Chapitre 39 - Affûter 2/2
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Je faisais les cent pas dans le salon, jetant sans cesse des regards par la fenêtre depuis laquelle on apercevait le port de notre village. Papa reviendrait bientôt. Cela faisait trois mois, déjà ! C'était long ! Très, très, très long !
« Neven ? appela Mora. »
Je me tournai vers la table sur laquelle elle travaillait avec application : elle peignait l'un des coquillages que l'on avait trouvés.
« Tu viens peindre avec moi ? C'est nul, sans toi...
— Nan, je surveille le bateau de Papa.
— C'est pas sûr qu'il rentre aujourd'hui. En plus, aujourd'hui, ça devient une tempête... »
Je fixais les vagues qui s'élevaient de plus en plus haut, si haut qu'elles croquaient le ciel grisâtre et nuageux avant de se jeter sur la plage. Parfois, je me demandais comment une embarcation pouvait supporter une telle puissance :
« Tu crois que papa va bien ? »
Je m'étais tournée vers elle. Elle écarquilla les yeux, puis les baissa, un air triste sur le visage :
« Hum... Eh bien... Papa a un bon équipage. Et ils sont plusieurs à bien tenir la barre, et ils ont déjà affronté des tempêtes... alors, je pense qu'ils font comme ils peuvent.
— Mais tu as déjà imaginé qu'un jour, papa ne revienne pas ? »
Son regard devint brillant. Elle hocha la tête, les mâchoires serrées.
« J'essaie de faire comme maman. Elle m'a dit qu'on n'y peut pas grand-chose... qu'on ne peut que croire en lui, et être là pour lui à son retour... mais j'ai peur que chaque au revoir se transforme un adieu. Je ne sais pas si je supporterais... vivre sans papa, c'est pas possible pour moi, je peux même pas l'imaginer... même si on se voit peu souvent car il part en mer, quand il revient, il est toujours là pour nous. Il nous ramène des jolies choses pour nous faire plaisir, il joue avec nous alors qu'il est très fatigué à cause du trajet, et il s'intéresse à tout ce qu'on a fait en son absence, pour rattraper le temps loin de nous. J'aime papa. Je ne veux pas le perdre... je ne veux pas... »
Elle se mit à pleurer, cachant son visage entre ses mains. Je me ruai jusqu'à elle et l'enlaçai, les yeux humides. À force de l'entendre larmoyer, je l'avais suivie dans ses larmes, et nous sanglotions l'une dans les bras de l'autre.
« Pardon, couina Mora, je pleure trop... pardon... c'est toujours moi qui me mets à pleurer...
— Chut... moi aussi je pleure trop...
— Neven ? Mora ? »
Notre mère passa ses bras autour de nos épaules :
« Qu'est-ce qu'il vous arrive ? Quelque chose vous chagrine ? »
Je voulus répondre, mais seul un gémissement incompréhensible parvint à s'extirper.
« Venez, on va s'installer avec de bons chocolats, et vous allez me raconter, sourit notre mère en nous poussant doucement vers le canapé. »
Elle caressait tendrement nos têtes, elle se montrait chaleureuse, mais je savais qu'elle était inquiète, je le lisais dans ses yeux. Quelques instants plus tard, nous étions emmitouflées dans une épaisse couverture en laine, accolées l'une à l'autre. Seules nos mains s'échappaient du drap pour tenir notre tasse.
« Alors, mes chéries ? Qu'est-ce qui vous est arrivé ?
— On pensait à papa, souffla Mora.
— On se demandait si ça allait...
— Et on se disait qu'on avait peur qu'il ne revienne pas... »
Une profonde peine prit place sur son visage. Ses yeux émeraude brillaient.
« Je suis inquiète aussi quand papa part... mais il faut lui faire confiance. C'est un bon marin, vous savez ? »
Pas de réponse : nous n'étions pas convaincues.
« C'est normal de s'inquiéter... mais le mieux que l'on puisse faire, c'est avoir de bonnes pensées pour lui. »
Nous hochâmes la tête en silence.
« Mora, tu veux continuer ta broderie ? Tu avais presque fini ton joli oiseau.
— Je ne le trouve pas si beau... il est bizarre... on dirait que sa tête est toute petite, et son corps tout gros... »
Elle s'était repliée sur elle-même.
