Chapitre 14 : 14 janvier 2200
– Lara
Décembre paraît si loin, déjà. Fini l'agitation et les préparations de fêtes. Après les célébrations de ce nouveau siècle, le soufflé est retombé et la torpeur semble avoir gagné l'Atelier. Les complices sont moins nombreuses à hanter les couloirs et les salles de travail. Pourtant, Aliénor, notre consœur qui fait office de styliste, poursuit son ouvrage. Dans les tiroirs, ses créations prennent lentement vie. Tandis qu'à ses côtés, son amie Circé se concentre sur la conception de nouvelles chaussures, pratiques et élégantes à la fois. Il faut dire que depuis l'attaque de Magdeleine, le projet nourrisson est en suspens. La redresseuse n'a eu d'autre choix que de limiter ses activités extra-professionnelles. Je ne l'ai croisée qu'une seule fois dans la semaine. Avec son poignet dans le plâtre, elle allait devoir patienter trois semaines encore avant de pouvoir reprendre la plume et s'exprimer à nouveau.
Néanmoins, les rumeurs vont vite et bientôt, tout l'Atelier se trouva mis au courant de notre arrangement. Bien entendu, un vent de panique et une pluie de récriminations accueillirent la nouvelle. S'associer au Styrrman, ce forban aux dents longues, voilà qui avait de quoi inquiéter les plus audacieuses. Mes consœurs se sont indignées de cette décision insensée. Magdeleine avait promis de leur assurer sécurité et stabilité. Devant les autres membres de l'Atelier, elle s'était toujours engagée à refuser toute forme d'alliance avec ce pirate aux pratiques barbares et sanglantes. Certes, nous avions régulièrement recours à des soutiens extérieurs à notre organisation. Mais jamais de cette manière. Et je m'étais presque attendue à voir Magdeleine faire volte-face et abandonner cette si singulière proposition qu'elle avait osé me faire : contacter le Styrrman.
Contre toute attente, Magdeleine tint bon et campa sur ses positions. Et l'unique fois où je l'aperçus parmi nous, ce fut pour m'apporter en personne, souriant de toutes ses dents, la dernière missive du Styrrman, fraichement traduite par Ira. Aussitôt, nous fûmes toutes mises au fait des récents événements : notre faux-ami pirate était en prison. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le régime s'était bien gardé de médiatiser l'information, probablement par peur de rassemblements intempestifs. Et la nouvelle s'était répandue au compte-goutte à travers la population, alimentée par le témoignage du hacker, qui avait réussi, on ne sait comment, à faire transiter son courrier jusqu'au nuage muselé par les autorités.
Mais ce n'était pas tout. J'avais été si alarmée par la demande de Magdeleine, qu'à présent, je me sentais réellement prisonnière de son souhait. Mes consœurs, une fois la sidération passée et la nouvelle, digérée malgré elles, étaient retombées dans leur apathie ordinaire. Pourtant, toutes, à quelques exceptions près, me fuyaient désormais comme la peste. Alors, à la moindre occasion, elles me faisaient ressentir le poids de leurs accusations. Et leur regard hostile me condamnait d'avance. Pourquoi ? Parce que j'avais été la seule d'entre-nous a avoir osé suggérer, à voix haute, de s'associer avec le Styrrman. À leurs yeux, Magdeleine n'avait commis qu'un seul impair, celui d'avoir accédé à ma requête.
Et alors que je m'étais figuré qu'il serait particulièrement difficile de retrouver la trace du pirate, le sort en avait décidé autrement. Maître du jeu, il avait rebattu les cartes. En effet, grâce à nos sympathisants, qui épient le chaos des tripots et les échos abjects de la ville, nous connaissions la position du Styrrman : le pénitencier de la ville d'Odessa. À présent que l'information était en notre possession, une seule question perdurait : allions-nous vraiment tenter d'établir le contact avec lui ?
