Je fronçai les sourcils, essayant de distinguer son sabre accroché à sa ceinture. Elle s'expliqua en me montrant une lame maculée de sang :

« Il m'a touché les fesses. Tu comprends que je ne devais pas laisser passer ça. Mais je ne l'ai pas tué. Il a juste perdu sa main. Ça lui apprendra, à toucher ce qu'il ne doit pas toucher. »

Je détestais l'avouer, mais elle savait être originale quant aux sentences qu'elle infligeait à ceux qui la dérangeaient.

« Mais, repris-je, c'était un pirate connu ? Un capitaine ?

— Je n'en sais rien, moi ! Il pouvait être le roi comme un moins-que-rien qu'il aurait subi le même sort ! »

Elle se tourna vers moi et me déclara finalement d'un air rassurant :

« Il ressemblait à un de ces énièmes pirates ivres qui n'ont rien à faire de leur vie, ne t'en fais pas. Nous n'aurons pas de problèmes. »

Elle savait pourquoi j'étais inquiet. Quelques années plus tôt, elle avait remonté les bretelles de l'un, prête à se battre au couteau, avant de se rendre compte qu'il s'agissait d'un capitaine de renom. Coup de chance, il avait apprécié le répondant de Neven et nous avait laissé tranquilles.

En tout cas, j'avais plaisir à la voir comme d'habitude, même si ce n'était que temporaire. J'avais l'impression de retrouver ma pirate têtue, forte, avec son brin d'humour, qui m'intriguait encore et toujours.

De retour auprès de Nesly, nous nous isolâmes dans l'ancienne cabine de Célestin. Cela me faisait un drôle d'effet de ne pas l'y voir, attablé, réfléchissant sur ses cartes, accompagné d'un verre. Je me doutais que cela serait plus difficile encore pour l'ancien second d'y dormir. Neven ne savait pas où regarder, comme si chaque objet qui lui rappelait Célestin la faisait sombrer dans la mélancolie. Le nouveau capitaine prit la parole :

« J'ai cru comprendre que vous aviez eu des ennuis, à Isda...

— On a évité la potence de justesse, confirmai-je.

— Certains parlent de la mort d'une femme... »

Il interrogeait Neven du regard qui semblait désormais perdue dans ses pensées. Elle rechutait. Je répondis à sa place :

« Oui, il s'agit de Mora.

— Que les vagues la bercent pour un repos éternel, assura-t-il à l'intention de Neven, main sur le cœur. Malheureux accident, je suppose ?

— Je n'en suis pas si sûr, avouai-je en me remémorant ma discussion avec Rimbel. »

Neven tourna le regard vers moi, intriguée.

« L'homme qui l'a tué semblait lui en vouloir. Le comportement des soldats était étrange. Il y a anguille sous roche, selon moi. »

Elle regardait dans le vide. Elle réagit brusquement :

« Je rentre me reposer. Malo, je te laisse lui parler administratif. Bon courage, Nesly. »

Une poignée de mains qu'elle écourta au plus vite, comme si elle fuyait notre sujet de conversation.

« A-Attendez, capitaine ! implora l'homme. Célestin... il a laissé des choses pour vous. »

Son œil se plissa de curiosité.

« Pour... moi ?

— Oui. Pour Malaury et moi-même également. Il a même laissé quelques bricoles à Kurt, Koda, Issan et... Mora. »

Ce prénom termina de ternir son visage. Elle acquiesça tout de même et se rapprocha, sans oser s'asseoir à la table où Célestin n'était plus. Les mains enveloppées, elle les pressait irrégulièrement, comme si elle avait besoin de se calmer.

Nesly revint vers nous avec une lettre qu'il lut à voix haute.

Nesly. Mon ami et camarade. Je te laisse mon tricorne, ce qu'il y a dans cabine... toutes mes affaires, en somme. Petit chanceux. Fais-en ce que tu veux : les garder, les jeter, les vendre... je m'en moque. Bon courage pour la suite, capitaine. Tu vas y arriver, je te l'assure.

Koda. Mon ami, j'ai apprécié nos moments passés ensemble, bien que courts. Tu n'es pas bien bavard, mais tu n'es pas un sale type. Je te laisse quelques bijoux – avec tes félins préférés représentés, cela va sans dire.

Kurt. J'admire tes capacités de capitaine – tout le monde ne sait pas vider d'or de la capitale d'un royaume avec un tel coup. Tu me fascines, mon ami. J'ai quelques sabres qui pourraient t'intéresser, ainsi que des bouteilles de rhum – j'ai cru comprendre que tu en étais friand. J'ai également un crâne de loup en ma possession – très joli pour décorer ton bureau. Bonne continuation pour terroriser les mers.

Issan. On a peu discuté, mais tu es un garçon courageux. J'ai admiré ta bravoure pendant notre infiltration pour sauver Malaury. Je tiens à t'offrir mon poignard préféré, en excellent état. Ça devrait t'éviter de perdre ton autre oreille. Fais attention à toi – même si je sais que Malo te surveillera bien.

