Chapitre 18 - Racines coupées 1/2
En ce début d'après-midi, nous allions bientôt accoster à Toplina. Rimbel avait été chargé d'avertir Neven : c'était sans doute le seul qu'elle pouvait écouter. Tandis que nous commencions les manœuvres pour amarrer, je jetais des coups d'œil inquiets vers la cabine de la capitaine. Dans quel état serait-elle ? Le reste de l'équipage était tout autant aux aguets que moi.
« Elle va sortir, aujourd'hui, alors ? me questionna à nouveau Jack.
— Oui, pour voir sa famille, répétai-je. »
Lorsque le bateau fut à l'arrêt, je m'installai sur les bastingages pour patienter. Le fait qu'elle ne sortait pas me rendait d'autant plus anxieux. Était-elle bloquée par des angoisses ? Hésitait-elle ? Allait-elle même tout annuler ? Elle restait la capitaine, après tout.
La porte s'ouvrit. Silence sur le pont. Ses bottes en cuir claquèrent le bois dans des craquements sourds, un pas après l'autre. Elle avait délaissé ses habits de capitaine, même son tricorne auquel elle tenait tant, pour ne porter qu'une chemise blanche et un pantalon en toile noire. En seulement quelques jours, ses vêtements étaient devenus trop larges pour sa silhouette frêle qui peinait à exister. Elle avançait en mesurant chaque pas, comme si elle n'était plus sûre de savoir marcher. Elle avait l'air si fragile.
« Bonjour, capitaine ! lancèrent les hommes en chœur. »
Elle leva son regard cerné de noir vers l'équipage. Ces quelques jours sans soleil l'avaient rendue pâle, très pâle, jusqu'à ses lèvres. Elle semblait sans vie.
Le vent s'engouffra dans sa chevelure terne. Un simple hochement de tête, suivi d'un murmure :
« Bonjour. »
Sa voix était basse, tremblante, cassée. Elle s'avança jusqu'à la planche qu'elle descendit avec précaution. Elle se savait sans doute faible, alors elle ne prenait aucun risque, contrairement à d'habitude. Rimbel et moi la suivîmes en silence.
Cinq minutes plus tard, nous approchâmes d'une maison en pierre, tout à fait banale. Je me demandais si les nouvelles étaient parvenues jusqu'ici. Si ses parents savaient quoi que ce soit.
Devant la porte, elle leva le poing pour toquer, mais elle s'immobilisa. Elle plissa l'œil. Elle s'encourageait. Sa main tremblait.
« Nous sommes là, rappela Rimbel. Tu n'es pas seule. »
Elle poussa un long soupir, ferma l'œil, le rouvrit, et se décida enfin à toquer. Elle se tenait désormais les mains, fixant péniblement le bois devant elle. Elle avait l'air d'attendre une sentence, la potence, avec anxiété.
La porte s'ouvrit sur un grand homme à la barbe noire. Je n'avais vu cet ancien pirate que de loin à nos autres escales.
« Oh, Neven ! Et Rimbel ! sourit l'ancien capitaine. Rentrez donc ! Qu'est-ce que vous faites, à rester plantés là ? »
Il fronça les sourcils en levant le regard vers l'ancien second, puis moi, qui avions la face grave. Il se retourna vers sa fille.
« Neven ? Où est ta sœur ? »
Elle baissa la tête. Cette fois, c'était l'angoisse qui prenait la voix du père :
« Neven ?
— Pardon, souffla-t-elle seulement. »
Il nous lança un regard incompréhensif. Brusquement, il attrapa le menton de Neven pour redresser son visage :
« Qu'est-ce qu'il y a ? Réponds ! »
Elle sembla vouloir parler, mais les mots lui manquaient. J'aimerais l'aider, prendre la parole, mais je n'étais qu'un inconnu pour cette famille bientôt dévastée.
