Chapitre 19
Le Lac des Sirènes est magnifique. Si grand que je ne parviens pas à en distinguer la rive opposée, l'éclat du soleil couchant enflamme ses eaux ondoyantes. De petites îles parsèment la surface, vertes et boisées. Après deux jours passés dans la semi-obscurité de la Forêt, l'air étincelle au-dessus des eaux.
Je regarde la surface d'un bleu clair, de ce bleu marin, le bleu des côtes dont les falaises s'enfoncent à pic dans les flots, à la fois limpide et assombri par les profondeurs qu'il cache, comme un voile posé sur la mer. Le clapotis de l'eau emplit mes oreilles. Je regarde la surface, et j'ai l'impression qu'une faille dans mon ventre aspire mes entrailles. Je fixe le Lac, les épaules raides à m'en faire mal, pour ne pas voir les autres, pour ne pas voir l'elfe. Il doit se tenir droit, les yeux fixés sur l'eau, lui aussi. À la recherche du moindre signe de vie, sa cape blanche dorée par le couchant. Sa cape qui s'étale autour de lui comme un linceul tandis qu'il s'enfonce sous la surface...
Je secoue la tête. Ne pas y penser. Je l'ai promis à Beren. Je lui ai promis de faire ce qu'il faudrait, je lui ai promis de ne pas oublier qu'il n'y avait qu'une seule personne indispensable à cette mission ! Ce n'est pas Melion. Ni... ni Karim.
Mon regard quitte le Lac. La tête un peu rentrée dans les épaules, le dos voûté, le loup fixe l'eau qui vient s'échouer sur la berge.
Il ne fait pas partie de la délégation. Aux yeux de l'Union, il ne possède aucune légitimité. Et si...
Un goût de bile emplit ma bouche. Je tourne la tête, je fixe la Forêt, mais les arbres me regardent, ils tendent leurs doigts accusateurs, ils hurlent leur mépris.
Ce n'est pas ma faute ! Par Tharsio Silvia, il faut... je dois... ce n'est pas ma faute...
« Bon alors ? lance Gaëtan. Elles sont où, les beautés mouillées ?
Contrôler la respiration. Ne rien trahir.
— Les sirènes apparaissent aux pauvres mortels que nous sommes lorsqu'elles l'ont décidé, pas avant, répliqué-je. En tant que guide, tu devrais le savoir.
J'entends son sourire lorsqu'il répond :
— Pauvres mortels... elles ne savent pas ce qu'elles ratent !
— Mais si elles nous voient, elles vont nous attaquer.
Je tourne la tête vers Morgane. La petite se tient près de Gaëtan, assez pour pouvoir se cacher derrière lui. Elle lève les yeux vers moi, puis les rabaisse aussitôt.
— Dans mon village, ils disent que les sirène-s, elles sont méchantes.
Son village. Les cris. Les flammes. La puissance... Mes entrailles se tordent.
Elle en parle encore au présent.
— T'inquiète pas, gamine, répond Gaëtan en s'accroupissant pour être à sa hauteur. Avec nous, elles oseront pas faire les malignes. On est beaucoup trop impressionnant. Surtout moi, en fait...
Morgane esquisse un sourire, qui adoucit un instant son visage osseux avant de disparaître, de la laisser asséchée, la faim tapie dans le creux des joues, la mort glissée dans l'ombre des yeux.
Deux yeux horrifiés, qui me fixent au milieu des décombres.
Cela suffit.
— Gaëtan, lâché-je, tu viens chercher du bois avec moi ?
Les trois hommes tournent la tête vers moi. Je me force à ignorer le regard de l'elfe.
— T'es... pas censée être une élémentaire, toi ? interroge le garnum, la tête penchée.
— Bien vu.
Clin d'œil.
— Je sais. Et donc, pourquoi tu as besoin de bois ?
Les flammes à la lisière de ma conscience, boudeuses, lointaines, si lointaines que même en tendant les doigts...
Je serre les dents.
— À ton avis ?
Le sourire de voleur refait surface.
— T'as raison de pas vouloir le faire devant des âmes innocentes, déclare-t-il.
Cervelle de sican !
— Quoi donc ? rétorqué-je en tournant les talons. Une tentative de meurtre ?
Je l'entends rire, rassurer Morgane avant de m'emboîter le pas.
Le soleil s'est couché, le ciel dégrade toutes les nuances de bleu et de violet. L'obscurité s'empare des berges.
