Chapitre 11
Des tremblements incontrôlables agitent mes membres. Je cherche l'air, l'air dans mes poumons, l'air partout qui m'échappe alors que j'étouffe presque à chaque inspiration.
La chope... en métal.
Autour de moi des visages flous. Je tente de fixer mon regard, mais ma main, ma main m'en empêche. La douleur la supplicie en éclatant de rire.
« Où...
Le mot racle l'intérieur de ma gorge comme du papier de verre. Autour de moi, les visages remuent. Des sons me parviennent.
— Où... est-il ? crachoté-je.
Les visages s'agitent encore. Les sons se précisent.
— Elle parle ! La ferme, vous autres, elle parle !
— Elle dit quoi ?
— Respirez, m'dame ! »
Leurs mots se cognent sous mon crâne, ils y explosent. Eux, ils se pressent, ils m'encerclent, ils m'étouffent. Mon cœur tambourine dans mes oreilles. Les cris se profilent derrière les voix, derrière le bruit. Non... Je veux leur hurler de me laisser, de s'écarter, tous ! Mais seul un croassement rauque quitte mes lèvres et ma gorge à vif. Et ils s'entassent, ils se rapprochent toujours plus. Partout, tout autour de moi ! Je me traîne à moitié, je recule sur le sol, mon dos heurte une surface dure.
Qu'est-ce que... qu'est-ce que c'est ?! Je... Debout. Il faut que je sois debout ! Debout ils ne peuvent rien...
Des hoquets retentissent. La douleur me heurte de plein fouet, mon souffle s'arrache. Ne pas lâcher prise ! Ne pas... Le monde se renverse. Ne pas tomber. Une jambe. L'autre. Le dos collé contre la surface dure jusqu'à ne plus la sentir. Je me redresse pendant des siècles. Mon bras est une lame de souffrance plantée dans ma chair, retournée encore, encore. Et puis, je suis debout. Un instant, le sol tangue sous mes pieds, les corps chavirent. Ma main valide agrippe le comptoir, dans mon dos. Des épines fulgurantes de douleur me parviennent de l'autre. De mon autre main. Je ne veux pas baisser les yeux. Je ne veux pas voir. Je ne peux pas.
« L'elfe...
Ma voix crisse comme une lame traînée contre la roche.
— Où est... l'elfe ?
Pas d'oreilles pointues parmi les visages brouillés, pas de cape blanche. Seulement des inconnus aux contours vagues. Des spectres. Ils m'encerclent. Toujours plus. Qu'y a-t-il sur leurs traits ? De la pitié brouillée ? De la sollicitude ?
De la haine...
— Devriez vous rasseoir, ma dame. »
Une main trouble entre dans mon champ de vision, la multitude fait encore un pas. Non ! Je veux reculer, je heurte le comptoir. La douleur me coupe le souffle. Et la foule avance sur moi ! Et les cris emplissent mes oreilles, lointains, stridents ! Mes avant-bras me brûlent.
Soudain, tous les visages, tous les corps reculent d'un même mouvement. Effrayés, éclaboussés par une intense lueur orangée, crépitante. Un cocon de chaleur m'enveloppe peu à peu. Derrière moi, le comptoir flambe. Les flammes caressent ma peau.
« Où est l'elfe ? répété-je en détachant tant bien que mal mes mots, les yeux rivés sur les visages flous de la multitude.
Durant un instant, seul le grondement du feu brise le silence. Puis :
— Il a quitté l'auberge. Poursuivait quelqu'un, m'a semblé. Mais vous devriez pas... »
Je fais un pas. La douleur transperce mon corps, mes jambes manquent de flancher, une nausée soulève ma poitrine. Ne pas s'arrêter. Surtout ne pas s'arrêter. Devant moi, la foule s'écarte. Encore un pas. Je garde les lèvres serrées, la tête aussi droite que possible. Il tomberait à mes pieds, mon cœur, il s'éclaterait sur le sol si je me voûtais, agglutiné dans le fond de ma gorge. Douleur. Pas. Devant moi, la porte, la lumière grise du jour. Et les flammes, leur encouragement grésillant. Pas. Douleur. Pas. Trouver l'elfe. Comprendre. Un pied après l'autre. Dehors, des cris résonnent dans l'air étouffant de parfum. Des cris de surprise. Des cris d'horreur.
Un pas, un autre. Et le martèlement de mon cœur qui me broie les oreilles, et les tenailles qui dépècent ma main. Les pavés sous mes pieds sont interminables. Des silhouettes floues me dépassent. Avancer. Avancer encore.