« Vous nous faites une de vos blagues, c'est ça ? »
Qu'est-ce que Neven aimerait. La colère prit le dessus :
« Neven ? Réponds-moi tout de suite ! »
Elle n'y arrivait pas. Il lâcha sa fille et observa son ancien second :
« Rimbel, qu'est-ce qui arrive ? Qu'est-ce qu'il y a ? »
Une supplication. Il passa devant Neven et posa une main sur son épaule :
« Installons-nous au salon. Avec Ermeline. »
L'inquiétude peignait les yeux noirs de l'ancien capitaine. Tandis que nous entrions, il jetait un œil aux alentours, à la recherche de Mora sans doute, puis il nous emboîta le pas. Après avoir marché dans un couloir crème, nous arrivâmes dans le salon. Plusieurs fauteuils et canapés en cuir entouraient une cheminée éteinte.
« Oh, bonjour ! lança une voix joviale. Ma chérie, je suis contente de te revoir ! Rimbel, ça faisait... »
La petite femme en tablier se tut en remarquant nos airs graves. Elle sembla elle aussi chercher quelqu'un du regard. Quelqu'un qui manquait. Rimbel lui présenta le canapé sur lequel elle s'installa, suivie par son mari.
« Parlez, quémanda Alaric. »
Ermeline prenait la main du capitaine mutilé, les yeux plissés par l'inquiétude. Rimbel lança un regard à Neven qui était tétanisée face à ses parents. Alors, il prit la parole :
« Il s'est passé... un malheureux accident... »
La femme planta ses ongles dans la main de son mari. Elle avait déjà compris.
« Neven et son second ont été emprisonnés à Isda à cause de la trahison de l'un de ses capitaines. Ils ont été condamnés à la potence. Bien sûr, l'équipage s'est lancé dans une opération de sauvetage pour les sauver. Mora a voulu y participer. »
Neven serrait le poing. Ce tic la prenait quand elle était angoissée, très angoissée. Quand elle avait besoin de se rassurer. Sa sœur avait le même.
« Elle a été poursuive par des soldats et nous n'avons pas pu la sauver. Je suis désolé. »
Ermeline éclata en sanglots, la tête nichée contre l'épaule de son mari.
« Vous n'avez pas pu la sauver ? répéta celui-ci. Elle est... ils l'ont faite prisonnière ? »
Un maigre espoir que lui seul portait.
« Non... soupira Neven, au bord des larmes. Je suis désolée... c'est ma faute... »
Il ferma les yeux en serrant les mâchoires pour contenir la douleur immense qui le parcourait. Il voulut parler, mais il se tut, se contentant de serrer sa femme contre lui. Il finit par lui murmurer à l'oreille pour la calmer :
« Là... ça va aller... on va y arriver... »
Elle secoua la tête de droite à gauche, et ce mouvement acheva de faire gonfler la culpabilité de Neven qui pleura à son tour. Tremblante, elle s'écrasa à genoux. Les mains sur le visage, elle répétait qu'elle était désolée, que tout était sa faute, qu'elle s'en voulait, qu'elle se détestait.
Ermeline s'assit sur le sol et attira Neven dans ses bras :
« Viens là... je suis sûre que tu as tout fait pour la sauver... je le sais... Viens là, ma chérie. Dans mes bras. »
Elle s'y jeta. Elle sanglotait plus fort encore tandis que sa mère caressait sa tête, en larmes. Cette scène me déchirait. Je me sentais impuissant. Elle me rappelait le jour où j'avais dû annoncer la mort de notre mère à mon petit frère. J'avais tout fait pour le consoler, en vain. Je n'avais pu que le rassurer et me montrer courageux.
Une heure plus tard, les larmes étaient séchées, et nous étions installés sur les fauteuils et canapés, pour ma part à côté de Rimbel. Neven, toujours blottie dans les bras de sa mère, reniflait. Ermeline, accompagnée par le père, l'avaient rassurée, lui avaient répété qu'ils ne lui en voulaient pas, que ce n'était pas sa faute, et qu'elle ne devait pas culpabiliser. Leurs mots semblaient avoir fait grand-bien à leur fille. Dans son regard chocolat, on lisait une accalmie dans sa tempête intérieure. Elle en avait besoin.
