Chapitre 14 : Silhouette d'un pirate
7 janvier 2200
Latitude : parmi le soir et l'orage,
Longitude : par delà le mirage,
Songe, parmi les hommes
J'ai ravalé ma rage. Silhouette noyée dans la nuit, je m'avance sur les flots noirs qui ruissellent de la ville. Je hante les ruelles et les venelles. Aux estaminets, je chante mes viles histoires. Regard ivre de fièvre, sous mes yeux, les façades s'embrasent et le pavé se consume. Ma vision se fait mouvante et j'ai soudain l'impression de trébucher. Le sol est si bas. Et flambe ma fortune : avenir, espoir, affects ! Me croiseriez-vous, inconnu ? Vous qui ne sauriez me reconnaître parmi la brume et les vapeurs ! Me diriez-vous ? Bonsoir monsieur, passez une bonne soirée ! Vous qui seriez bien incapable de discourir avec vos semblables ! Oh non ! Ce serait plutôt : taisez-vous sieur ! Ou nous vous embarquerons dans la nuit !
Vous aimeriez bien que je cesse ce persiflage qui affole votre sommeil et vous écorche les oreilles ! Pourtant, il n'est pas inutile, vous savez ! Partout, il me suit ; lorsque je déambule sous les ponts, au milieu des avenues, regard vide, face au néant, avide ! Il faut bien un peu d'ironie pour traverser cette ville sans nom à l'hideuse majesté. Elle s'étend à perte de vue, écrasante de noirceur et de grandeur déchue. Tableau nocturne, rendu chagrin par la complainte de l'indolent. Car ça ne vit pas, ça vibre ; là-bas, le troupeau transhume en échos dissonants. Ici, où je m'enlise sur le chemin des désespérés, je suis venu chercher le frémissement de l'ordinaire.
Mais toi, pauvre pantin, tu ne comprends pas, n'est-ce pas ? Je ne porte ni habit de parade ni signe de reconnaissance. Anonyme, je salue les passants qui me croisent et m'ignorent. Ils disparaissent sans un mot, charriés par le bourdonnement des faubourgs. Je mâche une orange, égrainant avec plaisir les secondes du carillon. Dans un souffle, je m'assois, je cherche les étoiles. Depuis longtemps, hélas, elles ont cessé de peupler le ciel. À la place, se tiennent d'épais chapelets d'encre. Déçu, je me relève contre un bâtiment. Je m'y gratte le dos et note, sur le mur, les graffitis qu'on n'a pas daigné retirer. Implacable, je poursuis ma route. Je suis presque arrivé. Ma destination ressemble à une petite échoppe qui luit dans la nuit.
Pas d'enseigne, celle-ci s'est effondrée depuis belle lurette. Transformée en bois de chauffage peut-être ? Une modeste inscription sur la façade indique néanmoins son usage. Y figurent un peigne et un sèche-cheveux : c'est un coiffeur. Croyez-vous que je risque de l'effrayer ? N'ai-je pas de beaux cheveux ? Ses services se doivent d'être accessibles à tous, non ? Cela fait si longtemps que je n'ai pas eu une vraie coupe de cheveux. Des années sans doute. Vous ne pouvez pas comprendre, ce que le quotidien ou le trivial revêt comme importance. Retirez-le et, peu à peu, avec le poids des ans, votre existence s'étiole et s'envole. Elle s'enfuit à la dérobée, par la petite porte, presque sans qu'on s'en aperçoive. Et alors, lorsque vous la cherchez, il est trop tard. Il n'en reste plus que de vieux haillons.
La sonnette retentit et des pas se rapprochent. Quelqu'un débarque. Serait-ce ce diable de coiffeur ? À la vue de mon visage découvert, immédiatement, sa face devient livide, presque liquide. Le pauvre homme ! Dans son infortune, il tente de bredouiller quelque chose :
– Je... Fermé... Revenez... Plus tard !
Alors que je me tiens entre lui et la sortie, il ne quitte pas la porte des yeux. Mais impossible de déguerpir, il n'y a pas d'autre issue. Las, il finit par abdiquer et marmonne dans un soupir :
– Venez... venez...
Je m'avance lentement vers le fond de la boutique. L'autre se précipite vers l'entrée et je me figure, l'espace d'un instant, qu'il va fuir et prendre ses jambes à son cou. Pourtant, il revient, non sans avoir préalablement mis les verrous. Il braque sa lampe sur moi. Lumière étincelante parmi les ténèbres. Je défais lestement mon chignon. Ma chevelure s'écoule en cascade sur mes épaules et je prends place sur le fauteuil. Il est confortable quoique défraichi. L'homme me fait enfiler une cape de coiffure. De mauvaise grâce, il attrape une paire de gants et se met finalement à l'ouvrage.
Il me rince la figure et les cheveux avant d'y appliquer son produit. Ses doigts glissent sur le shampooing et esquissent les arabesques mouvantes de ma chevelure. Il décrasse ma crinière emmêlée dans le lavabo rempli d'eau chaude. Mon visage aussi est lavé, laiteux. À peine si quelques duretés s'y dessinent encore. Sous la clarté, on dirait presque du miel. Pendant un moment, j'ai l'impression qu'il pleut de l'or. Je ressens la douceur et le bien-être. Après un premier rinçage, le coiffeur procède à un nouveau shampouinage. Une fois encore, il me relave les cheveux et l'eau d'une coloration douteuse s'évade dans les canalisations. Un autre shampoing plus tard, l'homme se décide enfin à attraper des ciseaux et un peigne.
