Chapitre 12 : Destin d'un pirate
31 décembre 2199
Latitude : secrète,
Longitude : secrète,
Base navale d'habitation.
Ploc, ploc, ploc !
Tombent les dernières gouttes. Elles dégoulinent dans les gouttières qui les régurgitent au loin. L'eau ruisselle vers les murmures de la forêt. Frémissante, elle est si claire, si limpide. Bien loin de tout ce sang versé. Une pureté qui me fait oublier l'odeur de la soupe neigeuse qui habite les grandes villes, un mélange noirâtre de poussière et d'esquimau fondu. Enfin ! un moment de répit ! Depuis l'encadrement de la porte, je respire le bruissement de la ramure des vieux d'arbres. Le goût de la terre moite et des feuilles de thé qu'on infuse. Et comme chaque fois, l'envie me prend de rester encore, de ne plus repartir. Ne suis-je pas chez moi, ici ? Ne serait-ce pas une solution comme une autre plutôt que d'arpenter la mer ou de courir les cieux ?
Hélas, ce n'est jamais possible. De quoi vivrais-je si j'arrêtais, soudainement, d'arraisonner les navires et vaisseaux qui transitent ? Où trouverais-je les ressources et les richesses pour survivre, jour après jour ? Et s'il y a encore de ces endroits que je peux appeler chez moi, je sais bien que m'y établir trop longtemps n'est jamais une bonne idée. La quiétude des lieux parvient à me faire oublier, pendant un moment, ce qu'être hors-la-loi veut dire. Mais le Régime étend sa domination mondiale sur l'ensemble des territoires qui lui semblent dignes d'intérêt. Et si je m'égarais à me construire un à-venir sédentaire, tôt ou tard, j'assisterais, condamné, au siège et à la destruction de mon havre de paix.
Pirate je suis, pirate je reste, en guerre perpétuelle contre cette société-monde. Et cette nouvelle année qui s'annonce, cette nouvelle décennie qui s'écrit, ne revêt pour moi aucune signification particulière. À peine si j'ose cueillir du bout des doigts cette rare soirée passée à terre. Je me demande toujours comment j'arrive à saisir cette sérénité, cette quiétude qui, pourtant, ne manque pas de m'accueillir dès que je franchis les grilles.
Dans la théière, l'eau tressaille et fume.
Elle crache ses entrailles dans ma tasse.
Rouge, elle a le goût du sang et des larmes.
Et, lecteur, c'est délicieux !
Cette ivresse est un joyau éclatant dont je ne saurais me défaire.
Je t'en sers une tasse ?
Non ? Tu pourrais en avoir besoin. Je t'avais promis la suite de mon récit. C'est toujours plus agréable une histoire en compagnie d'une tasse de thé, non ?
Le printemps arrivait lentement en Terre de Feu. Mais je ne l'avais pas remarqué. Délirant de faim et mourant de solitude, j'avais sombré dans un état proche du coma. Et je ne peux m'empêcher de penser que je serais réellement mort d'épuisement si je n'avais pas emporté avec moi ce petit bijou technologique que j'avais contribué à créer. Physiquement, je n'étais plus qu'un tas d'os. Et ma conscience voguait déjà loin, vers des territoires inaccessibles aux vivants. Cependant, pour la première depuis des mois, j'apercevais une présence humaine à mes côtés et ce n'était pas une hallucination. Avec patience, elle s'était agenouillée près de moi — je m'étais effectivement enroulé dans une couverture, à même le sol — et elle avait entrepris de me donner à boire et à manger. J'étais trop affaibli pour former une phrase intelligible. Mes questions attendraient. Elle pencha délicatement sa gourde et un mince filet de liquide — seulement de l'eau — atterrit au fond de ma gorge. Je déglutis.
Avec un couteau de chasse, elle me découpa des fragments de gibier, avant de retourner la lame vers moi. Ouvrant la bouche, je l'autorisais à laisser tomber le bout de viande entre mes dents. Elle répéta plusieurs fois l'opération. J'aurais voulu lui dire que j'étais capable de me nourrir moi-même. Qu'elle n'avait pas besoin de me donner la becquée comme à un oisillon blessé ! Mais aucun son ne passait la frontière de mes lèvres. Et mon corps refusait obstinément de m'obéir. J'étais prisonnier de ses bons soins.
À peine j'eus fini de manger, qu'une torpeur inconnue s'abattit sur moi et je sombrais dans un sommeil agité. Plusieurs fois, j'émergeais des ténèbres pour rencontrer à nouveau le visage de ma sauveuse. À chaque fois, elle s'appliquait à me faire avaler quelque nourriture. J'eus encore droit à de la viande fumée ainsi qu'à des sortes de tubercules qui m'étaient étrangers. Au bout de ce qui me sembla plusieurs jours, je réussis enfin à remuer mes extrémités endolories. Avec peine, j'arrivais à m'asseoir et à prendre mes repas sans assistance. À mesure que mon organisme récupérait, je reprenais appui dans le réel. Il me fallait vraiment interroger cette jeune femme. Depuis sa venue, je ne l'avais pas entendue articuler le moindre mot. Ainsi mon inquiétude grandissait.
