Chapitre 2 : Envolée d'un pirate
14 décembre 2199
Latitude : je ne sais pas,
Longitude : aucune idée non plus,
Base navale d'habitation.
Vous ne me pensiez quand même pas assez fou pour vous révéler l'emplacement de mon domicile terrestre ?
Ne me dites pas que vous avez encore abusé de l'aquavit(15) ? Arr, c'est vrai, les technocrates n'ont plus beaucoup de tenue de nos jours ! Quel dommage !
J'ai laissé le Styrr sommeiller au port. À son bord, les systèmes technologiques suffisent à assurer sa tranquillité. Je suis parti m'affaler dans mon sofa et prendre un peu de repos. Mais ne vous inquiétez pas, je me sers un thé matcha et je suis à vous.
Sans doute, chers sujets, êtes-vous impatient d'entendre la suite de mon récit ? Venez, approchez, je vous embarque avec moi.
Souvenez-vous, la répression de la Milice coûta la vie à nombre d'habitants et de notables de la ville de Mosjøen. Les Miliciens parquèrent les survivants. Ils examinèrent leur état de santé. Les moins amochés furent constitués prisonniers et menottés, avant de rejoindre en petits groupes les véhicules blindés des Miliciens. Je ne sus jamais ce qu'il advint des autres : les aînés, les enfants ou bien ceux qui gémissaient dans leur sang. Je rejoignis moi aussi un des transporteurs terrestres qui s'apprêtait à lever le camp. Ces énormes engins militaires venaient d'avaler tout ce que nous avions ; et les habitations, qui avaient essuyé plusieurs départs de feu, flambaient maintenant doucement.
Un à un, les véhicules démarrèrent. On quitta Mosjøen. Et derrière moi, disparurent mes amis et ma famille. Il y avait eu les morts, les blessés, ceux qui étaient tombés sous le regard de tous et puis ceux dont on n'avait eu aucune nouvelle. Désormais, isolés, on ne devait plus recevoir d'informations à leur sujet. Je n'avais pas fait d'histoires pour suivre la Milice. Je ne savais ni me battre ni manier une arme à l'époque. Les Miliciens l'avaient bien compris et s'amusaient de l'espèce de rouquin trop fragile que j'étais. Pour eux, j'avais l'allure d'un oiseau blessé pris entre les pattes d'un chat. Je faisais partie du butin de guerre et ils devaient se faire une joie de me marquer comme tel. Les éclats de balles fichés dans mon bras et mon épaule n'étaient pas suffisants à leurs yeux. Il leur fallait autre chose. L'un d'entre eux sortit un canif de sa poche et presque aussitôt la lame brûlante s'enfonça dans ma chair.
— On saura te reconnaître maintenant, ricana-t-il.
En effet, cela n'aurait pu être plus vrai. Une estafilade sanglante courait dorénavant sur ma joue gauche et elle n'allait pas tarder à contribuer à ma réputation.
Le transporteur, quant à lui, poursuivait sa route. J'ignorais complètement où nous nous trouvions et depuis combien de temps nous étions partis. Je n'étais plus en état de penser à autre chose qu'à ces gouttelettes rouges qui luisaient par terre, dans la pénombre. Je les sentais qui glissaient et s'échappaient dans mon cou. Bientôt, je ne distinguais plus que l'humidité sanglante et entêtante qui trempait mon col. La nausée commençait à m'envahir et toujours le véhicule, brinquebalant qui continuait. Je dégueulais le contenu de mon précédent repas sur mes chaussures, alors qu'estomac et intestins sanglotèrent jusqu'à notre arrivée à Oslo.
À vrai dire, je n'aperçus pas grand-chose de l'ancienne capitale norvégienne. Les circonstances ne m'étaient pas favorables. La Milice nous répartissait chacun dans une structure différente. Diviser pour mieux régner est une stratégie vieille comme le monde. Mes parents ayant été tous les deux Technologistes(16), j'étais plus ou moins destiné à suivre le même chemin. C'est ainsi que je fis mon entrée à la base scientifique d'Oslo. J'étais prisonnier, bien sûr, mais j'avais hérité d'une cellule plutôt acceptable. À défaut de salaire, j'avais accès à un relatif confort et aux soins médicaux nécessaires. Je ne leur étais pourtant pas d'une grande aide avec mon bras en écharpe. Les Technologistes en place m'avaient confié l'archivage des rapports d'erreurs liés aux pannes technologiques. La tâche était aisée et d'un ennui mortel. Elle avait néanmoins son intérêt. Je n'allais pas tarder à le découvrir.