« Tu rigoles ? Il est trop bien, ton oiseau ! Si on reconnaît que c'en est un, c'est que c'est bien fait ! Tu imagines si moi j'essayais ça ? Je suis sûre que ça ressemblerait à un insecte tout bizarre ! »
Un léger sourire naquit sur ses lèvres.
« Neven a raison. Il est très beau, ton oiseau. La broderie est difficile à appréhender, je te trouve très douée, et tu es encore petite. Je suis très fière de toi.
— Merci... je vais continuer, alors. Je le fais pour papa... La dernière fois, il m'a dit qu'il aimerait que je lui brode un oiseau. Il m'a dit que ça lui rappelait la liberté... alors je voudrais vraiment que ce soit joli, pour qu'il sourit en le regardant dans sa cabine. »
Et moi, que pourrais-je offrir à papa ? Il ne m'avait rien demandé...
« Pourquoi tu fais cette tête, Neven ? questionna notre mère.
— Je ne sais rien faire, moi... qu'est-ce que je vais donner à papa ?
— Je peux t'aider à coudre quelque chose ! proposa Mora.
— Tu sais que c'est perdu d'avance ? Je ne sais rien fabriquer, rien faire...
— Mora a raison, tu devrais réessayer, insista maman.
— Non, je ne vais pas y arriver, ce n'est pas mon truc.
— Tu n'as qu'à cuisiner ? »
J'eus un léger éclat de rire, amer :
« Tu te souviens comment ça s'est terminé, la dernière fois ? »
J'avais réussi à brûler du linge. Ma sœur fronça les sourcils, l'air désolée pour moi. Le soir, elle m'interpella :
« Tu sais, tu n'as pas besoin d'offrir quoi que ce soit à papa. Il est déjà tellement heureux de nous revoir. C'est juste un plus, ma broderie. Tu ne devrais pas t'en faire, tu sais ?
— Oui, mais...
— Tu sais, des fois, j'ai même l'impression qu'il te préfère... parce que vous parlez piraterie, et c'est un peu moins mon truc. Alors, je t'avoue que si je tiens tellement à lui offrir de jolies choses, c'est pour compenser le fait qu'on ait un peu moins en commun...
— Mais papa t'adore, rétorquai-je. Tu es son petit trésor.
— Et toi aussi, sourit-elle, n'en doute jamais. »
Le lendemain, je me réveillai la première. Je glissai sur le sol, enfilai mes chaussons tout doux, et sortis en silence pour ne pas réveiller Mora. Pas de bougie dans le salon. Maman dormait encore, on dirait.
Je me baladai un moment, ennuyée, puis je me hissai sur un tabouret pour observer par la fenêtre. Il ne pleuvait plus. La mer était encore sombre, mais moins agitée qu'hier, et...
J'écarquillai les yeux. Un bateau approchait.
Sans attendre, je courus dans notre chambre et me jetai sur une longue-vue que Papa nous avait offert. Je retournai dans le salon et remontai sur le tabouret. Je plissai l'œil. Oh ! Oh ! Oh ! Il y avait une proue ! Et pas n'importe laquelle ! Une proue en forme de pieuvre ! C'était papa ! C'était papa !
« Mora ! hurlai-je. Vite ! Vite ! Mora ! Viens voir ! Maman ! Maman ! Il y a papa ! Papa est en train de rentrer ! Vite ! Vite ! Vite ! »
Quelques instants plus tard, tout le monde était réveillé. Mora et moi nous ruâmes à la porte d'entrée, sous les yeux fatigués et attendris de Maman. Au pas de course, nous rejoignîmes le ponton vers lequel le navire approchait.
Un manteau ténébreux aux bordures dorées valsait dans le vent au niveau du gouvernail.
« Papa ! Papa ! hurlâmes-nous en sautillant, main dans la main. »
Avec un grand sourire, il souleva son tricorne noir aux rubans et plumes rouges dans notre direction, nous faisant crier d'euphorie.
Quelques minutes plus tard, le navire amarrait sous nos yeux brillants. Nous suivions notre père du regard, ignorant totalement les autres pirates qui nous saluaient. Lorsque la planche fut enfin placée, nous trépignions d'impatience en nous serrant la main. Notre père, le regard fier, le corps droit, descendit le premier. Ses bottes noires claquaient le bois fermement, et il ouvrait ses bras au fur et à mesure qu'il se rapprochait de nous. À peine descendu, nous nous jetâmes chacune à une jambe :
« Papa !