Hélas, la réponse ne tarda pas à venir : oui ! J'imaginais pourtant très bien la tête de mes complices et leurs réticences. Malheureusement pour moi, Magdeleine avait trouvé la parade idéale pour attendrir leurs angoisses. Sa proposition : que la mission me revienne ! C'est-à-dire que l'on sacrifie sans retenue mon intégrité et ma sécurité sur l'autel des négociations avec le pirate. Odessa n'était qu'à une heure de transporteur aérien d'ici. Magdeleine argua qu'il m'était entièrement possible de m'y rendre et de faire l'aller-retour dans la journée. Elle était si fière de sa déclaration. Elle ne savait que trop bien que je ne pouvais me permettre le luxe de refuser son offre. L'occasion était périlleuse, mais inédite. Et j'étais tiraillée entre cet instinct fiévreux de fuite à perdre haleine et ce souhait inqualifiable qui me poussait vers cet assassin sans remords.
Quelques jours plus tard, à moitié pétrifiée, à moitié tétanisée, j'étais prête à me rendre à la plateforme de transit de Kiev. Pour écarter les soupçons, je n'emportais avec moi qu'un sac à main très ordinaire, celui-là même que j'utilisais dans mon métier de digital painter. J'avais pris soin de glisser dans celui-ci un petit carnet technologique, une bombe à poivre et un minuscule pistolet-taser, soit le strict minimum pour n'importe quel voyage du quotidien. Autant dire que j'étais terrorisée. Je pouvais sentir mon cœur qui bondissait à toute allure dans ma cage thoracique. J'avais soudain l'étrange impression d'être devenue le croisement saugrenu entre un kangourou et un escargot. Mon organisme fonctionnait à cent à l'heure, tous mes sens en éveil, alors que mes pas se faisaient de plus en plus lents et incertains.
Enfin, je passai les contrôles et je montai à bord du transporteur aérien à destination d'Odessa. Il me fallait à tout prix protéger les apparences et afficher ce masque de retenue et d'impassibilité propre aux citoyens respectables de notre régime. Heureusement, le trajet s'effectua dans le calme. Une fois débarquée, je ne pus m'empêcher de souffler de soulagement la plateforme de transit hors de vue. J'arrivai sans encombre devant l'établissement pénitencier. À présent, le danger guettait à chaque pas. Magdeleine et Ira, avec l'aide de Circée, avaient élaboré un semblant de stratagème. Je me ferai passer pour une artiste officielle du régime ayant pour mission de peindre un portrait « réaliste » ou, pour dire les choses autrement, effrayant et repoussant du Styrrman. Le scénario était tiré par les cheveux.
En effet, une fois à l'accueil, on me confirma que les visites étaient formellement interdites, quelle qu'en soit la raison. Aucune personne en dehors des gardiens habilités n'étaient autorisés à entrer en contact avec le pirate. Quant au motif d'entrevue pour un portrait officiel, cela ne serait possible qu'à l'unique condition de présenter un sésame dûment signé par les autorités. Je me sentais prête à renoncer quand un membre du personnel me fit signe. Il m'escorta ensuite vers la sortie. Alors que je m'apprêtais à le regarder partir, il m'attrapa le bras et m'incita à le suivre vers un renfoncement du bâtiment : l'entrée du personnel. Je n'en croyais pas mes yeux. Il m'entraina directement vers le couloir des détenus, où une enfilade de portes et de cellules m'accueillirent. Mon guide ne s'arrêta pas, il s'engagea dans une autre coursive avant de stopper net devant une large porte qui nous faisait face.
– Allez-y, entrez ! La personne que vous souhaitez voir se trouve à l'intérieur.
Trop intriguée pour répliquer, je traversai le sas de protection et j'entrai avec précautions dans la cellule. Le geôlier s'était donné la peine d'en déverrouiller l'entrée et, stoïque, il m'attendait patiemment, posté à l'entrée du sas. Aussitôt, une odeur de fauve m'agressa les narines et je me remémorais les détails de notre dernière entrevue.
Dans la pénombre, une silhouette remua doucement et claudiqua dans ma direction. Enfin, il s'avança dans la lumière hâve qui baignait le centre de la pièce. À présent, tous mes muscles tressaillaient. Il ne s'agissait pas d'une rencontre ordinaire. J'étais seule avec un pirate sans foi ni loi. Même désarmé, qui savait ce qu'il pouvait me faire subir !
