L'Esprit des Noëls Futurs
Un vieillard avançait en claudicant dans la neige, ses jambes fatiguées peinant à enjamber les congères. Il était voûté, courbé, cassé, retenu à grande peine par la cane qui soutenait son poids entier. Ses cheveux et sa moustache étaient aussi blanches que le ciel. Son visage plissé, froissé, était marqué de traits tristes, tombants, qui alourdissaient les coins de sa bouche et faisaient pleurer ses yeux.
Il s'arrêta pour tousser grassement dans un mouchoir et repris sa lente et pénible avancée.
Holmes avait du mal à respirer. Ce n'était pas possible.
Ce n'était pas possible ! Cet aïeul maigrichon et malheureux ne pouvait pas être Watson. Non, lorsque son ami vieillirait, ses fossettes s'imprimeraient sur ses joues, ses yeux se plisseraient de rire en permanence et il deviendrait l'un de ces grand-pères appréciés de tous qui gâtaient les enfants. Il ne marcherait pas seul en fixant le sol d'un air résigné... Il aurait quelqu'un à son bras. Et il vieillirait heureux. C'était la seule possibilité qu'il acceptait de considérer.
Le vieil homme qui n'était certainement pas Watson alpagua un enfant et lui posa une question.
— Le vieux méchant ? répondit le garnement avec une moue méprisante. Oui, c'est là. Mais vous ne devriez pas rentrer monsieur, la dernière fois, il a jeté un livre à la tête du facteur.
— Ben voyons, grommela le vieil homme en se dirigeant vers la porte indiquée.
Il sonna. Pas de réponse. Il sonna encore.
Toujours rien.
Avec un juron, il tourna la poignée, la trouva ouverte, et entra.
Holmes se faufila à sa suite, le cœur serré d'un funeste pressentiment.
Le hall était sombre et froid, encombré de piles de documents prenant la poussière aux côtés d'instruments de chimie abandonnés. Des toiles d'araignées formaient des voiles macabres entre les poutres du plafond.
— Qui est là ? cracha une voix cinglante.
— Moi, répondit simplement l'invitée.
Une silhouette apparue au bout du couloir. Un vieillard si maigre qu'on l'aurait cru sur le point de se briser, mal habillé, les cheveux sales et emmêlés. Ses bras tremblaient. Sur son visage buriné par le temps, Holmes pouvait lire les signes de la fatigue, de la malnutrition et d'une grave accoutumance à la drogue
Puis il réalisa soudain.
Cet homme, c'était lui. Ou du moins celui qu'il deviendrait.
Son alter-ego s'arrêta au bout du couloir, les yeux grands ouverts, comme visité par une apparition.
— Watson... murmura-t-il d'une voix éraillée par l'émotion.
— Holmes, répondit Watson sur le même ton avant de partir dans une quinte de tout.
Il se moucha et s'excusa d'un faible sourire.
— Entrez, entrez, l'invita fébrilement le Holmes futur en déblayant un passage jusqu'au salon. Asseyez-vous.
Watson traina douloureusement ses pieds pour atteindre une pièce défraichie, tout aussi encombrée et poussiéreuse que l'entrée.
— Vous n'avez pas de gouvernante ? demanda-t-il en s'asseyant difficilement.
— J'ai fait fuir la dernière en septembre et j'ai décidé de faire sans.
— Je vois, soupira Watson en massant sa cuisse blessée.
Il toussa de nouveau en chassant la poussière que ses mouvements avaient délogés.
Le Holmes fantomatique contempla avec horreur ce qui l'entourait, tirant des déductions au fur et à mesure. Des années de solitude. Plus d'enquêtes depuis au moins une décennie. Des prises de drogue régulière. Des dettes. Des expériences avortées.
Une vie gâchée.
Le Holmes du futur s'approcha de Watson.
— Où avez-vous été, toutes ces années ? demanda-t-il d'une voix douce qui s'érailla sur la fin.
— Vous ne le déduisez pas ? répondit le docteur avec une triste amertume.
— Je... Mon esprit... Mes yeux ont perdu de leur acuité...
Il paraissait profondément humilié.
Watson soupira.
— Je n'ai pas fait grand-chose, avoua-t-il en baissant les yeux. Depuis que je vous ai quitté... J'ai vécu une vie banale. Je me suis marié avec une femme gentille qui ne ressentait rien de plus pour moi que je ne ressentais pour elle. Mon cabinet a prospéré. Je n'ai jamais eu d'enfants. Ma femme est mort il y a cinq ans.
— Vous avez été heureux ?
— Non.
La réponse traversa l'air comme un coup de feu et se répercuta au moins aussi longtemps avant de disparaître.
— Je vous ai dit ce dont j'avais besoin pour être heureux, reprit Watson. Vous n'avez pas voulu me croire. Vous êtes content de vous, à présent ?
