Chapitre 21 : Lover, you should've come over
Alors que la fonction "aléatoire" décide de passer du son jazz de Zaz à la mélancolie de Jeff Buckley, j'ouvre les yeux sur l'ombre qui me parle. Je distingue une silhouette qui me hante. Un visage me fixe. Hésitant. Un visage cent fois caressé par les mots dans mes écrits.
"When I'm broken down and hungry for your love with no way to feed it"
— Je peux m'asseoir ?
Encore sous le choc de son apparition, j'acquiesce par réflexe. Oreste se laisse alors glisser contre le mur et reste assis à mes côtés. Silencieux. Et moi, je n'ai même pas pensé à éteindre ma musique et à enlever mes écouteurs (pour la politesse, on repassera !).
— T'écoutes quoi ?
Incertain. Comme s'il cherchait un moyen de lancer la conversation.
— Lover, you should've come over.
— Sérieux ? C'est ma chanson préférée de Jeff Buckley. Je peux ? me demande-t-il en désignant un de mes écouteurs.
Je le lui tends aussitôt (Enfin. Après l'avoir essuyé avec ma manche. J'ai les oreilles propres mais bon...) et il se met à écouter la musique avec moi. La voix ensorcelante du chanteur ajoute un côté surréaliste à cette scène improbable.
Je suis assise à côté d'Oreste. Juste à côté de lui. Je pourrais le toucher, si je décalais ma main.
"you're on my mind so you never know"
J'essaie de calmer les battements de mon cœur ivre. J'essaie de caler ma respiration sur la musique (qui accélère... super idée, Clara). J'essaie de ne pas le regarder, lui, de ne pas être aspirée toute entière par ses yeux verts.
J'essaie de ne pas oublier qu'il est à Lily.
Et comme s'il avait entendu mes pensées, Oreste me pose la question pour laquelle il est venu me trouver. La question qui l'a amené jusqu'à moi :
— C'est à cause de moi que tu ne parles plus à Lily ?
Il a continué à regarder l'herbe à ses pieds en prononçant ces paroles. Il ne m'a pas jeté le moindre coup d'œil mais son ton a été direct. Et j'ai la sensation étrange qu'il a tourné et retourné cette phrase dans sa tête avant de me la balancer. Comme ça. Sans hésiter cette fois-ci.
Il fixe toujours le sol et je suis heureuse qu'il ne puisse pas voir que j'ai pâli.
Ses mots sont venus heurter mon estomac. Ses mots m'ont coupé la respiration, l'espace d'un instant. Ils ont jeté du sel sur une plaie encore à vif.
Oui !
Voilà ce que j'ai envie de lui hurler. Oui, c'est ta faute si je suis fâchée avec Lily. Oui, c'est parce qu'elle peut capturer ton souffle entre ses lèvres et glisser son visage dans le creux de ta nuque. Oui. C'est toi.
"So i'll wait for you... and i'll burn "
— Non, ce n'est pas ta faute.
Il se tourne vers moi et m'observe avec attention, jaugeant ma sincérité. Cherchant la part de vérité dans mon mensonge.
Et moi, je frissonne sous l'intensité de son regard et je détourne les yeux :
— Tu sais... Lily et moi, on se connaît depuis qu'on est toutes petites. Et parfois, en grandissant, on change et on s'éloigne. D'abord sans s'en rendre compte. Puis, les différences deviennent des disputes et... enfin. Je ne veux pas t'ennuyer avec ça.
— Tu ne m'ennuies pas. C'est moi qui t'ai posé la question. C'est juste...
Cette fois-ci, il hésite de nouveau. Il semble soupeser ce qu'il va me dire.
— J'ai l'impression que tu me fuis. Tu apprends que Lily et moi sortons ensemble et tu ne lui parles plus. Et quand Théo m'explique qu'il a formé un groupe avec toi et m'invite à jouer avec vous, tu ne viens pas. C'est comme si... comme si tu me détestais, alors qu'on ne se connaît même pas.