Enfin, la foule. Qui gueule comme un seul porc qu'on égorge. Je lève les yeux. Les remparts dominent la scène. L'attroupement se presse, se cogne, se replie sur lui-même. Quelqu'un me heurte, la douleur triomphe, je manque de vomir. Continuer. On s'écarte, j'avance. On s'écarte, je titube. J'émerge.
Aux pieds des remparts, Melion de Fadren, ses oreilles pointues, sa cape salie, tous accroupis près d'un corps étendu sur le dos. Il relève la tête lorsque je chancelle vers lui. Le corps gît sur les pavés. Du bas du visage, de la gorge, il ne reste qu'un amas de chair noir. Mais je reconnais les cheveux tressés.
« Il a avalé le poison lorsqu'il s'est vu acculé, déclare l'elfe d'une voix calme. Il a articulé les mots "Gloire au Nouvel Ordre" avant de mourir.
Le Nouvel Ordre ? La gloire du Nouvel Ordre ? C'est... c'est pour la gloire du Nouvel Ordre qu'il a tenté de m'assassiner ? Que le qavol, et la douleur et... Mais qu'est-ce que le Nouvel Ordre ? Hein ?! Qu'est-ce que c'est ?!
— Il n'a... rien dit d'autre ?
Une seconde.
— Non. »
Menteur.
Je relève les yeux, les siens sont ailleurs. Fixés sur ma main gauche.
C'est... cela qui l'a fait hésiter ?
Un nouveau haut-le-cœur soulève ma poitrine, un jet acide me brûle la gorge.
Ma main...
Des doigts glacés me broient les entrailles.
Qu'est-ce qu'il en reste ? Qu'est-ce qu'il reste de ma main ? Qu'est-ce qu'ils m'ont fait ?
J'inspire profondément. J'expire. Je... j'inspire. Je baisse les yeux.
Le poison a rongé presque toute la peau. Il a corrodé les muscles, il a endommagé les os qui ressortent, blancs, sur le rouge sale de la chair. Mais ce n'est pas le pire.
Du jyrkhem, du symbole des Neighians, de la marque de mes frères tatouée sur mon poignet, il ne reste rien. Juste les pattes, et la pointe des ailes.
J'ai envie de pleurer.
Des pas cadencés se répercutent sur les pavés, dispersent le tumulte de la foule.
Mon tatouage... la preuve, gravée dans ma chair, le jyrkhem des Neighians... Pourquoi ?
Des gardes se précipitent vers le corps. Ils ne l'atteignent pas.
Ce n'était qu'un symbole, qu'un signe de reconnaissance. Rien qu'un signe de reconnaissance. Sa perte... ne signifie rien.
Des voix, des questions, des réponses.
Mes entrailles se tordent, je fixe les restes de mon jyrkhem.
« Elle est en état de choc. Vous savez tout ce qu'il y a à savoir.
Un simple symbole. Un pauvre dessin. Rien de plus. Rien. Alors... pourquoi ? Hein, pourquoi ?! Pourquoi me répéter ces mots en boucle ne parvient pas à dissoudre ce sentiment étouffant, écœurant qu'il s'agit d'un mauvais présage ?!
— Venez. »
Et ce Nouvel Ordre... que représente-t-il ? Pourquoi s'en prend-il à moi ?!
On me saisit le coude. Je me laisse entraîner. Les pavés défilent. La douleur... la douleur est étrangement lointaine. Comme tout. Lointains, les murmures des badauds, lointains, les cris des gardes, lointains, les doigts autour de mon bras. Ne reste que cette impression. L'impression que les événements m'observent avec un ricanement narquois.
Il n'y a plus de flammes, dans l'auberge. Plus que le comptoir noirci et déchiqueté. Un squelette de plus.
« Vous êtes le tenancier.
Une silhouette courtaude apparaît derrière le bois taché.
— Oui... qu'est-ce qui s'passe ? M'a dit que c'tait la bière qui...
— Un humain proche de la vingtaine, imberbe, fin, les épaules voûtées, les cheveux bruns tressés ornés d'une perle de nacre, le nez tordu vers la droite. L'avez-vous engagé ?
— Que... De qui parlez-v...
— L'avez-vous engagé ?
L'air bourdonne. La silhouette tressaille.
— Non ! C'est le fils qui cuisine et j'ai que cinq serveurs ! Je vous promets, y en a pas un qui ressemble à votre portait ! J'vous jure, j'y suis pour rien moi, pas ma faute cette his...
— L'aviez-vous déjà vu avant.
— Le type ? Non ! J'l'ai même pas vu, c't abreshk ! Devant les Fées, je vous jure que j'aurais pas resté là si j'avais vu un gars s'mettre à servir à la place de mes serveurs ! J'vous jure !