Lorsque nous sommes assez loin du campement pour que même Melion ne puisse pas nous entendre, je me tourne vers le garnum.
— Gaëtan, j'ai quelque chose à te demander. Il...
— Je t'arrête tout de suite, chérie, me coupe-t-il en levant une main, je couche jamais le premier soir. Cela dit, comme on est pas le premier soir...
— Chiasse de troll, Gaëtan, ferme-la ! explosé-je. Cela n'a rien d'un jeu ! Il faut que tu éloignes Morgane du Lac dès qu'une sirène se présentera !
Le garnum fronce les sourcils. Il replace ses cheveux derrière ses oreilles.
— Chiasse de troll ? C'est intéressant, comme express... Tout doux, chérie, tout doux ! ajoute-t-il alors que je fais un pas en avant. Pourquoi tu veux l'éloigner, la gamine ?
— Parce que...
Parce qu'un corps qui disparaît sous les eaux. Parce que ses yeux horrifiés fixés sur moi. Son dégoût.
Je redresse les épaules.
— On ne sait pas comment les sirènes réagiront, il vaut mieux la mettre à l'abri.
Gaëtan secoue la tête.
— T'as pas appris ta leçon ? Elle risque rien tant qu'elle pose pas la question.
"Le cas échéant, je te demande de ne pas oublier que tu es la seule personne indispensable à cette mission."
Je tourne la tête, pour qu'il ne puisse pas lire mon expression. Le Lac miroite dans l'obscurité du soir.
— Au vu de ce par quoi elle est passée, mieux vaut lui éviter un nouveau choc, dis-je en forçant ma voix à sortir. Sans compter qu'elle a peur des sirènes, alors...
Mon souffle se bloque dans ma poitrine. À quelques mètres de moi à peine, dessinée par la lumière de la lune, une forme sombre fend la surface de l'eau.
Non...
— Chérie ?
La question. Les offrandes. Où sont les offrandes ?!
— C'est un rocher, tu sais ?
Que... un rocher ?
Je secoue la tête, l'image de Melion reste gravée contre mes rétines. Les battements de mon cœur frappent mes tempes.
Un rocher. Un rocher qui affleure à la surface.
Quelle pauvre idiote !
— Eh ? T'es sûre que ça va ?
Je lui jette un regard. Une main posée sur le coup, le visage penché sur le côté, Gaëtan me dévisagerait presque avec inquiétude.
— Oui.
Il hausse les épaules.
— T'as l'air de quelqu'un qui rêve de partir en se laissant derrière lui.
Je soutiens son regard. Je reste droite.
— Tu feras ce je t'ai demandé ?
Il hésite un instant, puis hoche la tête.
— Je te l'ai dit, répond-il. Tes désirs sont mes ordres. Mais j'espère que tu sais ce que tu fais. »
Oui.
Ce qui doit être fait.
Lorsque nous rejoignons les autres, des branches plein les bras, un feu brûle déjà.
« Ah bah d'accord, merci, lance Gaëtan en laissant tomber son chargement sur le sol. La prochaine fois, vous pourriez faire au moins semblant de croire à notre excuse ? C'est très embarrassant, comme situation !
Sourire aux lèvres, posture nonchalante, on ne fait pas plus embarrassé.
— C'est l'enfant qui a allumé le feu, murmure Karim, les yeux baissés.
Morgane ?
L'intéressée rentre la tête dans les épaules.
— Il faisait froid... explique-t-elle de sa voix étouffée, sans nous regarder.
En effet, elle frissonne dans ses vêtements élimés. Le vent sec qui fait grincer les arbres doit être glacial, et maintenant elle n'ose même plus tendre ses mains aux flammes. Je contourne le feu, dégrafe ma cape et la lui pose sur les épaules. Ses os sont pointus sous mes doigts. Si fins qu'un rien pourrait les briser.
Le hurlement des flammes, les restes du village. Mon ivresse.
Je redresse les épaules.
Morgane me dévisage avec surprise.
— Et vous ? demande-t-elle avec un mouvement pour ôter ma cape.
Je l'arrête d'une main.
— Garde-la. Je n'ai pas froid.
La fillette hésite, puis se pelotonne dans le tissu doublé.
— Donc là, le plan, c'est d'attendre ?
Assis par terre entre Karim et Morgane, Gaëtan a levé la tête du sac de provisions pour me regarder. La lune blanchit ses pommettes. Le clapotis de l'eau ricane à mes oreilles.
