Chapitre 8
Le temps passe, avec la pluie toujours, encore la pluie. Elle se frotte à ma peau, imprègne le tissu de ma cape, une créature visqueuse et sale qui s'accroche à mes épaules pour s'infiltrer dans les plaies que la magie referme peu à peu. Mes doigts fourmillent.
Aussi loin que porte le regard, la route dévie vers l'Est pour longer un ruban sombre, étalé là-bas dans la campagne. L'un des bras du Fleuve Gris. À mesure que les minutes filent, un bruit sourd couvre le crépitement de la pluie et les claquements flasques des chevaux. Le bruit se change en grondement, le grondement roule à travers le paysage, sauvage, comme s'il prenait son élan. Enfin, nous atteignons les berges de l'affluent.
Oh non.
Gonflées par les pluies récentes, les eaux bouillonnantes se jettent à l'assaut des rives, éclatent, repartent, reviennent. La masse brunâtre mousse autour des affleurements rocheux et charrie des débris végétaux comme autant de noyés.
Je pourrais presque entendre une phrase émerger du fracas des flots.
« Tu aurais dû rester couchée... »
« Bien sûr, grincé-je. Ce voyage se déroulait trop bien, de toute manière. »
Dans le fleuve, une branche explose contre un rocher. Ne pas regarder. Je ne crains pas l'eau. Je ne crains pas l'eau. Je ne... Ma respiration se saccade. Mes muscles se crispent. Et les minutes tombent goutte à goutte, l'eau ruisselle dans mon dos, enrobe ma peau, strie l'horizon, mugit à quelques mètres de moi. Un mugissement si terrible qu'il engloutit tout autre bruit.
Ne pas regarder. Inspiration. Expiration. Je ne crains pas l'eau.
Des crampes déchirent mes cuisses.
Et puis, droit devant, tranchant sur le ruban brun et déchaîné, une bande blanche, blanche d'écume. Le passage à gué. À cet endroit, le grondement des flots s'intensifie, il hurle de faire demi-tour, de ne pas traverser. Mon cheval commence à renâcler. Je serre les dents.
Je ne crains pas l'eau.
Devant moi, face au gué, l'elfe immobilise sa monture, tourne la tête vers l'aval puis l'amont du torrent. Les flots se fracassent les uns contre les autres. Impossible de traverser.
« En longeant le fleuve vers l'Est, déclaré-je, nous trouverons peut-être un passage plus cal...
Ma voix s'étrangle, Oreilles Pointues vient d'engager sa monture dans le courant. Le petit cheval immaculé se fond dans l'écume qui bouillonne autour de ses jarrets. Le temps se fige tandis qu'il s'arc-boute, qu'il tangue, qu'il progresse. Mais lorsqu'il atteint la rive opposée, il n'a pas trébuché une seule fois.
Sans un regard en arrière, l'elfe poursuit sa route. On... on peut traverser. Allez.
Inspiration. Expiration.
Ce n'est rien. Que de l'eau.
Je presse mes mollets contre le ventre de mon cheval qui piaffe, qui recule.
« Parce que tu crois que j'en ai envie, moi ? crissé-je.
La route. Ne regarder que la route. La rive opposée. Et entre elle et moi, l'eau, l'écume, les branches charriées par les flots bouillonnants.
Je redresse les épaules.
— Mais tu vois, soit tu fais le deuil de tes envies maintenant, soit la vie finit par s'en charger pour toi. »
Je raffermis ma prise sur les rênes et force ma monture à pénétrer dans le torrent.
Le grondement des flots m'enveloppe, l'écume trempe mes cuisses.
Inspiration.
L'eau file entre les jambes de mon cheval, frêles, tellement frêles qui tremblent face à ce qui s'abat contre elles.
Expiration.
L'eau gagne en vitesse, en puissance. En hauteur. Elle s'infiltre dans mes bottes.
Inspiration.
Trempée. Sueur, pluie, embruns, aucune idée, je ne sais plus et mon cœur cogne à grands coups dans ma poitrine.
Inspiration.
Des branches filent devant moi, charriées, roulées, noyées par le flux impitoyable. Le fracas du fleuve sature mes oreilles. Des rochers affleurent partout. Et mon cheval trébuche tête la première.