Mora. On a peu discuté également, mais je sais à quel point tu es chère à Neven. Je tiens donc à t'offrir un petit quelque chose : une broche à cheveux incrustée de cristal et de saphir, avec une décoration d'oiseau. Je suis certain que ça t'ira bien.

Malo. Mon cher ami, j'aurais voulu te laisser mon magnifique manteau bleu, mais tu es trop grand... alors, je te lègue ma rapière préférée (celle avec des saphirs incrustés) avec son fourreau. Je sais que tu n'es pas adepte de cette arme (tu peux t'en servir comme décoration, peut-être ?), alors je te lègue également un sabre dont je ne me suis jamais servi, d'excellente qualité, avec son fourreau également. Enfin, je sais que tu aimes lire, alors ne te prive pas et récupère tous les livres qui t'intéressent dans ma bibliothèque.

Neven. Ma chère amie, le choix est difficile, j'aimerais t'offrir beaucoup de choses. J'ai songé à te laisser mon canapé que tu as tellement apprécié que tu l'as sali... avant de me rappeler que ta cabine est trop petite. Alors, tout d'abord, je t'offre mes meilleures bouteilles de rhum. Je sais que tu en feras bon usage, tôt ou tard. Ensuite, je te lègue mes bagues. Je t'ai déjà vu lorgner dessus, alors ça devrait te faire plaisir. Je te donne aussi mon manteau bleu, fais en ce que tu veux : je me doute que tu préfères le rouge. Enfin... j'ai une surprise pour toi. C'était pour ton anniversaire, initialement... mais je ne pourrais pas être présent. J'ai demandé à un artisan de créer une sculpture de Dragon des mers, incrustée de joyaux. Une œuvre d'art pour représenter ta puissance. J'espère que ça te plaira. Joyeux anniversaire, ma Neven. Je t'aime.

Prenez soin de vous et de vos proches.

Célestin Arguy

Lièvre des mers

Capitaine sous les ordres de Neven l'Écarlate, la femme la plus puissante (et sans doute l'une des plus drôles) de l'Archipel, mais aussi ma plus chère amie

Mes mains tremblaient plus que je n'aurais voulu le laisser paraître. Neven, elle, était figée, les bras raidis, les poings fermés. Son œil brillait. Comme un réflexe, je passai un bras derrière son dos, sous son soupir de surprise. Doucement, elle se recroquevilla contre mon torse, me permettant de totalement l'enlacer. Tandis que je caressais son dos, elle respirait fort, de plus en plus fort.

« Kurt et Koda voulaient faire une cérémonie tous ensemble pour Célestin...

— Je ne peux pas, trancha la capitaine d'une voix tremblante. »

Elle s'écarta à pas précipités, puis me lança un regard embué de larmes, plein d'imploration.

« Rentre te reposer, murmurai-je. Je m'occupe de tout. Je ramènerai les cadeaux de Célestin et je te représenterai pour la cérémonie. Repose-toi, c'est tout ce qui compte. D'accord ? »

Elle hocha la tête et fuit la cabine. Quand la porte se referma, le nouveau capitaine déclara :

« Je me disais que quelque chose clochait. Elle n'a pas l'air d'aller bien.

— Je m'excuse qu'elle soit si froide. Ces derniers jours sont durs, très durs pour elle. La mort de Mora l'affecte beaucoup, et maintenant celle de Célestin... ne lui en veux pas.

— C'est dur pour tout le monde, alors je comprends. »

Je lui expliquai l'accident plus en détail. Il était du même avis avec moi :

« Il doit y avoir quelque chose à creuser. Tu penses qu'elle aura la force de chercher le pourquoi ?

— Je n'en sais rien, avouai-je. Elle est allée mieux le temps d'une demi-heure, à peine. Et elle replonge. »

Avais-je eu raison de dire qu'il s'était peut-être tramé quelque chose contre Mora ? Je l'avais peut-être plus perturbée qu'autre chose.

J'expliquai à Nesly ses devoirs et droits en tant que capitaine. Le bon côté de savoir lire était que je m'occupais généralement de toute la paperasse de Neven – nous en avions peu, la chasse-partie étant la plus importante – alors j'avais pu tout lui expliquer.

Quelques temps plus tard, après avoir partagé un verre de rhum en l'honneur de Célestin, j'annonçai mon désir de prendre congé, mais il m'arrêta :

« Une seconde. Célestin a aussi une lettre pour toi. Comme tu as pleuré au moment où je t'ai appris la nouvelle... je n'ai pas osé te la donner tout de suite.

— Encore une lettre ?

— Ça lui tenait à cœur, d'écrire personnellement à chacun.

— Dans son état ?

— Il a mis toute son énergie dedans. Il se savait foutu, je pense... »

Il baissa les yeux, la tristesse embrassant ses lèvres dans une grimace.

« En tout cas, il a tenu à être totalement transparent sur sa vie avec toi. Je ne suis même pas sûr d'en savoir autant que ce qu'il y a d'écrit »

J'ouvris délicatement l'enveloppe, le regard empli de curiosité.

Qu'allais-je découvrir ?