— Mes chéries ! Mes amours ! »
Il nous souleva délicatement, dans un bras chacune, et nous nous cramponnâmes à son cou, le visage contre sa barbe noire qui sentait la mer, nous couvrions ses joues piquantes de baisers. Comme il m'avait manqué !
« Joyeux anniversaire en retard, mes chéries ! Je vous ai rapporté de beaux cadeaux pour vos huit ans !
— Merci, papa ! »
Il baisa tendrement notre front, nos joues, notre nez, les yeux brillants.
« Alors ? Racontez-moi tout ! Qu'est-ce que vous avez fait pendant mon absence, mes chéries ?
— Eh bien, moi, je t'ai fait la broderie de l'oiseau ! Regarde ! »
Mora brandit fièrement son travail. Les yeux chocolat de papa s'illuminèrent :
« Il est magnifique ! Je vais le garder précieusement dans ma cabine ! Merci, ma Mora. »
Il embrassa tendrement son front. Mes joues rosirent. Je bredouillai :
« Euh... moi, j'ai pas fait grand-chose... »
Pour ne pas dire rien.
Papa éclata de rire :
« Le plus important c'est que tu sois là, ma Neven ! »
Il baisa mon front également.
« C'est vrai ?
— Mais bien sûr que oui, ma chérie. Votre présence est le plus important pour moi. »
Ses prunelles brunes brillaient de tendresse. Il regarda alors derrière nous. Il se rapprocha avec un sourire doux. Le sourire qu'il avait dès qu'il croisait les yeux de maman.
Notre mère nous enlaça et nicha sa tête contre le torse de papa en murmurant :
« Tu m'as manqué, Alaric...
— Toi aussi, Ermeline... Je vous reprends après, les filles. Je vous raconterai beaucoup d'histoires. »
Il nous posa délicatement sur le sol, puis il enlaça notre mère avant de caresser son visage de ses mains abîmées. Mora et moi nous éloignâmes : comme d'habitude, cela durerait des heures.
« On va sur le bateau ? »
Mora gonfla ses joues et acquiesça. Plus confiante qu'elle, je grimpai sur la planche, sous les regards inquiets des pirates. Un grand homme noir nous tendit la main :
« Bienvenue à bord, petites Neven et Mora !
— Oh, Rimbel ! souris-je en m'empressant de courir vers lui. »
Je trébuchai dans un cri. Dans le vide, je rouvris les yeux, constatant que je n'étais toujours pas à l'eau. Je glapis : Mora s'accrochait à la planche d'une main et me retenait à bout de bras de l'autre.
« Je te lâche pas ! tonna-t-elle en me serrant fermement. »
Je regardai en bas : la mer semblait si loin... J'avalai ma salive de travers en prenant des sueurs froides. Qui sait ce qui se trouvait en-dessous ? Des sirènes ? Des dragons des mers ? Des requins ?
Mais Mora...
« Je veux pas que tu tombes ! rétorquai-je. Lâche-moi ! C'est pas grave pour moi !
— Nan ! Si tu tombes, je tombe avec toi ! Je te laisse pas toute seule ! Jamais de la vie !
— Mais Mora...
— J'arrive, les filles ! Tenez bon ! cria Rimbel. »
Prudemment, le second s'avança jusqu'à nous. Il saisit fermement le bras de Mora, puis le mien, et il nous ramena sur la planche. Nous nous jetâmes l'une dans les bras de l'autre, tremblotantes.
« Faites attention, vous êtes petites, nous sourit le grand homme en tapotant nos têtes. Tout va bien ? »
Nous acquiesçâmes vivement.
La planche trembla sous des pas dans notre dos. Soudain, nous fûmes soulevées et posées sur une épaule chacune :
« Allez, mes petites fripouilles ! On reste sur terre, vous n'avez pas le pied marin, aujourd'hui !
— Mais papa ! grognai-je.
— Chut, chut, chut, ma chérie. Tu as failli tomber à l'eau, ça suffit pour aujourd'hui ! »
Je levai les yeux au ciel :
« Ben t'as intérêt à nous raconter des histoires nouvelles, hein !
— Car je ne tiens pas parole, d'habitude ? s'esclaffa Papa.
