Chapitre 35 - Entrechocs 2/2
La confrontation. Je devais rester ferme. Je me tournai lentement vers lui, le regard froid :
« Tu m'as écoutée, il me semble.
— Ne tourne pas autour du pot.
— Qu'est-ce qui te dérange ?
— Pourquoi massacrer ? Il me semble que nous avons éliminé les menaces. La Belicande, l'Insurrection, et surtout, Augustin. Les équipages sont décimés, les navires coulés. Que veux-tu de plus ?
— Et s'il reste des résistants dans les planques ? Éparpillés ?
— On les rencontrerait à un moment...
— Alors qu'on peut éliminer la menace tout de suite ? repris-je.
— Il me semble que nous sommes tout à fait capables d'y faire face. Un bon navire, de bons pirates, de bons combattants. Si on te craint autant, pour quelle raison, à ton avis ?
— Augustin nous est tombé dessus sans prévenir. Il préparait ses magouilles depuis un moment, soufflai-je. J'ai perdu ma sœur et mon meilleur ami... »
Je baissai le regard, les images me revenant, son corps dans cette flaque de sang qui grandissait, cette lettre que mon défunt camarade m'avait laissée... en imaginant Malaury à la place de Mora, je relevai le menton :
« Et tu veux que je prenne le risque de perdre encore quelqu'un qui m'est cher ? Comme toi ? Je n'ai aucune envie de risquer ta vie. C'est bien clair ? Si j'ai pris ces décisions, c'est avant tout pour toi. Car je t'aime, murmurai-je avec plus de douceur. »
Malaury agrippa mon bras :
« Je suis un pirate, Neven. Un pirate. Je risque constamment ma vie, ici. Je peux mourir d'une tempête comme d'un ennemi.
— C'est pourquoi je veux minimiser les risques. Il faut tuer le germe avant qu'il ne pousse. »
Il fronçait les sourcils, les lèvres entrouvertes. Je ne l'avais jamais vu aussi perturbé. Il tenta une approche plus directe :
« On ne veut pas tuer des civils. D'autant plus s'ils n'ont rien à voir avec Augustin.
— Ce sont des gens qui pourraient vouloir se venger de nous. Réfléchis, Malo...
— Des fermiers ? Des femmes ? Des enfants ? Que veux-tu qu'ils nous fassent ? »
Ma poitrine se serra :
« Il y en a bien un qui a tué ma sœur. »
J'attrapai son avant-bras :
« Et si c'était toi, le prochain ? Hein ?
— Je t'ai déjà dit...
— De toute façon, c'est tout décidé, le coupai-je. Les ordres sont donnés.
— Non. Je refuse de suivre ces ordres. Pas question que je tue des enfants ! Tu te rends compte de ce que tu demandes, Neven ? »
Évidemment que oui... je répondis à côté :
« Tu refuses mes ordres ? »
Je détestais la tournure que la discussion prenait. Il me regardait avec colère et incompréhension.
« Je refuse des ordres insensés, oui ! Je ne mènerai pas l'offense, je ne...
— Alors sors de ma cabine immédiatement, interrompis-je. Si tu ne veux pas préparer l'offense, je le ferais à ta place. Et rappelle-toi que d'autres capitaines t'auraient déjà jeté aux poissons. Tu veux un aveu ? Toutes les menaces que j'ai pu te faire, ces trois dernières années, dans le cadre de la piraterie, ou des recherches pour ma sœur... c'étaient des menaces en l'air. Je t'aime trop pour pouvoir te faire du mal. Alors profite de cet avantage. »
Il sembla vouloir répondre, mais il abandonna et repartit en claquant la porte.
Évidemment que ce n'était pas par plaisir que j'ordonnais ces horreurs. Je voulais juste nous protéger. J'avais perdu Mora et Célestin à cause d'Augustin. Alors, toutes les traces qui subsistaient et qui pouvaient se développer... je voulais m'assurer de leur inexistence. Il m'avait trop pris, trop détruit. Toucher à l'homme de ma vie ? Il en était hors de question.
Je détestais les regards emplis d'incompréhension, teintés d'une once de dégoût, qu'il m'avait lancé. Je détestais être vue comme un monstre par l'homme que j'aimais. Je détestais ce poids de culpabilité que je traînais avant même d'avoir mis le pied à terre.
Tuer n'était jamais par plaisir. J'avais tué pour faire mes preuves, me défendre, obtenir des gains, faire justice et venger ma sœur... et maintenant, pour prévoir de futures menaces et espérer protéger Malaury. Si seulement il le comprenait. En voulant le garder sauf et près de moi, j'avais l'impression de l'éloigner, de détruire la femme qui l'avait séduit fut un temps.
J'essayais de me rassurer. On aurait une période de froid, le temps de mener les opérations, puis durant encore quelques semaines, voire mois. Il finirait par comprendre mes décisions, les raisons pour lesquelles je voulais commettre ce carnage. S'il ne me pardonnerait pas, il comprendrait. Il savait être compatissant, compréhensif. On se rabibocherait bien au bout d'un moment, et on reprendrait enfin notre vie normale, on débuterait enfin notre relation correctement.