Le silence.
— Une chambre. Allez chercher de l'eau et des bandages et montez-les-y. Sur-le-champ. »
La bedaine disparaît. De nouveau, une main se referme sur mon coude. Une main... La mienne...je ne la récupérerai pas. Jamais. Loin, mes entrailles se tordent.
Un couloir. Des escaliers. De nouveau un couloir. Une porte. Et derrière, une chambre. On me fait asseoir sur le lit. Le dos droit. Des coups frappés à la porte. Des grincements de parquets. Le battant qui s'ouvre. Quelques mots. Puis, la porte se referme. Des grincements, encore. Le bruit d'un objet lourd posé sur le sol. On saisit ma main.
La douleur transperce le brouillard, je mords mes lèvres pour retenir un cri, mais un autre trait de souffrance se plante dans ma poitrine, et cette fois je crie, je tente de repousser les doigts qui s'acharnent sur ma chair à vif, sans succès. Ils continuent de s'activer. Ils m'empêchent de me dérober lorsqu'ils plongent ma main dans l'eau, ils l'en retirent alors que je hoquette, ils la sèchent, ils l'enserrent dans des bandages. Une nausée me renverse, je vomis un filet de bile sur le drap blanc. Les doigts s'activent toujours. Puis soudain, ils me lâchent.
Un instant, l'elfe observe son travail. Puis, il se relève et se dirige sans un mot vers la porte de la chambre. Sa cape effleure le sol à chacune de ses enjambées. Je baisse les yeux sur ma main, emmaillotée dans un bandage propre et serré. Il m'a aidée. Sans ouvrir la bouche, sans poser de question, sans faire un seul commentaire sur les immondes cicatrices qui lézardent mon avant-bras nu.
"Ne fais confiance à personne. Personne."
Les yeux pâles de Beren, son visage soucieux, me reviennent en mémoire. Les bandes blanches qui masquent l'absence de mon jyrkhem semblent soudain me brûler la peau.
La porte s'ouvre. Je lève les yeux.
« Melion ?
Ma voix sort rauque, craquelée. L'elfe s'immobilise.
— Que cherchez-vous ?
Réponds. Juste pour savoir pourquoi tu m'as aidée, ce que tu prépares. Réponds, juste une fois.
Mais Melion de Fadren, immobile sur le seuil de la porte, reste silencieux. Un long moment. Trop long. Il ne dira rien.
— La vérité.
Il ne s'est pas retourné. Il n'en a pas eu besoin pour lâcher, avec son accent rocailleux, un tel mensonge. Un petit mot si plein de vide. Une grimace se tord sur mon visage.
— La vérité, répété-je.
L'elfe se retourne.
— La vérité... Vous me prenez vraiment pour une idiote, hein ?
Il ne répond pas. Le bout de mes doigts me démange.
— Aucun elfe, à moins d'être le plus infâmes des renégats, ne mettrait en doute la parole de son peuple. Et pourtant, vous voilà ! Investi d'une mission dont votre présence seule met en péril l'impartialité, à chercher votre chère "vérité" alors que votre peuple vous la fournit sur un plateau d'argent ! Qu'est-ce qui vous pousse à ne pas croire les vôtres ? Hein ?! Qu'est-ce que vous foutez ici ?!
Les yeux de l'elfe m'observent, me scrutent. Il a beau être impassible, - encore impassible, toujours impassible ! - il paraît indécis.
— Vous connaissez mon peuple, constate-t-il enfin d'un ton neutre.
Il laisse une seconde filer.
— Pourquoi le haïssez-vous ?
Au fond de moi, quelque chose m'implore de ne pas répondre, me martèle que ce serait trop. Mais j'en ai assez. Plus qu'assez !
— Vous ne comprenez rien, Melion, lâché-je, et un sourire de mépris tord mes lèvres. Je ne hais pas les elfes.
Il reste de marbre.
— Je me contente de vous détester.
— Un gouffre sépare les deux.
Sa voix est calme. Mon sourire se mue en rictus.
— Je hais les pillards, vos précieux "Pervertis", pour ce qu'ils font. Je déteste les elfes pour ce qu'ils ne font pas.
— Qu'est-ce que nous ne faisons pas ?
Temps. Je reste immobile, la gorge vide.
Comment ? Par Tharsio Silvia, comment peut-il...
Soudain, j'éclate de rire, un rire froid, dont les éclats se plantent dans ma gorge comme des bris de verre. Mais la douleur est loin.
— Pauvre imbécile, ils ne vous servent donc à rien, vos yeux ? Sorti de vos frontières bien protégées, bien défendues, vous n'avez aucune idée de ce que c'est. Vous ne savez pas.