Le Holmes du présent avait visiblement autant envie de pleurer que son homonyme à venir.
— Vous n'avez cessé de me repousser ! accusa Watson. Vous saviez que je vous aimais ! Mais vous étiez persuadé que vous n'étiez pas assez bien, ou que sais-je encore... Vous m'avez repoussé jusqu'à me briser définitivement le cœur. Jusqu'à me faire partir.
— Je ne voulais pas que vous partiez, sanglota presque le Holmes du futur en se laissant tomber à genoux devant lui. Je ne voulais pas que vous m'abandonniez, mais je pensais...
— Je ne vous ai pas abandonné, Holmes. Vous nous avez abandonné tous les deux. J'avais besoin de vous. Si désespérément...
Il ferma les yeux. Le silence menaça de les submerger, mais le docteur reprit, plus doucement :
— J'ai lu dans les journaux que vous aviez fermé votre cabinet de détective, après le désastre du rat géant de Sumatra...
— Oui, admit l'ancien enquêteur en posant le front sur les genoux de son ami perdu. Tout seul, je... Je n'y arrivais plus. Sans votre présence, votre soutient, vos rappels constants... La drogue... La malnutrition... Le sommeil manqué... Je ne tenais plus le coup. Je me suis enfoncé dans une spirale infernale. Lestrade a cessé de venir me voir. Puis Gregson. Puis les clients. Et de toute façon...
Il hésita, puis releva la tête pour ajouter :
— Enquêter avait perdu de son attrait, sans vous à mes côtés. Vous avez toujours eu une manière unique d'apprécier ce que je faisais et de me supporter dans mon travail. Sans vous, tout était bien plus ennuyant. Et bien plus solitaire...
Une larme perla au coin de l'œil du docteur, glissa le long d'une ride et mourut sur ses lèvres.
— Vous m'avez aimé, n'est-ce pas ? murmura-t-il, si bas que les mots s'entendirent à peine.
— Je vous aime toujours, Watson. Je vous ai toujours aimé.
L'aveu était triste, fatigué, sans joie et sans chaleur. Juste un constat amer, désabusé.
— Moi aussi, soupira le docteur. Je n'ai jamais aimé que vous.
Holmes se redressa légèrement pour prendre ses mains dans les siennes.
— Il n'est peut-être pas trop tard...
— Si. Il est trop tard, Holmes, mon cher Holmes... Beaucoup trop tard. Nous sommes passé à côté de la vie que nous aurions pu mener, tous les deux.
— Mais si nous réessayons...
— Je suis malade, Holmes. Je vais mourir.
Les deux Holmes se figèrent, instantanément anéantis.
— Quand ? balbutia le détective du futur.
— Bientôt... Très bientôt. Je n'attendrai pas que la douleur m'emporte. Je n'ai rien qui vaille la peine de repousser le délai, après tout... Je voulais juste vous revoir une dernière fois, mon cher amour. Pour Noël.
Holmes le regarda longuement, puis se releva, se pencha et l'embrassa doucement.
— J'aurais tant aimé que vous fassiez cela plus tôt, murmura Watson, les yeux fermés, en s'écartant de lui. Des années et des années plus tôt...
— Si je pouvais tout défaire, avoua le vieil homme en posant son front contre le sien, si je pouvais retourner en arrière...
Le Holmes du présent n'en vit pas plus : il céda enfin aux larmes qui le guettaient s'effondra au sol pour pleurer sur ce que l'avenir leur réservait.
— Pourquoi m'avoir montré ça ?! hurla-t-il autour de lui. Pourquoi ?!
Entre deux sanglots, il s'aperçut qu'il n'était plus nulle part.
— Pourquoi... gémit-il en tentant désespérément de ne plus penser aux images qu'on venait de lui imposer.
— Parce que le futur n'est pas encore fixé, répondit une voix venant de nulle part et partout à la fois.
L'Esprit des Noëls futurs se dessina devant lui, sa grande robe blanche presque invisible dans tout le vide qui l'entourait.
— Ce que tu as vu est ce qui arrivera si ta vie continue la course qu'elle a commencée. Mais tu peux encore la changer, Holmes. Tu peux encore agir sur ta propre existence.
— Et celle de Watson ? Par pitié, dites-moi que je peux aider Watson...
Deux autres silhouettes apparurent à ses côtés, l'Esprit des Noëls passé et celui des Noëls présents.
— Vos vies seront ce que vous décidez d'en faire, soufflèrent trois voix à l'unisson. Vous êtes libres de choisir l'amour et le danger, la peine et la sécurité, la loi ou l'honneur...
— Si je me confesse à Watson, que se passera-t-il ? Le futur que j'ai vu s'effacera-t-il ?
— Cela dépend de toi, murmurèrent les trois voix.
Une cloche sonna, quelque part...
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