« Non ! Non ! Non ! hurlé-je en voyant l'eau se précipiter à ma rencontre. »
Une gerbe furieuse m'éclabousse lorsque ma monture se redresse in extremis. Hennissement perçant. Grondement des flots. Et de l'eau. De l'eau partout ! De l'eau qui entoure, frustrée, hargneuse ! Elle s'abat sur moi ! Pour renverser ! Pour balayer ! Et alors, pauvre corps traîné par sa force, perdu, impuissant ! Alors...
Le fleuve le cède à la terre. Terre sombre. Glissante. Mon cheval glisse en s'extirpant de l'eau. Il secoue la tête. Une myriade de gouttelettes se perd dans le rideau de pluie. Il a traversé. J'inspire. Encore. Et encore. Je serre les lèvres pour contenir cette bile, dans ma bouche. Lentement, ma monture remonte la berge pour atteindre la route. Il passe devant Melion de Fadren. Je ne relève pas la tête. Mais je sens son regard peser sur mon dos raidi.
***
Lorsque le soleil se couche, la pluie a cessé depuis longtemps. Une odeur fraîche et lourde monte de la terre. Tamisée par les nuages, la lumière du crépuscule éclate sur la campagne en milliers d'étincelles. Et devant moi, la route s'étire.
Les pillards de ce matin connaissaient notre parcours. Trop peu ravitaillés, établis trop loin de la route pour ne pas savoir exactement où me trouver. À supposer que le commanditaire de l'attentat ait dépêché plusieurs troupes de pillards, mieux vaut ne pas suivre l'itinéraire indiqué par Beren. Un itinéraire que seuls les membres de l'Union sont censés connaître.
Peu à peu, l'ombre avale tout. Les nuages recouvrent le ciel, masquent la lune. De temps à autres, une étoile s'échappe et piquette l'obscurité d'un éclat lointain. Petite rognure de clarté qui défie le monde, la nuit, la cendre et les peines. Avant qu'une nuée noire ne la cache à nouveau.
Deux heures s'écoulent, peut-être plus. Je quitte enfin la route, dont les bords surélevés se distinguent à peine dans l'obscurité, pour couper à travers champs. Des animaux détalent devant mon cheval, la campagne chuchote autour de moi.
Je finis par dénicher un repli de terrain plus ou moins abrité. Trempé, mais il fera l'affaire. Un geste de la main et une touffe d'herbe s'embrase. Les arbres rabougris qui tapissent le renfoncement s'enorgueillissent aussitôt d'ombres immenses. Le temps d'attacher mon cheval, des imbrasils se sont glissés hors des ténèbres. Leur carapace noire se teinte de couleurs vives à mesure qu'ils approchent des flammes. On dirait de grosses étincelles échappées du feu. Des étincelles crachées dans la nuit qui voudraient revenir, se fondre à nouveau dans le giron incandescent, mais qui n'y parviennent pas. C'est trop tard. Alors elles volettent là, à quelques centimètres des flammes, elles regardent la chaleur, la lumière, la fusion, et elles se consument en silence.
Je détourne le regard.
Foutues bestioles !
De l'autre côté du feu, Oreilles Pointues contemple l'obscurité, incolore malgré l'éclat du feu qui dore sa peau pâle. Et à côté, les contours anguleux du sac aux offrandes. Ce sac qui attire les voleurs et les convoitises. Pourtant...
Pourtant l'image d'eaux noires et lisses, qui miroitent sous la lune, qui se troublent à peine lorsqu'un corps y disparaît.
Brusquement, je me lève, contourne le feu, saisis le sac et retourne m'asseoir. L'elfe n'a pas bougé. À l'intérieur, des calices, des bijoux luisent faiblement. J'en extirpe un collier. Une armature en or, incrustée de pierreries dont les couleurs rappellent un coucher de soleil. Étagés selon leur taille et leur éclat, les joyaux concentrent le regard en un point central qui forme une étoile. Du travail d'artiste.
Bande d'idiots !
Le collier rejoint le fatras d'or avec un tintement de protestation.