Je me risquai à la remercier, à lui demander qui elle était. Elle ouvrit enfin la bouche pour s'exprimer. Hélas, je ne compris rien à sa réponse. Cela ressemblait vaguement à une sorte d'espagnol ou de portugais. Que j'étais stupide ! Bien sûr qu'elle ne pouvait pas saisir mes propos baragouinés en norvégien. Avec peine, je tentais de me remémorer mes leçons d'anglais universel. Déjà, à l'époque, on vantait ses mérites. Cette langue devait tous nous unir et nous permettre de communiquer sans entraves partout sur le globe. Et je ne m'y étais jamais vraiment intéressé. C'était pourtant le moment d'essayer, sans quoi, il serait des plus difficiles de se comprendre. Après plusieurs tentatives pour lui demander son nom, ses prunelles s'illuminèrent et elle sembla réagir. Dans un anglais approximatif, elle réussit à bredouiller quelque chose qui devait ressembler à :
– My name is Cory.
Autant d'efforts pour si peu de résultats, cela n'augurait rien de bon. J'eus beau essayer de gesticuler, de mimer mes questions plus complexes, elle me regardait dépitée, sans comprendre un mot. Et ce n'est que quelques jours plus tard, lorsque j'eus la force de me lever pour atteindre la bibliothèque, d'attraper un dictionnaire et de griffonner mes interrogations sur un bout de carton, que j'obtins enfin mes réponses. Je lui avais également apporté le précieux dictionnaire espérant qu'il lui soit utile, malgré le fait qu'il ne fasse que norvégien-anglais.
C'est ainsi que jour après jour, j'appris à connaître Cory, la voyageuse. Avec sa famille, elle avait toujours vécu de cette manière, nomade. Mais le Nouveau Régime ne leur avait offert que deux possibilités : se sédentariser en ville ou bien disparaître. Pendant un moment, elle avait continué à se déplacer avec sa famille, avant que la maladie ne les rattrape. Désormais, il ne restait plus qu'elle, la plus jeune et la plus menue. Les autres n'avaient pas survécu. Alors, elle avait poursuivi sa route seule, toujours plus loin des territoires habités, chassant et récoltant ce qu'elle pouvait trouver sur son passage. C'était en cherchant un abri pour la nuit qu'elle avait découvert mon vaisseau. Effrayée, elle s'était d'abord tenue à distance, puis n'observant aucune activité, elle en avait conclu que le navire était abandonné et qu'elle pouvait tenter d'y trouver refuge. Elle avait bataillé longtemps avant de parvenir à débloquer une petite écoutille pratiquée dans le pont supérieur du Styrr. Au bout d'un moment, la glace s'était brisée et elle avait pu se glisser à l'intérieur.
Elle avait exploré toutes les pièces, s'assurant qu'elle ne rencontrerait aucune présence menaçante. Alors, elle s'était aventurée dans ma cabine et m'avait découvert, squelettique, noyé dans mes couvertures. Me voyant aussi malade, des souvenirs de ses proches, affaiblis, lui étaient revenus en mémoire. Elle s'était décidée à m'aider, espérant que je saurais peut-être lui indiquer ce que ce vaisseau — le mien ! — faisait planté là, dans un endroit aussi hostile.
Pour la première fois, je prenais la peine de détailler ma sauveuse. En apparence, elle ne paraissait pas bien menaçante, elle était petite et frêle. Si bien que j'étais incapable de lui donner un âge. Je pouvais seulement déduire qu'elle était sans doute plus leste et plus robuste qu'elle en avait l'air pour avoir survécu toute seule dans la steppe gelée. Le froid ne l'avait pourtant pas épargnée. Ses mains étaient couvertes d'engelures. Son visage était hâlé, brûlé par ce vent salé qui hante ces recoins maudits de la Patagonie. La combinaison qu'elle portait semblait aussi fatiguée et délavée par les intempéries que mes propres affaires. Et ses cheveux sombres, ramenés en queue de cheval, étaient poisseux et ébouriffés, probablement comme les miens. Effectivement, elle ressemblait plus à une fugitive qu'à une jeune recrue de la Milice. Et cette idée me plaisait beaucoup.
Cory n'avait nulle part où aller et le Styrr lui paraissait un asile inespéré. Elle était frigorifiée et son organisme ne tiendrait pas éternellement face aux éléments déchainés. Ses vêtements élimés et sa veste de fourrure rapiécée, n'offraient pas une protection suffisante contre les quarantièmes hurlants et les cinquantièmes rugissants. La jeune femme n'était pas non plus immunisée contre les maladies opportunes. Et j'éprouvais un frisson en imaginant le pire. Elle le savait comme moi. Ainsi, elle voulait rester à mes côtés et elle me promit, en échange, de m'apprendre les rudiments de la chasse et les bases de la survie en milieu sauvage. Seuls, nous étions condamnés, faire route ensemble nous sembla la meilleure des perspectives. Et cet accord marqua le début de notre cheminement commun. Bien sûr, le chemin que nous nous apprêtions à emprunter était pavé de noirceur. C'était une ascension vers les ténèbres. Nous ne le savions pas encore, pourtant, ce quelque chose résonnait au plus profond de nous. Comme un fragment de ce qui allait advenir.
Ploc, ploc, ploc !
Rouge,
Jusqu'à la dernière goutte,
J'ai savouré sa chute.
Et la théière s'est tue.
Régalez-vous ! tendres agneaux ! Profitez du jour dit ! Arrive le matin où le fond de l'air est cru. Où le fond de votre verre est vide. Et le soupir s'empare de vous ! Puis, plus rien. Le verre qui déborde. Le sang qui ruisselle.
Agneau, mon a-nnemi, n'attend pas ! L'heure est avide et le jour sans repos.
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