L'elfe ne répond rien. Il n'a même pas l'air d'écouter. Mais il m'entendra.
— Vous ne connaissez pas la mort, lâché-je en me levant.
Le monde chancelle, la sueur me coule dans la nuque mais je tiens, je m'accroche à ses yeux, à ces yeux qui n'ont rien vu et qui croient pouvoir comprendre.
— Pas celle qui vous tombe dessus au coin d'une ruelle, pas celle qui vous fait cracher rouge pendant l'hiver. La vraie mort. Vous ne savez pas.
Un éclat de douleur me traverse. Je hoquette.
— Elle... vous colle à la peau, alors que vous marchez au milieu des cadavres, du sang visqueux plein les bottes, le visage craquelé de poussière et de sueur. Et elle s'accroche à vous, et vous comprenez qu'elle vous suivra partout, comme une ombre qui pue, qu'elle infectera tout et que pour vous, c'est déjà trop tard. Parce qu'elle n'est pas propre, la vraie mort. Elle n'est pas nette comme un coup d'épée, non... Elle est sale, tellement sale. Un vrai travail de boucher.
Un travail de fou, qui balance des coups de faux aveugles et dingues, qui arrache, qui éventre, qui trucide. Un gosse à qui on a donné des seaux et des seaux de peinture rouge et de viscères.
— Vous n'avez jamais trébuché sur un bout de corps, n'est-ce pas ? Vous ne vous êtes jamais demandé à qui il appartenait, ce bout-là, si la personne vous la connaissiez, si...
La fontaine. Oh par Tharsio Silvia, la fontaine... Et lui, qui reste planté là immobile, les traits figés. Mais bouge !
— Vous ne savez pas ! Vous ne savez pas parce que vous ne voulez pas savoir ! Parce que pendant que les autres meurent, qu'ils meurent en hurlant, en fuyant, en pleurant, en se battant jusqu'au bout pour ce qui leur est cher, vous, espèce de lâches, vous vous bouchez les oreilles et vous vous recroquevillez derrière vos précieuses frontières en priant pour que tous, ils crèvent à votre place !
Je crie presque les derniers mots ! Comme pour évacuer la souffrance, les souvenirs, la culpabilité. L'air emplit mes poumons par saccades, mon pouvoir gronde, furieux, vengeur, sourd. Le plancher fume. Et au milieu de la pièce, au milieu de la fumée, il y a l'elfe. L'elfe qui me dévisage avec une attention fixe. Une attention étrange. Comme s'il me voyait pour la première fois. Ses lèvres figées dans son visage figé remuent.
— Que vous a-t-on fait ? »
Que... Je voudrais rire. Éclater de rire, même. Lui montrer qu'on ne m'a rien fait, qu'on ne peut rien me faire ! Mais les sons restent bloqués dans ma gorge. Et il me fixe toujours. Je tourne la tête. Pour ne plus le voir, lui, son visage lisse, ses yeux glacés et son foutu peuple ! Des bruits parviennent de l'extérieur, de la salle commune en dessous, et se heurtent au silence qui bourre la chambre. Ma respiration hachée résonne comme un tambour.
Enfin, des grincements de parquet, et la porte bat.
Espèce de... espèce...
Les dents serrées sur un cri qui ne sortira pas, je marche vers la fenêtre et l'ouvre d'une main. De la seule qui me reste. Au-delà, Prek, ses bâtiments, et le crachat sanglant du couchant. Les premières étoiles apparaîtront bientôt. Les voir...
Je pose ma main gauche, emmaillotée, sur le rebord de la fenêtre. Et je serre. Je tente de serrer. La douleur me submerge. Mes jambes cèdent. Je me rattrape à la fenêtre, un cri coincé dans la gorge, du noir plein les yeux.
Et le ciel, le ciel au-dessus qui me tend les bras, inaccessible !
Mon pouvoir mugit, mes avant-bras me consument et je crie de rage en me retournant. Mes flammes heurte le seau d'eau dont le contenu se répand sur le sol. Mais même la souffrance qui taillade ma chair, même la colère qui fait bouillir mes veines, même le sang qui coule de mes lèvres ne peuvent dissiper la sourde, la terrible sensation de vide qui me dévore, au fond de ma poitrine.
Hey,
Voilà voilà... Reste plus qu'à espérer qu'elle s'en remette. En tout cas si elle y parvient, le Nouvel Ordre, quel qu'il soit, risque d'avoir très mal.
J'espère que ce chapitre vous a plu, et je vous dis à samedi pour la suite !
Une santé de licorne et un sourire de cochon d'Inde
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