Par Tharsio Silvia, mais que croyait donc le Conseil ?! Les sirènes vivent dans un Lac ! Un Lac ! À quoi tout ceci pourra bien leur servir ?! À éblouir les poissons ?! Quelles sont les chances qu'elles refusent ces présents ?! Qu'elles refusent de répondre ? Et alors... Alors, je relève la tête. Oreilles Pointues fixe toujours la nuit, comme s'il y cherchait quelque chose.
Le sait-il ? Il les garde toujours avec lui, il a forcément vu les offrandes. S'est-il demandé si elles suffiraient ? A-t-il conscience de ce qu'il risque dans le cas contraire ? Ou a-t-il lui aussi reçu des ordres, en tant que seule personne indispensable à sa mission ?
L'elfe tourne la tête vers moi, ses yeux harponnent les miens. Les flammes crépitent.
« Vous parlez le runique.
Mes épaules se raidissent.
— Vous agissez sur les objets sans les toucher.
Temps.
— Ça n'a rien à voir, réplique-t-il de sa voix froide.
— En réalité si : vous non plus n'avez pas envie d'en parler. »
Un instant encore, Oreilles Pointues me dévisage avec cette attention fixe. Dérangeante. Puis il détourne les yeux. Mais moi pas.
Ce type a une manière de regarder... Comme s'il n'avait rien de vivant, en face de lui. Juste une fenêtre, une vitre à travers laquelle il regarde. Un objet.
Un rictus déforme mes lèvres.
Un objet, oui. Il devrait se voir ! Immobile, en tailleur, les mains posées sur les genoux, le regard fixe, c'est à se demander s'il respire ! Trop figé pour même enlever sa cape fourrée, maintenant souillée de boue ! Pourtant, il ne doit pas faire si froid. En tout cas moins qu'à Fadren. Anna disparaissait presque sous ses couches de fourrure la dernière fois que nous nous y sommes rendues, en plus de devoir porter des gants pour éviter que la peau de ses mains ne reste collée à son sabre. Et nous ne nous trouvions qu'à la frontière Sud. Dans les Bromehr'n Karas, le vent, paraît-il, glace les larmes dans les yeux des voyageurs. Et puis...
« Il y a vraiment des Dragons Brisures dans les montagnes de votre royaume ?
Oreilles Pointues tourne la tête vers moi.
— Pourquoi cette question ? interroge-t-il, son accent écorchant les mots.
Il est stupide ?
— Je ne sais pas, probablement pour savoir s'il y a vraiment des Dragons Brisures dans les montagnes de votre royaume...
Pas de réaction.
— Il y en avait, autrefois.
— Que leur est-il arrivé ? demandé-je en fronçant les sourcils.
L'elfe me dévisage un instant, avant de laisser tomber :
— Nous les avons exterminés.
Le feu rugit.
— Quoi ?!
Des Dragons ! Par Tharsio Silvia, les créatures les plus dangereuses, les plus majestueuses du Continent... Exterminées ?!
— Mais pourquoi ?!
Melion de Fadren me jette un regard glacial.
— Pour la même raison qui vous pousse à massacrer les Pervertis, réplique-t-il. Ils causaient trop de dégâts.
J'en reste un instant coite. Avant qu'une espèce de rire ne me monte à la gorge.
Qu'en sait-il ? Que sait-il des dégâts dont il parle ? Que sait-il de la fumée, du sang et des bâtisses éclatées, lui qui n'a jamais mis le nez hors de ses frontières ?!
— Nous allons dissiper le malentendu, lâché-je. Je combats des pillards. Des meurtriers, des assassins, pas des victimes d'une prétendue Ombre !
L'elfe ne répond pas. Il me fixe. Son regard fiché dans mon visage, qui cisaille la chair pour chercher derrière, à la recherche d'une réponse, d'un mécanisme.
Je redresse les épaules, mes yeux plantés dans les siens.
Vas-y, cherche, fouille autant que tu veux. Et casse-toi les dents.
— Vous avez peur.
Que...
— Peur de ce que cela impliquerait, achève l'elfe.
Sa voix vibre de certitude, ses yeux ne me lâchent pas. Des étincelles arrosent la terre. Peur ?!
— Je m'en carre de ce que vous croyez ! craché-je. Libre à vous d'y voir ce que vous voulez, je n'ai juste pas besoin de mystifications !
— Les Pervertis, des mystifications ? répète-t-il d'un ton neutre. Dans quel but ?
