Chapitre 4 : 18 décembre 2199
– Magdeleine
L'opération nourrisson est enfin lancée. Le régime continue à voir en moi l'une de ses suivantes modèles. Il est vrai, d'ailleurs, que je n'ai jamais été d'un extérieur fort révolté. J'ai longtemps vécu en conformité avec le pouvoir et dans l'aisance. En tant qu'appui du régime, je n'ai pas été exposée aux mêmes pressions que certaines de mes consœurs de l'Atelier. Et pourtant, parmi les dignitaires, les managers, les négociants, il arrive aussi que la colère et la frustration prennent corps. Parfois le bien-être physique, la sécurité alimentaire et le logement confortable dont nous disposons ne suffisent plus à nous maintenir dans la course permanente que sont devenues nos vies. Les divergences grandissent et le poids des maux se fait trop lourd à supporter. Lorsque le modèle social dans lequel nous baignons nous abandonne et alors que nous trébuchons sur le bas-côté, c'est que le moment est venu de changer de route. Sauf qu'aveugles, nous nous débattons contre ce précipice qui semble nous guetter, l'à-pic est vorace et le drame inévitable. Il faut du temps pour ressentir sa propre détresse et accepter sa déchéance. Il est impossible de prétendre escalader la falaise pour qui ne la voit pas. Et à vrai dire, je ne crois pas que l'une d'entre nous y parvienne un jour. Même unies, nous restons prostrées au pied de la muraille sans grand espoir.
Mes réflexions m'égarent et là n'est pas le sujet. Pourtant, avant que je n'évoque avec vous, mes consœurs, les résultats de mon activité de redresseuse, je tenais à vous partager une part de mon expérience personnelle. Elle n'a sans doute rien d'exceptionnel, mais lorsque l'on parle de la reconstruction d'un nourrisson, il me semble difficile de ne pas se remémorer ce qui nous a poussées à franchir la porte de l'Atelier.
Je suis née de parents managers. Et, s'ils se sont réjouis de ma venue au monde, ils savaient également que mon avenir était tout tracé. Dès le berceau, ils m'ont fait leurs adieux pour que je rejoigne une pouponnière où me seraient prodiguées les bases de mon éducation future. Déjà, mes jeux, mes dessins animés, mes sorties gravitaient autour de cette ritournelle de management humain à laquelle on m'avait destinée. Mon enfance n'a pas été traumatisante pour autant. J'avais une vie facile, au contraire, et la certitude rassurante d'un destin tout tracé. Ainsi, une fois arrivée à l'âge adulte et après avoir maîtrisé les savoirs qui m'avaient été enseignés, je me suis rendue à la deuxième cérémonie de présentation aux parents. Mes géniteurs étaient fiers de mon développement et de mon introduction à ma future fonction professionnelle. Quant aux cérémonies de présentation qui rythment nos vies, de la naissance, la prise de poste, au mariage en passant par les funérailles ; ce sont des occasions inespérées d'entrevues pour les familles. La progéniture élevée par le régime n'a guère de temps pour les visites parentales. Pour pallier à cette grande solitude, qui accompagne les jeunes employés, les généticiens s'efforcent de les marier rapidement. C'est ainsi que je rencontrai mon futur époux. Ce devait être le début de notre aventure conjugale, pour moi, ce fut le début de la fin.
Je n'avais jamais imaginé la vie à deux de manière aussi impossible. Nous n'étions d'accord sur rien, en crise sur n'importe quoi et par-dessus tout, on se haïssait de toutes nos forces. Le temps n'y fit rien. Cet homme m'était insupportable. Mon existence devenait invivable. Plus je réfléchissais et plus il me paraissait impératif d'agir. D'un coup de crayon, je le rayai de mon quotidien. Il fut retrouvé mort, le nez dans les coussins. Il y eut des soupçons bien sûr, une enquête, mais je fus déclarée innocente et libre de conserver mon veuvage. Je m'imaginais déjà récupérer le calme de ma vie d'avant. Il n'en fut rien. Mes attentes avaient changé et mes plaisirs passés ne me satisfaisaient plus. C'est au détour d'une rencontre que je rencontrai une femme qui me parla de l'Atelier. À partir de ce moment, ma décision fut prise, et je survécus en devenant, au-delà des mensonges et des espoirs déçus, celle que je suis aujourd'hui et que l'on appelle Magdeleine.