Je le fixe, incrédule. Alors c'est ça, sa théorie ? Il pense que je le déteste ?
Ma surprise joue en ma faveur. Oreste comprend qu'il se trompe et se met à rire. Un rire gêné. Mais un rire franc quand même.
"It's never over, all my blood for the sweetness of his laughter"
— Vu ta tête, je crois que j'ai encore été parano. Désolé... Je pensais que tu ne pouvais pas m'encadrer.
— Non, non. Je t'assure ! C'est pas ça du tout ! Comme tu viens de le dire, on ne se connaît même pas. C'est pas mon genre de détester quelqu'un sans le connaître...
Il sourit et enchaîne sur une discussion autour de Jeff Buckley et des musiciens de talent partis bien trop tôt. Je parle de Chris Cornell (forcément) et il me confie que "Black Hole Sun" a été la première chanson qu'il a appris à jouer à la guitare.
— La première chanson en anglais que j'ai appris à chanter, c'est celle qu'on vient d'écouter justement. Celle de Jeff Buckley.
À peine ai-je prononcé ces paroles que je le regrette déjà. Une étincelle intéressée a traversé ses prunelles. Furtive mais bien réelle.
— Ah oui ? Tu la connais ?
Alors j'essaie de me rattraper comme je peux :
— Oh... C'était il y a longtemps. Je ne m'en souviens plus très bien.
Heureusement que Pinocchio n'est qu'un conte pour enfants, parce qu'à force de lui mentir, j'aurais déjà le même nez que Cyrano !
— Hum...
— Quoi ?
— Je ne pense pas que tu sois capable de la chanter. Elle est trop difficile.
Je l'observe bouche bée. Il n'a pas osé dire ça ?
Si. Il a osé et il me fixe avec son air de gamin effronté, heureux de sa provocation. S'il croit que je n'ai pas compris qu'il faisait de la psychologie inversée pour me forcer la main, il se trompe. Je ne suis pas si stupide.
Pourtant...
Pourtant, j'ai comme une envie de relever son défi. Comme une envie de me prouver quelque chose. Alors j'attrape mon téléphone et je remets la chanson en question.
Et je commence à chanter. Comme ça. Sur un coup de tête.
Pas tout à fait un chant. Plus un murmure au début.
Je me cale sur le rythme du chanteur et, soudain, j'oublie Oreste. Je ferme les yeux et seule la mélodie existe. Celle que je parcours, celle que je cajole d'une voix de plus en plus ferme. De plus en plus claire.
Et je chante.
Pour moi.
Pour la chanson.
"Well I feel too young to hold on
And I'm much too old to break free and run
Too deaf, dumb, and blind to see the damage"
Quand la musique s'arrête, je reste encore un peu suspendue entre les notes. Mais la réalité me rattrape. Et elle a le beau visage d'Oreste. Elle a ses yeux brillants et son ton enthousiaste.
— Wouah. Théo avait raison... Tu as une sacrée voix !
Je bafouille des remerciements en rougissant (non, ça ne s'est pas arrangé, je ne sais toujours pas comment réagir à un compliment). Oreste s'est relevé et tapote son jean pour enlever les brins d'herbe qui s'y sont accrochés.
— Il faut absolument que tu passes chez Théo samedi après-midi ! Allez, maintenant que j'ai compris que tu ne me détestes pas, tu peux bien venir chanter avec nous, poursuit-il avec un grand sourire.
Et mince. Piégée. Toute seule. Comme une grande.
Je hausse les épaules pour ne pas trop m'engager. Oreste rit et me dit qu'il va en parler à Théo (au secours !). Alors qu'il s'est déjà éloigné de plusieurs pas, il se retourne une dernière fois et me lance :
— Au fait ! Je ne me suis pas vraiment présenté... C'est pas très poli. Moi, c'est Gaspard.
"Lover, you should've come over
'Cause it's not too late"
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