loupiote. « J'en ai un pour toi, oncle Croft ! » menaçait le sms d'accompagnement. Certainement pas, songea-t-il en souriant malgré lui.
Sherlock lui avait envoyé dix sms pour se plaindre de John, qui tenait absolument à décorer leur chambre et à lui faire faire le ménage.
John lui avait envoyé un sms pour le supplier d'enjoindre Sherlock de cesser ses expériences pour l'aider.
Un nouveau message apparut. « Je suis devant la porte. Je t'attends ».
Mycroft se saisit de son manteau, de son écharpe et de son parapluie, et se rua dehors pour retrouver Gregory, qui l'accueillit d'un baiser.
-On va être en retard pour le réveillon, se défendit vaguement le policier lorsque Mycroft l'allongea sur la banquette de sa voiture pour mieux l'embrasser.
-Ils nous attendront, répliqua l'autre en claquant la porte dans son dos.
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