— Oui, lâché-je. Les sirènes doivent déjà savoir que nous les attendons. Elles finiront bien par se montrer.
Le garnum hoche la tête.
— Ça promet une atmosphère détendue... Tu veux une galette de blé ?
Des vagues lèchent la berge. Un corps s'enfonce sous la surface.
Mes entrailles se tordent.
— Je n'ai pas faim.
Gaëtan hausse les épaules, un sourire pendu aux lèvres.
— D'accord. Préviens-moi si jamais tu éprouves à nouveau des besoins naturels.
Et sans me laisser le temps de répondre :
— Ça t'a peut-être échappé, mais jusqu'ici, il a pas cherché à se défiler.
Que...
— Donc y a peu de chances qu'il s'enfuie si tu pars chasser, termine-t-il en tournant la tête vers Karim.
Celui-ci tressaille comme si on lui avait hurlé aux oreilles avant de jeter un furtif coup d'œil à Gaëtan.
— Je dois être là pour entendre la réponse des sirènes, murmure-t-il après une seconde de silence.
— Comme tu veux, répond le garnum, tout sourire, avant de mordre à pleine dent dans une galette. Mais chi tu tournes de l'œil quand elles che pointent parche que cha fait deux jours que t'as rien mangé, t'auras l'air con.
Le loup marque un temps. Toujours mastiquant, Gaëtan reporte son attention sur le Lac.
Pourquoi pousse-t-il Karim à...
— Il faut toujours nourrir les homme-s. Parce qu'ils ont déjà du mal à penser tout le temps, alors avec le ventre vide, ils s'en sortent pas.
Je pivote vers Morgane, laquelle fixe le loup d'un air sérieux.
Quoi ? Est-ce bien elle qui vient de parler ?
La petite se tasse sur elle-même lorsqu'elle réalise que tous les regards sont posés sur elle.
— Ma maman, elle disait tout le temps ça, bredouille-t-elle. Qu'il faut manger, parce qu'après, on peut pas réfléchir, et...
Elle bégaye, jette un coup d'œil à Karim, puis resserre ma cape autour de ses épaules. Je la regarde. Comment fait-elle pour regarder en arrière sans s'effondrer ? Comment fait-elle pour... pour parler de sa mère ?
Froissement de tissu. Je pivote, main sur ma dague. La douleur remonte dans mon épaule. Karim s'est levé et s'éloigne sans un mot en direction des arbres. Il hume l'air avant de disparaître dans la Forêt. Gaëtan pousse un profond soupir.
— Gamine, t'es la voix de la sagesse.
La fillette hésite, puis lui renvoie son sourire. Confiante.
— Pourquoi l'as-tu encouragé à partir en chasse ?
Le garnum se tourne vers moi.
— Pour qu'on puisse s'enfuir pendant qu'il est pas là !
Ces yeux rieurs... inutile de chercher à savoir s'il est sérieux ou non.
— Il va tuer des animaux, continué-je, des animaux dont tu perçois les pensées. Pourquoi l'y encourages-tu ?
Il me dévisage un instant, l'air presque curieux, puis secoue la tête.
— Crois-moi, chérie, le plus grand service qu'on puisse rendre aux animaux, comme tu dis, c'est de pas essayer de les comprendre.
Je fronce les sourcils.
— C'est-à-dire ?
— C'est-à-dire que j'ai aucune raison de m'interposer. Il va tuer parce que son loup est un prédateur et qu'il a faim. D'autres vont mourir pour qu'il s'en sorte. C'est dans l'ordre des choses.
Il marque un temps, un léger sourire posé sur le visage.
— Y a pas de survie sans sacrifice. »
Mes épaules se raidissent. Je fixe mon regard dans les flammes, dans leur danse, dans leur lumière.
Mais l'image de l'elfe, debout devant le Lac ne disparaît pas.
Hey,
Les voici, ces deux chapitres retardataires ! Ils vous ont plu ?
Bon, autre annonce à vous faire, on se rapproche à grands pas, voire à très grands pas, de la fin de ce tome 1. Voire, il reste encore deux chapitres avant le fameux "suite après la pub". C'est fou, non ? J'avoue, ça me fait quelque chose.
Sinon, j'espère que vous passez de bonnes vacances, et à la semaine prochaine pour la suite... fin ? du premier volet de cette aventure. Ouhlala que ça fait bizarre d'écrire ça ! En tout cas, en attendant,
Une santé de licorne et un sourire de cochon d'Inde
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