L'Atelier m'a offert une seconde naissance. Et c'est exactement ce que je compte prochainement offrir au nourrisson dont je devrai avoir la garde. C'est à cet effet que je me suis rendue dans l'un des hauts buildings de Kiev. Des redresseurs en chef avaient fait le déplacement depuis toute l'ancienne Ukraine pour assister à cette réunion d'importance. Les présentations et révérences d'usages eurent lieu puis on introduisit le sujet de la discussion : la rééducation de dix prisonniers du centre de détention de Kiev. Plus familièrement appelée le dressage, cette pratique permet la réinsertion en société des détenus condamnés aux peines les plus lourdes. Il était donc essentiel que chacun de nous intègre l'histoire et le passé judiciaire des détenus avec lesquels nous allions travailler. Certains individus ayant été jugés particulièrement dangereux ou psychologiquement instables, nous devions, en tant que redresseurs, redoubler de vigilance quant à la stratégie à adopter.
Je n'ai malheureusement pas le temps de m'attarder sur l'approche pédagogique, car on nous confia sans plus attendre les dossiers complets des prisonniers retenus pour cette session de réhabilitation. Nous devions en prendre connaissance dans leur intégralité pour ensuite délibérer des choix que nous comptions faire. La décision finale devant être prise en fonction du nombre des demandes et de l'expérience de chaque redresseur. Je passai ainsi en revue les fiches des nourrissons, sachant d'avance laquelle j'allai mettre au-dessus de la pile. C'était sur une jeune femme du nom de Solia que s'arrêtait ma sélection. Hélas, son nom même est voué à disparaître sa réhabilitation achevée. Comme souvent, son histoire est incertaine, elle aurait été inculpée pour complicité et association de malfaiteurs. Son crime : elle aurait été en lien avec un pirate dont le nom hante les vaisseaux pris dans la tourmente. La rumeur dit que le Styrrman l'aurait abandonnée en sacrifice aux autorités. Qu'en savons-nous sinon que sa condamnation fut des plus lourdes pour les faits reprochés.
Parlons-en, d'ailleurs, de cet écumeur des cieux. Il est sur toutes les langues depuis ces derniers jours. Depuis qu'il s'est permis d'envahir le nuage. Pourtant, nous ignorons presque tout de cet homme sans visage et de ses nombreuses missives qu'il trimballe dans son sillage. Nous ne savons pas si les traits juvéniles et androgynes qu'on lui prête sont réellement les siens ou bien si, comme le reste, cette apparence n'est que mensonge. C'est sans doute ce qui participe à sa légende. En admettant qu'un tel individu existe, peut-on imaginer qu'il soit en mesure d'évoquer sans ciller ses crimes et son parcours d'assassin ? Que doit-on penser de sa franchise, de sa sensibilité affichée ? Elle est inadmissible et cruelle, mais ne serait-elle pas, aussi, le stigmate invisible des jours déchus qui s'écoulent et fuient ?
Un centenaire pourrait-il se croire assez fou pour espérer conserver l'innocente inconscience de la jeunesse ? Sa dernière prise, un vaisseau de marchandises, n'est plus qu'une enveloppe consumée par les flammes et son ventre vide abrite le tombeau des vingt-cinq membres d'équipage dont il ne reste plus que des miettes. Cette mise à mort est d'autant plus terrible, qu'elle est effectuée avec la lucidité d'un criminel qui ne connaît que trop bien la misère qu'il engendre.
Il y a de ces questions dont il vaut mieux ignorer la réponse. Je vais plutôt me contenter d'attendre une issue favorable de la part du centre de détention. Aurais-je la possibilité de travailler avec le nourrisson de mon choix ? J'espère l'apprendre très bientôt.
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