« Quand elle chante le fado

Son chant est un oiseau

Un oiseau qui s'envole

Un oiseau qui s'envole

Sao Loucas, Sao Loucas »

Lucas...

Quand mon frère me manque trop, j'écoute la Rue Kétanou.

Lucas, c'est mon grand frère. Et pourtant, si vous nous croisiez dans la rue, vous ne le devineriez jamais. Je ne sais pas trop comment le décrire... Je pourrais vous dire qu'il est grand, musclé avec la peau couleur caramel, qu'il a de magnifiques yeux bleus pétillants qui allongent son sourire, que ses cheveux blonds ébouriffés donnent l'impression qu'il descend à peine de sa planche de surf... Mais vous diriez sans doute que j'embellis le tableau.

Je pourrais vous dire aussi qu'il a des poils sur les orteils, qu'on ne doit pas lui adresser la parole le matin au réveil (car il faut bien une bonne heure pour qu'il passe du mode « yéti » à celui d'être humain), qu'il fume beaucoup trop, qu'il me donne des surnoms stupides, qu'une de ses canines est fêlée (je ne dirai rien en ce qui concerne cet incident sans la présence de mon avocat)... Mais vous penseriez que mon statut de petite sœur ne me rend pas très charitable.

La vérité est entre les deux, très certainement.

Aussi pénible qu'il puisse être avec moi (comme tout bon grand frère qui se respecte), il ne se passe pas une journée sans que son absence pèse sur mon cœur. Comme un gros nuage gris qui, soudain, cache le soleil et vous fait frissonner.

Lucas n'a jamais écouté personne. Il a toujours mené sa vie comme il l'entendait, au grand désespoir de nos parents. Après deux années d'études en SVT, il a tout quitté, comme ça, du jour au lendemain... Enfin, disons plutôt qu'il est parti un été au Portugal et qu'il n'est jamais revenu.

Il avait envie de tester les rouleaux d'un spot très connu des surfeurs. Ericeira, un petit village portugais à une heure environ au-dessus de Lisbonne et également, d'après mon frère, le lieu de rendez-vous de tous les amateurs de bonnes vagues. Il est tombé amoureux de cette plage (et aussi de la belle Ana) et a décidé de s'y installer pour ouvrir un bar avec son ami Nuno.

Oui, je sais... Ouvrir un bar de surfeurs au Portugal ! C'est presque un cliché de séries américaines avec pour slogan « ma vie est parfaite et je sens bon le sable chaud » ! Mais mon frère ne fait pas partie de ces gens qui passent toute leur vie à se demander s'ils vont réaliser leurs rêves. Lui, il fonce sans se poser trop de questions. Et, ça lui réussit assez bien la plupart du temps.

Il se moque bien de savoir si ses décisions vont être approuvées par le reste du monde.

Et, parfois, j'aimerais tant être aussi libre que lui.

« Elle donne son chagrin

Son chagrin n'est plus le sien

C'est celui de Lisbonne »

Quand il me manque trop, j'écoute la rue Kétanou car c'est son groupe préféré. Je me souviens de nos longs débats sur la musique. J'essayais de le convertir au rock anglophone et lui voulait absolument que j'écoute davantage de groupes français. Je l'entends encore me dire :

— Mais enfin, Clara, écoute un peu les textes ! Tu ne trouves pas que notre langue est magnifique et que les mots glissent et rebondissent sur les accords comme s'ils étaient ivres ?

J'entends aussi mon rire face à ses envolées lyriques... Si seulement il était là, je pourrais lui crier :

— Si tu aimes tellement notre langue, pourquoi es-tu parti vivre à l'étranger ? Espèce de troll des cavernes !

Si seulement je pouvais me téléporter pour lui rendre une petite visite dans sa maison qui donne sur l'océan.

Si seulement je pouvais avoir des ailes.

« L'oiseau emporte une prière

Vers une bouteille à la mer

Son adresse c'est le grand large

Son adresse c'est le grand large »

Une fenêtre de discussion s'ouvre sur la messagerie instantanée de mon ordi :

« Salut, p'tit hobbit ! »

Lucas a des antennes télépathiques ? Il a dû sentir que je pensais à lui...

« Salut, troll des montagnes ! »

Oui, je sais que nos surnoms ne sont pas des plus affectueux... Mais quand j'avais une dizaine d'années, j'ai découvert « Le Seigneur des anneaux » de Tolkien et j'ai passé environ six mois à lire (et relire) les livres, à regarder en boucle les films (Vous ai-je précisé que je pouvais être un peu obsessionnelle parfois ?). Je voulais devenir un elfe ! Et mon frère, ce gros malin, a décidé que je ressemblais davantage à un hobbit (pourtant ce n'est pas moi qui ai les orteils poilus !). En réaction, j'ai commencé à le surnommer « troll », « gobelin »... Finalement, c'est le surnom de « troll » qui est resté.

Des points de suspension m'indiquent qu'il est en train d'écrire.

« Quand est-ce que tu viens me voir ? »

Sérieusement ? Comment ose-t-il écrire ça alors que je n'ai qu'une envie c'est de prendre le premier avion pour Lisbonne !

« Je ne sais pas... Tu te souviens de cette petite chose qu'on appelle le Bac ? Apparemment, je dois le passer à la fin de l'année. Et bizarrement, papa et maman semblent y attacher de l'importance... »

Mon arme défensive numéro 1 : le sarcasme.

Je vois un émoticône hilare apparaître.

« Je ne m'en fais pas pour toi ! Je suis sûr que tu vas nous dégotter une mention sans avoir à fournir trop d'efforts ! Mais tu pourrais venir cet été... »

Des points de suspension... Une hésitation de sa part... Des points de suspension... Je les fixe en retenant ma respiration. J'ai presque l'impression de voir ses doigts hésiter sur le clavier, effacer ce qu'ils viennent d'écrire et se remettre à taper.

« De toute façon, tu n'as pas le choix : tu es obligée de venir mi-juillet !"

" Pourquoi ? "

" Ana et moi, on va se marier."

Et soudain, l'écho du sourire de mon frère étire mes lèvres.

"Et dans les caisses des guitares

E a saudade qui résonne

E a saudade qui résonne

Sao Loucas, Sao Loucas »