Le coiffage n'est guère concluant et le pauvre artisan se résout bien vite à trancher dans le vif. Couic ! Couic ! Je l'entends qui donne des coups de lame dans ma crinière fauve. Pour sûr, il faut bien retirer les nœuds ! Une fois la tâche passablement accomplie, il entame alors sa coupe et les mèches folles volètent jusqu'à mes pieds. Dans le miroir au reflet parcheminé, son œuvre prend forme. L'homme semble surpris du résultat et, pendant quelques instants, il contemple son ouvrage. C'est maintenant au tour du sèche-cheveux d'entrer en scène et de donner de la voix. C'est presque fini. Au cœur de la nuit, la clarté crue illumine sa création. Bientôt, ce sera fini. Bientôt ou jamais...
En face de moi, le miroir des ombres réfléchit mon visage. Mon souffle s'y révèle, tandis que ma poitrine se soulève en rythme. Mais ce soir, j'ai les paupières lourdes et la rancune me laisse las.
Ashes of life are coming, burning my thoughts, and burring my shattered soul.
J'ai entendu le claquement métallique de la porte qu'on enfonce ainsi que ce bruit de bottes, si caractéristique. Ce ne sont pas les miennes. La Milice a pris position. Elle m'accueille à bras ouverts. Le coiffeur n'ose plus remuer. Il se terre dans un recoin de la pièce.
– Excellent travail, citoyen, nous vous sommes très reconnaissants, s'exclame, d'une voix métallique, le meneur des Miliciens.
– Lâchez vos armes ! posez-les par terre ! Mains derrière la tête ! crache un autre, dans ma direction.
Lentement, je m'accroupis et je m'exécute. Je retire dagues et poignards. Je dépose rapière et révolver.
– Baissez vos armes. Je me rends, leur lançai-je, d'une voix blanche.
Soudain, un coup de feu retentit. Je me retourne à temps pour apercevoir mon faiseur de coiffures hoqueter :
– Ha ! Il halète encore un peu avant de perdre pied puis il s'affaisse mollement sur le sol. Il a les mains veineuses et les lèvres bleues. Seul un mince filet d'écarlate salit sa poitrine. Dans sa gorge, les mots, vestiges suspendus, se sont tus.
– Ça aurait été dommage qu'il parle, celui-là, grommelle le chef des Miliciens. Qu'un pauvre artisan piège le criminel le plus recherché du Régime, c'est pas envisageable !
Assis par terre, je ferme les yeux, le temps d'un adieu. Autant de vies fichues en l'air ! C'est pas humain ! Sagement, j'attends mon tour. L'équipe en armes me fait signe de me relever. Menotté, entravé, je ne saurai plus leur nuire.
Vous pensez, sans doute, qu'un séjour au placard a de quoi me chagriner. Détrompez-vous ! Je connais bien ma destination. Je n'en suis pas à ma première visite. Je pépie, même le fer au pied ! Et toi, coiffeur, infortuné et traitre, ta peau chèrement acquise, personne ne te la rendra ! Tu m'as cru ennemi, tu as voulu te sauver de moi ! Cruelle erreur ! L'ennemi reste toujours celui qui fait bonne figure !
Régime, je n'ai commis qu'une seule erreur : celle de croire qu'écrire ne me changerait pas. Crébleu d'illusions ! Je n'ai jamais imaginé que les conséquences seraient aussi terribles ! C'est horrible de songer à quel point j'ai changé depuis que je gribouille mes pensées ! Comment puis-je avoir ses ressentis si... humains ? Alors que depuis si longtemps j'ai cessé de l'être ! Qu'ai-je bien fait pour mériter plus de cœur que toi ? Comme si ça allait me servir ! Un tueur qui chérit la vie avant de la faucher ! Un pirate qui déplore la perte de ses regrets et de ses remords ! À quoi ne sert de pleurer, quand mes larmes ne sont plus que stigmates taris d'un ancien temps ?
Pour les sentiments, il est trop tard ! Ce soir, je suivrai encore la Milice. Pour un peu, elle m'aurait presque paru douce cette fois ! Elle ne s'est même pas donné la peine de me passer à tabac. À peine si elle s'est permis de me malmener un peu. Sans plus attendre, elle me fit embarquer dans son transporteur blindé. Au bout de la route, l'issue est toujours la même : la prison ou bien le centre de détention. Un bâtiment nouveau et semblable à la fois. Il paraît que le protocole d'entrée est le même pour tous. Les agents d'accueil nous confisquent nos possessions, même les plus infimes, boucles de chaussures, ceinture, etc. Mais avec moi, ils ont fini par abandonner l'idée de la visite médicale. Je me souviens, les premières fois, les douches subies et les ablutions forcées à coup de lotions nettoyantes. Certainement pas mes meilleurs souvenirs !
Maintenant, la Milice ne s'embarrasse plus de ce genre de préceptes. Ne voulant prendre aucun risque, elle me place d'office à l'isolement. On ne sait jamais, une épidémie carcérale est si vite arrivée ! Les Miliciens ont cessé depuis longtemps aussi leurs tentatives de conciliations et de négociations. Aujourd'hui, ils se contentent de me claquemurer seul dans ma cellule.
Seul, parmi mes ruines, je pleure en silence ma désolation. Je pleure ma solitude et pas une larme roule. Seuls, parmi mes cauchemars, mes yeux forment deux flambeaux dans la nuit.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro