"There must be something

In the way I feel

That she doesn't want me to feel..."

Le courant boueux charrie des branches qui tracent des arabesques dans l'eau sombre de la rivière. Assise sur le bord des quais, mes jambes balançant dans le vide, j'écoute en boucle une chanson des Red Hot.

Une chanson toute triste qui s'accorde à mon humeur.

Les syllabes, que je murmure, s'évaporent dans la buée hivernale. J'ai l'impression que les accords s'incarnent dans l'air, comme des fantômes brumeux complices de ma mélancolie.

Les notes de guitare emplissent mon esprit mais ne parviennent pas à occulter tout à fait les paroles de Lily.

Pourtant cette journée avait si bien commencé... J'avais encore en tête l'annonce de mon frère et les éclats de rire de l'été portugais m'avaient accompagnée jusqu'au lycée.

C'est quand j'avais confié ma joie à Lily que ma bulle de bonheur avait éclaté. Comment aurais-je pu prévoir que ma meilleure amie n'allait pas se réjouir pour moi ?

Je monte le son pour ne plus entendre l'écho de ses reproches qui pollue mes pensées.

En vain.

— Tu vas partir au Portugal en juillet ? Mais Clara, comment peux-tu me faire ça ? T'as oublié qu'on a prévu d'aller à Lacanau ? J'ai réservé la semaine du 14 exprès pour nous ! Tu sais bien que ma maison de famille est prise d'assaut l'été et, là, j'ai obtenu une semaine, rien que pour nous, pour fêter la fin du lycée et toi, tu me laisses tomber !

Bien sûr, je comprends sa déception. Moi aussi je me réjouissais de ces vacances entre filles. Mais le mariage de mon frère... C'est le genre d'événement qui n'arrive qu'une seule fois dans une vie (enfin, en tout cas, j'espère pour lui !).

Je lui ai proposé de décaler nos vacances, d'échanger avec une autre période.

Lily m'a regardée comme si j'étais folle. Elle a surenchéri :

— Ne me dis pas que tu préfères aller à un mariage avec tes parents plutôt que venir faire la fête à la plage avec moi !

" I could never change

Just what I feel

My face will never show

What is not real "

Je n'ai pas eu besoin de parler. Lily a lu la réponse sur mon visage et elle s'est détournée. Elle s'est éloignée, faisant claquer avec colère les talons de ses bottes dans les couloirs du bahut.

Je l'ai évitée le reste de la matinée et, lorsque la pause de midi est arrivée, j'ai fui le lycée pour aller écouter ma musique au bord de l'eau.

Loin de Lily.

J'ai fui pour ne pas sentir le poids de son mécontentement.

" I could have lied I'm such a fool "

Un coup d'oeil à mon portable m'indique que je vais être en retard en philo si je ne pars pas tout de suite. Alors j'abandonne la quiétude des rives désertes et m'apprête à vivre une après-midi de Guerre Froide avec Lily.

"The things I said to you were true"

Et j'ai réussi à l'éviter le reste de la journée. Néanmoins il semblerait que ma chance vient tout juste de m'abandonner, puisque je tombe nez à nez avec elle dans les toilettes des filles (si j'avais su, je me serais retenue jusqu'à la maison !).

Lily est entourée d'autres filles de la classe qui semblent s'être donné pour mission dans la vie d'approuver tout ce qu'elle dit (et de copier tout ce qu'elle fait). Mon amie se remet du baume à lèvres face au miroir, pendant que Léa babille à ses côtés au sujet du concert de samedi soir :

— J'ai entendu dire qu'il y a des mecs du bahut qui vont jouer demain au Chien Andalou ! déclare-t-elle tout excitée. Tu sais de qui il s'agit ?

Lily répond par un haussement d'épaules, qui montre le peu d'intérêt qu'elle accorde à la musique qui passera demain (et aussi le peu d'intérêt que suscitent chez elle les garçons du lycée, en règle générale). Mais Ninon intervient d'un ton de conspiratrice :

— Mais oui, Léa ! Tu te souviens des mecs trop canons qu'on a croisés l'autre jour ? Ceux qui sont en ES...

Je m'approche pour me laver les mains, sans faire davantage attention à leur discussion. Je croise le regard de mon amie dans le miroir et mon reflet me renvoie le sourire triste que je lui offre.

— Lily, tu y vas avec Pierre et ses potes ? lance Léa, opportuniste. On se retrouve là-bas en début de soirée ?

— Oui, j'y serai. On s'y croisera sûrement, lui répond-elle. Mais tu sais, les amis de Pierre sont tous des étudiants et ils n'ont pas envie de passer la soirée avec des lycéennes...

Lily laisse sa phrase, pleine de sous-entendus, en suspens tandis que la bouche de Léa se tord sous l'humiliation. Cependant, cette dernière ne peut s'empêcher de rétorquer :

— Ah bon ? Mais Clara ne t'accompagne pas ? C'est une lycéenne, elle aussi.

Le regard lourd de mépris qu'elle m'envoie aurait pu assommer un catcheur mexicain. Je serre les dents et me dirige déjà vers la sortie (fuir le conflit est presque une seconde nature chez moi) quand je sens la main de Lily attraper mon bras.

— Clara, c'est différent. C'est Clara ! répond-elle avec dédain à Léa, comme si cette explication était suffisante.

Lily me sourit et m'entraîne à sa suite, comme si cette journée n'avait pas eu lieu.

Et ce jour gris de fin janvier devient aussitôt plus chaleureux.

Plus lumineux.

J'ai moins froid quand Lily me sourit.