Néanmoins, je remarquai qu'il avait mauvaise mine. Des cernes lui mangeaient le visage. Ses cheveux avaient l'air moins longs et plus disciplinés que la dernière fois, mais ils ne suffisaient pas à dissimuler la trainée sanglante qui courait le long de son front. Ses vêtements n'avaient pas été épargnés, ils étaient déchirés par place et maculés d'écarlate et de poussière. Pourtant, une chose me frappait, le Styrrman semblait moins fuyant. Quelque chose dans son regard me donnait l'impression qu'il était plus proche, moins lointain. Alors que je l'observais, il paraissait lui aussi me détailler en retour.
– Que me voulez-vous ? lâcha-t-il finalement.
Je déglutis :
– Bonjour Capitaine ! Vous allez bien ?
Non, il n'avait pas l'air en forme, mais je ne savais pas quoi lui dire.
– 'Hoy miss ! s'exclama le pirate d'une voix terne, me gratifiant d'un demi-sourire triste.
– Je suis venue de la part de l'Atelier. C'est Magdeleine qui m'envoie.
Le Styrrman parut perplexe. Il passa une main dans ses cheveux. Quand il la retira, je vis qu'un liquide vermeil s'écoulait de ses doigts.
– Vous êtes blessé, dis-je en énonçant l'évidence.
Il croisa une fois encore mon regard avant d'ajouter faiblement :
– C'est pas grand-chose. Que me veut l'Atelier ? Elles me détestent...
Et c'était vrai.
– Magdeleine aimerait que vous l'aidiez à rééduquer Marianne... heu... je veux dire Solia.
– Vraiment !
Il n'avait pas l'air convaincu.
– Elle peut pas me voir en peinture, c'est pas crédible !
– Je... J'ai peut-être une idée ! Magdeleine... Je peux essayer de la persuader. Elle peut peut-être changer d'avis !
– Pourquoi feriez-vous ça ? s'exclama-t-il, perdu dans ses pensées.
Il se grattait à nouveau la tête et je me sentais terriblement mal à l'aise face à lui. Je ne savais comment l'atteindre. Et je finis par faire l'unique chose que la raison me dictait à ce moment : attraper un mouchoir de mon sac et lui tendre, car sa plaie suintait toujours. Ce n'était pas beau à voir.
Il me regarda étrangement, avec un mélange de méfiance et d'incompréhension. Finalement, il s'en empara, en marmonnant :
– Merci !
Il essuya tant bien que mal sa blessure puis il me rendit la pièce d'étoffe. Je le remerciai en retour. Avec réticence, je saisis du bout des doigts la chose qui fut, il y a quelques instants encore, mon mouchoir, je la roulai en boule avant de m'en débarrasser au fond de l'une de mes poches de veste.
– Revenez me voir d'ici quelques jours, soupira le hacker. On discutera de votre petit arrangement. Mon gardien s'occupera du nécessaire.
Je hochai la tête ne sachant pas vraiment si je devais me réjouir de cette avancée ou angoisser à l'idée d'une nouvelle entrevue avec le pirate. Quelque chose d'autre m'échappait et je ne pus m'empêcher d'ajouter :
– Vous ne voulez pas... quitter cette prison ?
J'avais du mal à comprendre comment il pouvait rester, sagement, à croupir dans sa cellule lorsque son complice avait le loisir de le faire évader à n'importe quel moment.
– Cela vous dérange.
Ce n'était pas une question, mais une affirmation. Il avait raison, d'ailleurs. L'observer dans une position aussi dégradante, c'était dérangeant.
Voyant que je n'obtiendrais pas davantage de précisions, je me décidai à prendre congé. Après un bref au revoir, je filai loin du sinistre bâtiment.
Mes consœurs, j'espère que vous ne vous plaindrez pas ! J'ai effectué ma mission du mieux que je le pouvais.
Je compte vous retrouver bientôt !
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