Il me ferait presque rire. Ses yeux ne lui servent donc à rien ?!
— Le déni, l'elfe. Tellement plus facile d'accepter les massacres d'une créature obscure et corrompue plutôt que ceux de son voisin. Plus lointain, vous voyez ? Plus abstrait. Placer un masque d'Ombre sur le visage des pillards, c'est refuser de voir la réalité en face et la violence telle qu'elle est. C'est-à-dire partout.
Comment était-ce écrit, déjà ? Quelque chose comme...
— "Le réflexe commun, lorsque l'ennemi paraît inatteignable, tend davantage à se bander les yeux qu'à revoir sa stratégie. Si, dans les premiers temps, les résultats obtenus sont les mêmes, la première méthode offre l'opportunité de justifier les frappes dans le vide."
Oreilles Pointues marque un temps, j'esquisse un sourire. Qu'est-ce qu'il va répondre à cela, le petit...
— Essai sur la subjectivité historique, chapitre 12.
Mon souffle se bloque dans ma poitrine.
— Mais Qvam Priskeon de Talek parle ici de stratégie militaire, non d'opinion commune, poursuit l'elfe.
Par Tharsio Silvia, il... il connaît... Ce livre est sans doute l'oeuvre la moins connue de l'historien, comment peut-il le connaître au chapitre près ?! Comment peut-il...
Il me regarde. Les yeux fixes, la posture raide, et pourtant j'ai l'impression qu'il se penche en avant, qu'il plisse les paupières pour essayer d'apercevoir ce qu'il cherche. Il creuse. Il me creuse, comme un pauvre lopin de terre. À la recherche de réponses.
Mes épaules se raidissent.
— La stratégie militaire se sert de l'opinion commune, rétorqué-je d'une voix un peu trop forte.
Soutenir son regard. Jusqu'à ce qu'il ait détourné la tête.
— Vous avez étudié la question, constate l'elfe.
Entre nous, les flammes s'épanchent une fraction de seconde.
Cela l'étonne ?
— Je suis une Neighian. Je me bats pour protéger le Continent et les dix peuples. Mieux vaut que je sache comment gagner mes batailles.
Oreilles Pointues me dévisage un instant, puis baisse les yeux. Je cesse aussitôt d'effleurer mon tatouage du bout des doigts, mais il ne relâche pas son attention pour autant. Il fixe mon poignet, à présent, le jyrkhem qui y déploie ses ailes et montre les crocs, noir sur ma peau sombre. Il regarde ma main, seulement ma main, et pourtant... cette manière de regarder, de... transpercer. Par Tharsio Silvia, il force le passage, il... Je recouvre mon tatouage d'une main.
— Vous semblez bien connaître l'oeuvre de Qvam Priskeon de Talek. Est-ce un prérequis, chez vous, pour être envoyé en mission à l'extérieur ?
L'elfe relève la tête. J'inspire profondément. Pourquoi ? D'où vient ce malaise.
— Non, répond l'autre..
Visage lisse, voix neutre. À croire qu'il ne perçoit pas l'ironie. Au moins a-t-il abandonné sa fouille.
— Quelles compétences un envoyé royal doit-il avoir, dans ce cas ?
Les mâchoires de l'elfe se contractent, l'espace d'un instant. Il pose son regard sur le feu.
— Les envoyés royaux n'existent pas à Fadren, répond-il, et sa voix paraît un peu plus rocailleuse. Seul le peuple délègue des représentants.
Je fronce les sourcils.
Immobile, raide, le visage froid, il a pourtant l'air retenu, accroché à quelque chose, à sa dernière phrase, comme si elle n'avait pas entièrement quitté ses lèvres.
"Seul le peuple délègue des représentants."
Le peuple. En voilà une, de mystification.
Hey,
Drôle d'oiseau hein, le coco aux oreilles pointues. Cela dit, Heltia est pas forcément commode non plus. Vous noterez quand même qu'ils ont discuté et que sauf erreur, aucun des deux n'est mort, ni même blessé. Donc y a du progrès !
J'espère que ce chapitre vous à plu et je vous dis à bientôt pour un petit texte intercalaire sur... à bah non, surprise :)
Une santé de licorne et un sourire de cochon d'Inde
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