Chaque soir, quand je rendais à ma supérieure les fruits de mon travail, je conversais avec l'un de ses collègues. L'homme eut pitié de ma situation et il me prit en affection. Je lui racontai mon histoire et en retour il me décrivit sa propre enfance. Il me parla de sa famille, qui s'occupait depuis plusieurs générations d'une usine piscicole d'où sortaient chaque jour quantité de saumons, tandis que lui-même avait préféré se tourner vers les technologies. Peu à peu, j'appris à connaître Petter Ronsin. Et il ne lui fallut pas longtemps pour remarquer que j'étais de bon conseil. Ainsi, il m'instruit progressivement de ses projets et m'invita à y participer comme assistant. Néanmoins, il n'y avait que Ronsin qui recevait reconnaissance et crédit. Quels que soient mes efforts et les heures passées, je restais invisible aux yeux des autres. Le Technologiste le regretta et plaida ma cause auprès de la direction et de mes geôliers.
Sa requête fut entendue. Six mois après mon entrée à la base scientifique d'Oslo, j'étais libéré de ma cellule. J'avais retrouvé un usage normal de mon bras droit. J'étais désormais chargé de la gestion des sauvegardes technologiques. Depuis que l'on m'avait officiellement permis de rejoindre l'équipe, Ronsin voyait sa réputation grimper en flèche. En réalité, j'y étais pour beaucoup, hélas, j'étais toujours trop jeune et trop éloigné de la hiérarchie pour que l'on daigne s'intéresser à moi.
Pire encore, personne ne semblait réellement investi dans ce projet qu'ils menaient tous. Leur objectif avait pourtant de quoi donner le tournis. Il s'agissait de créer une puce à ADN recomposé qui devrait permettre d'altérer le génome humain. En reprenant les séquences défectueuses de l'ADN, les Technologistes espéraient mettre un terme à bon nombre de pathologies. Et ce n'était pas tout, ils comptaient également raccommoder les gènes du développement et en finir avec la vieillesse. Était-ce vraiment possible d'atteindre ce fantasme humain ? Je n'imaginais pas les conséquences que pouvait avoir une telle découverte. Moi aussi, je rêvais. Je n'avais que vingt-deux ans à l'époque.
Pourtant, l'idée fit son chemin. Je commençais à entrevoir un autre chose. Dans mon esprit, cette puce à ADN recomposé avait évolué, elle était devenue une arme et j'étais son créateur. Il était trop tard pour reculer. La sécurité ôtée, j'irais dire adieu à ma famille et j'irais venger les miens. Le Régime m'avait pris mon innocence, mon insouciance. Je n'avais opposé aucune résistance. Je m'étais laissé faire, trop pétrifié pour agir. Les mois qu'ils me restaient, je les passai à travailler d'arrache pied sur mon projet. La date du premier test de la puce à ADN technologique avait été fixée. Je passai mes nuits à finaliser sa programmation, avec Ronsin. Parfois, je le regardais, lui, qui m'avait accordé son soutien, sa confiance ; devait-il, mourir ? Car l'expérience devait se dérouler sur Ronsin lui-même.
Or, j'avais tout préparé, le sabotage était inévitable. Mon algorithme fantôme(17) était en place. L'opération de transfert de la puce à ADN recomposé allait avoir lieu. Petter Ronsin s'était étendu dans le fauteuil faisant face aux autres membres de l'équipe. Il avait tendu son bras. Il n'y avait plus un souffle dans la salle de contrôle 22 et la respiration de Ronsin avait cessé. J'ai fermé les yeux. J'ai laissé les secours retirer le dispositif technologique et tenter, en vain, de réanimer Petter Ronsin. Et puis, j'ai ramassé la puce à ADN recomposé et court-circuité le système nuageux interne de la base T56 d'Oslo.
Je n'avais jamais couru aussi vite dans le noir des couloirs. Une fois encore, personne ne me prêta attention, car tout le monde hurlait et s'agitait. Je n'étais qu'un sous-filtre sans importance. Et pourtant, dans mon sillage, le feu s'animait, et ses braises savouraient le matériel scientifique. Les alarmes s'étaient mises à brailler. Des guirlandes de flammes s'enroulaient à présent dans la cage d'escalier et retombaient en un crépitement ardent. L'air devenait poisseux et lourd. Je quittai la base en suffoquant dans la pénombre. Mes quintes de toux faisant écho à celles déjà lointaines des Technologistes. Il faisait noir, car il était tard. Mentalement, je photographiai une énième fois les lieux avant de m'enfoncer dans la nuit polaire.
Ce furent les dernières images que j'eus en tant que membre de cette société. J'ignore ce qu'il advint de la base scientifique d'Oslo ou encore des Technologistes en charge du projet et cela ne m'intéresse plus, lecteur. Car moi aussi, je suis mort pour survivre à demain.
Longue vie à vous et portez-vous bien !
(15) Eau de vie à base de céréales ou de pommes de terre fabriquée dans les pays scandinaves.
(16) Spécialiste des technologies.
(17) Il s'agit en fait d'un programme qui n'a pas de chemin fixe et qui peut donc se trouver partout et nulle part à la fois.
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