J'avais connu pire comme situation. La mort de ma sœur dont je ne me remettais pas. Cette nuit, je m'étais réveillée en sursaut après un cauchemar où je revivais ce jour maudit à Isda. Le premier depuis la mort d'Augustin.
Alors, quelques mois de froid entre Malaury et moi ? Je m'y ferais. Pour lui et nous.
J'étais restée seule dans ma cabine toute la journée. Mon second n'était pas revenu le soir. J'étais seule sur mon matelas, dans le noir, en compagnie de la lune et des chats. Je les caressais à peine, distraite. Je me demandais ce qu'en pensait l'équipage. La plupart avaient un semblant d'humanité, alors je supposais qu'ils n'écouteraient pas mes ordres par plaisir.
Tout de même, tuer des femmes et des enfants innocents... j'étais vraiment un monstre pour demander une telle chose. Je fermai l'œil. C'était eux ou nous. Eux ou Malaury.
Mais pourquoi nous attaqueraient-ils ? Nous avons décimé leur chef, deux navires entiers...
Mais ils pourraient se venger, justement. À cause des morts perpétrées quelques jours plus tôt.
Ou jamais ne le faire. Dans ce cas, les tuer serait inutile.
Que faire ?
Je soufflai longuement pour calmer mon cœur qui se serrait. Je devais rester ferme. Mieux valait prévenir que guérir. Ce ne serait pas agréable... mais cela nous donnerait un semblant de tranquillité vis-à-vis de ce qui restait d'Augustin.
Le lendemain matin, j'étais sortie prendre l'air, m'isolant dans un coin pour observer la mer scintiller sous le soleil. Je sentais que l'on me fixait. Pas des regards curieux... de la méfiance. J'étais déjà devenue un monstre aux yeux de mes hommes ? Soit... moi qui voulais être crainte par tous, je prenais le bon chemin pour.
Rimbel vint à ma rencontre, a priori plus en forme que la plupart de mes hommes :
« Comment tu vas, aujourd'hui, petite Neven ?
— Bien. Et toi ? Pas trop long, le temps en mer ?
— Ça me rappelle de bons souvenirs, mais ma femme commence à me manquer, ça fait plus d'un mois maintenant, sourit-il.
— Dès qu'on repasse pas loin d'Isda, on te déposera. »
Il semblait chercher ses mots.
« Pas encore, je pense. Ce n'est pas encore le moment.
— Pourquoi ?
— Je suis venu dans le but d'aider et de te soutenir dans cette période difficile. Mais ça ne va pas mieux. »
Il marcha vers ma cabine et je lui emboîtai le pas. Installés sur des chaises, j'attendais qu'il me parle, une jambe croisée :
« C'est à quel propos ? »
Je savais déjà de quoi il était question. Je devais rester ferme et insensible.
« Ton annonce, d'hier. Tu ne trouves pas que c'est un peu... extrême ? »
Bien sûr...
« Non. J'assois mon autorité et ma force, c'est tout.
— Mais il y a d'autres moyens de le faire.
— Personne n'osera m'attaquer.
— Mais... en quoi tuer des personnes aussi fragiles que des civils assiérait ton autorité ? »
En rien, bien sûr...
« C'est le massacre commis qui sera retenu. »
Rimbel soupira :
« Pourquoi tu me mens ? »
Je feignis :
« Pourquoi je te mentirais ?
— Malaury m'a parlé. »
Je soupirai :
« Oui, soit, je ne t'ai pas donné la véritable raison...
— C'est totalement insensé, Neven. Dis-moi que tu t'en rends compte ? Tu te rends compte que ces civils ne vont pas chercher des noises à une pirate comme toi ? Tu leur fais suffisamment peur ! On a décimé deux navires, en pleine tempête, hier ! Tu t'es battue comme une lionne ! Ton combat va être raconté dans tout Manéran ! Tu te vidais de ton sang, et tu continuais de te battre pour le tuer ! Sans parler de ton sauvetage de Malaury. J'ignore d'où tu as tiré la force de le traîner dans une mer aussi agitée, alors que tu étais sérieusement blessée... mais tu l'as fait ! Et cette sirène ! Jamais personne n'a survécu à une attaque de sirène ! Toi, si ! Alors, qui oserait se mesurer à une femme comme toi ? »
Rimbel haussait rarement le ton. Quand c'était le cas, cela signifiait qu'il était sérieux, et surtout, très en colère.
Même toi, je te déçois ? Compréhensible... je suis un monstre.
À ses yeux, je n'étais sans doute plus la fillette qu'il grondait quand elle s'amusait un peu trop dangereusement ou quand elle se cachait pour éviter de travailler sur les cordages.
Aujourd'hui, j'étais inhumaine.
Je dressai le regard vers lui :
« Tu comprends ? »
De l'incompréhension dans ses yeux.
« Pourquoi je fais ça... tu comprends ? »
Il soupira.
« Ce n'est pas la bonne façon de faire du tout... tu as peur, mais décimer des villages entiers... reconsidère ça, je t'en prie. Si tu veux, on peut en discuter, et...
— Non, bredouillai-je. La décision est prise, repris-je d'une voix ferme. Nous irons. Tu peux sortir.