« Dire que j'avais retiré la croix... soupira Alaric. Nous allons devoir la replanter... »
De nouvelles larmes coulèrent sur les joues irritées de Neven. Elle culpabilisait encore. Dans son état normal, elle aurait fini par avancer, mais la perte était trop intense pour qu'elle agisse comme d'habitude. Sa mère sembla vouloir se lever, mais elle la retint dans ses bras. Je ne pensais pas qu'elle y était autant attachée. Elle me parlait toujours de son père, jamais de sa mère, mais je me rendais compte qu'elle était sans doute l'une des seules à pouvoir apaiser ses sanglots.
Ermeline se pencha à l'oreille de Neven qui acquiesça, et elles partirent toutes les deux dans une pièce, la fille accrochée au bras de sa mère. Alaric releva le regard vers Rimbel :
« Je suis content de te revoir. J'aurais juste aimé que ce soit dans d'autres circonstances...
— Et moi donc. Je suis désolé de vous apporter une si mauvaise nouvelle. »
Le capitaine soupira. Il posa finalement son regard sur moi :
« Malaury, son second ? Enchanté. »
Il se redressa, et nous nous serrâmes la main avec fermeté.
« Enchanté. »
Mon premier mot.
« Il paraît que tu t'en sors bien.
— Je me débrouille, répondis-je avec humilité. Neven est une excellente capitaine, j'ai beaucoup appris auprès d'elle, assurai-je.
— Elle a suivi mes pas, et m'a même dépassé, sourit-il avec fierté. Je n'aime pas la voir comme elle est, là. Ça me rappelle la première fois... qu'on a perdu Mora. »
Son regard s'assombrit.
« Au début, ça allait. Elle avait pour but de devenir capitaine pour retrouver sa sœur. C'est ce qui la faisait tenir, je suppose. Puis, au fil des semaines, elle s'est rendu compte de l'immense solitude que lui avait laissée Mora. Elle lui manquait beaucoup. Elles passaient tout leur temps ensemble, après tout.
— Je m'en souviens, acquiesça Rimbel.
— Elle est devenue pessimiste. Toujours déprimée. Elle n'aimait plus pirater. Ni naviguer. Ni la liberté. Ni l'air marin. Ni rien. Elle n'aimait plus rien. Elle s'enfermait tout le temps dans notre cabine. Quand je lui demandais si elle voulait tenir la barre – chose qu'elle adorait – elle me grognait qu'elle voulait rester seule. »
J'avais du mal à l'imaginer ainsi, elle qui portait tant la piraterie et tout ce qui s'en rapprochait dans son cœur. Pourtant, son état actuel n'était pas si loin de ce que décrivait son père.
« Il a fallu un peu de temps avant qu'elle ne retourne sur le pont, mais elle était toujours maussade. Toujours triste. Un jour où nous parlions de ce que devait montrer le capitaine à l'équipage, elle m'a demandé pourquoi je souriais tout le temps. Je lui ai répondu qu'un capitaine enthousiaste motive plus facilement les troupes. Qu'un pirate qui rit à la barbe de son ennemi peut inspirer de la colère, mais aussi de la peur : quoi de plus effrayant qu'une personne sûre d'elle prête à se jeter sur vous ? Alors, je lui ai demandé de sourire. »
C'était donc à cet homme que je devais l'optimisme sans égal de Neven ? Ou, en tout cas, c'était lui qui lui avait permis de retrouver sa bonne humeur quand elle l'avait perdue ?
« J'espère qu'elle réussira à se remettre sur pieds, comme il y a neuf ans. J'ai l'impression que l'histoire se répète. Cette fois, elle n'a pas de but précis. Rien qui lui donne un cap.
— C'est ce dont j'ai peur aussi, acquiesça Rimbel. Qu'elle n'arrive pas à trouver quelque chose pour la faire avancer. »
Il se tourna vers moi avec un sourire amusé. Oh, non. Je ne le connaissais pas taquin.
« Enfin... on a bien quelqu'un qui saura la motiver, pas vrai ? »
Neven et sa mère revinrent avec des petits gâteaux étalés sur de larges assiettes. Pile au mauvais moment.
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