— Ben, si ! Mais j'espère que c'est des histoires incroyables ! Avec des trésors magnifiques !
— Comme vos cadeaux ? »
Mora et moi nous lançâmes un regard empli de curiosité : tu as des idées de ce que c'est, toi ? Toi non plus ? Mais j'ai hâte aussi !
Nous avions décidé de fêter à nouveau nos huit ans, manqué de quelques semaines par papa, pour qu'il puisse en profiter. Maman avait improvisé un délicieux dîner. Assises l'une à côté de l'autre, nous attendions impatiemment nos cadeaux.
« Déjà, pour ma petite Mora ! »
Il posa un gigantesque sac en toile face à nous. Il était si haut qu'on ne voyait plus le visage impatient de notre père. Mora se mit debout sur sa chaise pour pouvoir ouvrir le sac.
« Certains cadeaux sont aussi pour Neven pour jouer avec elle, mais je sais que c'est toi qui en profiteras le plus. »
Les yeux de ma sœur brillèrent. Elle souleva de nombreuses bobines de fils de toutes les couleurs, ainsi que des outils et tissus pour la couture et la broderie.
« La dernière fois, maman m'a dit que tu voulais des teintes différentes, alors voilà. J'espère que ça pourra t'aider pour tes créations, ma chérie.
— Ouah ! Merci ! Elles sont magnifiques ! Je connais même pas le nom de certaines couleurs ! Je vais te faire des choses trop belles, tu vas voir ! sourit Mora, ravie. Oh ! »
Elle posa des pinceaux et de la peinture en bocaux sur la table.
« C'est pour vous deux, mes chéries. Je sais que vous aimez peindre des coquillages, alors...
— Trop bien ! Merci ! Il y a des couleurs qu'on n'a jamais vues avant !
— Merci ! renchéris-je, émerveillée par un rouge pimpant. »
Papa acquiesça :
« Nous avons trouvé ça sur des navires de marchands venant de l'est. J'ai pensé que ça vous plairait. »
Papa se tourna vers moi et posa un sac moins consistant :
« Voilà pour toi, ma petite Neven. J'espère que ça te plaira aussi. »
Également debout sur ma chaise, j'ouvris délicatement. Mes yeux s'illuminèrent. Comme une conquérante, je tirai des rouleaux de cartes :
« Ouah ! Je vais pouvoir lire des cartes, alors ?
— Oui, je t'apprendrai. Regarde encore dans le sac. »
J'écarquillai les yeux. Soigneusement, je soulevai un instrument en fer noir aux décorations dorées :
« C'est...
— Un compas marin. »
Mon cœur battait tellement fort. La joie me montait aux yeux.
« Ouah ! Trop bien ! Je vais pouvoir visiter l'île avec Mora ! En plus, il est magnifique ! Il brille tellement sous la lumière ! »
Je me tournai vers ma sœur, toute enjouée :
« Capitaine Mora ! On va pouvoir cartographier l'île ! Trop bien !
— Et cacher nos trésors ! se réjouit-elle.
— Très bonne idée ! s'esclaffa Papa. Mais vous ferez ça avec maman, d'accord ? Vous ne sortez pas toutes seules.
— Oui, oui ! »
Plus tendrement, il posa un dernier sac en toile au milieu de la table :
« Il y a trois cadeaux dedans. Un pour toi, un pour Mora et un pour moi. »
Mora et moi nous observâmes avec de grands yeux écarquillés. Un cadeau chacun ? Qu'était-ce ? Nous l'ouvrîmes et attrapâmes...
« Des sabres en bois ! Trop bien ! On va pouvoir se battre ! criai-je à ma sœur.
— Alaric ! gronda maman.
— Ma chérie, sourit papa, elles ne se blesseront pas. Moins qu'avec une branche qui n'est pas prévue à cet effet. Il faudra les surveiller, bien sûr, mais je compte leur enseigner les bases. »
Maman soupira, visiblement peu enjouée par ces cadeaux. Je tendis un sabre à Mora puis sautai sur le sol pour me mettre en garde, arme brandie.
« Capitaine Mora, je te provoque en duel !
— J'arrive, capitaine Neven ! s'exclama-t-elle en sautant face à moi. »
Papa tira son petit sabre en bois et nous sépara délicatement :
« Déjà, il faut apprendre à vous positionner. Je vais vous montrer. »
Le dernier chapitre arrive !
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