— Neven...
— Sors. »
Je n'aimais pas m'entendre parler si froidement à cet homme qui m'avait élevée. D'autant plus à cause des horreurs que nous commettrions bientôt... Il me regarda une dernière fois, avec autant de peine que de pitié.
Une fois seule, un rire nerveux m'échappa. Machinalement, j'attrapai une bouteille de rhum pour me servir un verre. Pas trop grand. Juste suffisamment pour me détendre. Célestin ne serait pas fier de moi si je noyais mes problèmes dans l'alcool.
Fort, âcre, mais doux... je me concentrais sur les arômes pour ne pas penser à son regard et ses paroles. Je le sirotais longuement, trouvant tout ce que je voyais suffisamment intéressant pour m'empêcher de réfléchir à mes actes et mes ordres.
Comme d'habitude, j'évitais la confrontation avec moi-même. Malaury ne serait pas fier de moi. Enfin, actuellement, Malaury ne l'était pas pour des raisons plus graves encore. Je voulais le protéger... assurer notre réputation... Mais le combat livré quelques jours plus tôt était-il vraiment suffisant ? Ou bien devais-je l'asseoir avec ces massacres ?
Je soupirai. Tout le monde me disait de cesser l'opération. Pour éviter de tuer. Pas car nous étions en sécurité. Alors, je devais aller au bout.
Le soir, on toqua à la porte puis on entra pendant que je me reposais.
« Neven ? Je te dérange ?
— Non, non, murmurai-je. »
Je m'assis sur le matelas et laissai une place à Malaury.
« On peut discuter ? »
Cela ne rimerait à rien... mais j'acquiesçai.
« J'irai droit au but. L'équipage n'est pas favorable à ton ordre. On ne veut pas tuer de femmes ni d'enfants. On estime tous que nous n'aurons pas de retombées de leur part...
— On ne peut pas en être sûr. »
Il passa sa main sur ma joue, elle était chaude :
« Si on agit, on fera une erreur...
— Ou on se sauvera plus tard.
— Neven... »
Il attrapa mon visage :
« Je sais que tu as peur. J'ai compris. »
Je posai mes mains sur les siennes.
« J'ai compris que tu avais peur de me perdre. Je t'ai comprise. Moi aussi, j'ai peur de te perdre... mais si l'un de nous doit mourir, ce ne sera pas de leur main. Je te l'assure. Fais-moi confiance. N'y allons pas. Annulons tout. Je t'en supplie. »
Son front contre le mien. Et s'il avait tort ? Et si on en subissait les retombées ?
« Même si on nous attaquait, Neven... nous sommes des pirates, courageux, bons combattants... on s'en sortirait. Je te l'assure. Nous sommes suffisamment forts. Regarde ces derniers mois. Si mouvementés, mais on est toujours ensemble, et vivants. »
On avait tant failli mourir, justement... pris par surprise sur notre propre navire. Je frissonnais. Je l'avais cru mort pendant des jours et des jours... non... plus jamais...
« On ira, Malaury. Il le faut. Ce sera un mauvais moment à passer... s'il le faut, on boira avant, et après, des bouteilles entières de rhum, pour ne pas penser, pour oublier... mais il faut... pour être en sécurité. Je ne veux pas... mais c'est nécessaire.
— Ce n'est pas si nécessaire que tu le penses, je te l'assure...
— Malo... on ira... »
Il attrapa fermement mes épaules :
« Neven... tu es sûre de toi ? Tu ferais quelque chose de si horrible ?
— Pour toi... pour te protéger... oui. Je t'aime. »
Prononcer une telle déclaration pour excuser des actes si horribles... mon amour pour lui en était sali.
« Si tu m'aimes vraiment, annule ça... je t'en prie. »
J'étais sur le point de céder... mais sa mort... je ne la supporterais pas. Je ne devais rien laisser au hasard. Éliminer tout ce qui se présentait sur notre chemin.
« Non... on ira. On fera. Tu devrais te reposer... »
Il poussa un long soupir. Pénible, angoissé.
« Neven... j'ai une chose à te dire... Tout ce que tu dois savoir, c'est que je t'aime plus que tout au monde. Je traverserais les mers, les cieux, les terres et les abysses pour toi. Je ferais tout pour toi. Absolument tout. N'oublie jamais ça. N'en doute jamais. »
Il me relâcha et repartit. Que voulait-il me dire ? Qu'il acceptait ? Qu'il refusait ? Je l'ignorais...
Je me laissai tomber sur le matelas. Mon ventre était noué. Commençant à tâtonner autour de moi pour trouver une bouteille, je m'arrêtai. Célestin ne voudrait pas ça...
Je frissonnai. Mora détesterait ce que j'allais commettre... mais c'était pour nous protéger... c'était... nécessaire.
Je doute, je doute, je doute... je n'ai plus confiance en moi, j'ai peur...
Je grognai. Je voulais devenir le Dragon des mers, la plus puissante de l'Archipel, et je me crispais pour cela ? Ce serait horrible... mais personne n'oserait jamais nous approcher. Il le fallait.
C'est mouvementé...
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