Chapitre 10
Menace !
Un éclat gris et une main, une main dans mon champ de vision ! La mienne fuse. Torsion du buste, coup de rein, choc sourd d'un corps sur le sol. Je dégaine ma dague, à moitié éblouie par l'aube.
Des Pervertis ? Des...
Oh. Par Tharsio Silvia.
Les jambes immobilisées par mes hanches, une main repliée de force au-dessus de la tête, ma lame posée sur la gorge, Melion de Fadren me fixe, le visage lisse, les muscles tendus à l'extrême. Je sens les veines de son poignet palpiter sous mes doigts.
« Euh...
Chiasse de troll.
— Je...
Dire quelque chose. N'importe quoi !
— Vous... n'avez pas de très bons réfl... »
Mes yeux tombent sur la frange brune éparpillée de l'elfe. Sur la peau pâle du front qu'elle dévoile en partie. Sur les quatre marques roses et parallèles qui s'étirent vers son crâne.
Que...
Un étau se referme sur ma main armée tandis qu'une paume heurte mon flanc avec violence. Je hoquette. L'espace d'un instant, le sol disparaît. Roulade amortie par la boue, réception, je relève la tête, dague à la main. Mon adversaire est déjà debout. Et il n'a pas encore dégainé, si je parviens...
« Ne refaites jamais ça.
Mes muscles se tendent. L'elfe a articulé ses mots d'une voix calme, avec un masque inexpressif. Et une violence suffocante. Ses yeux me transpercent. Une aura de rage froide émane de lui, une aura qui se précise lorsque mon regard se porte sur son front, de nouveau dissimulé par sa frange. L'atmosphère s'alourdit. L'air ondule autour de lui, se charge d'un goût d'orage. D'un goût de pouvoir.
Une douleur sourde se répand dans mes avant-bras.
Si puissant...
— Ne m'approchez plus quand je dors, articulé-je en me redressant.
L'atmosphère s'épaissit encore, comme si l'air se densifiait. Les yeux de l'elfe ne me lâchent pas. Et les secondes filent. Je redresse les épaules. Ne pas baisser le regard. Ne pas baisser le regard, ne pas...
Il se détourne.
— Partons, lance-t-il.
L'air tombe par terre. Et je prends une profonde inspiration, une autre encore, comme pour être sûre que mes poumons se gonflent bien. Puis, je rengaine ma dague.
Le temps d'avaler la dernière galette et de me hisser en selle, Melion de Fadren a déjà rejoint la route. Sa silhouette se découpe sur le ciel pâle. Il semble encore plus raide que d'ordinaire.
Où a-t-il gagné de telles marques sur le front ? Des cicatrices, à n'en pas douter. Et pas de blessures de guerre, il ne les dissimulerait pas, sinon. J'ignore quelle arme a pu les lui infliger, si lisses, si nettes, mais il s'agit d'un souvenir pénible. Douloureux.
Intéressant...
Des nuages bas et sales volent la lumière du soleil à présent tout à fait levé. Les herbes hautes s'étendent à l'infini, couchées, relevées par un vent gris. Entre les étendues mornes du sol et du ciel, le jour paraît éteint. Et les heures passent. Galop. Pas. Galop. Le soleil croît, commence à décroître. Et sur la route, devant nous, se dessine l'arrière d'une caravane marchande. Une odeur capiteuse et sucrée caresse mes narines.
Nous approchons de Prek.
Les murailles de la "ville jaillie du sol" se découpent sur l'horizon avant que le soleil, toujours emmitouflé dans son manteau gris, n'ait effleuré l'horizon.
Construite il y a dix-sept ans pour offrir aux caravanes qui traversaient la Plaine un endroit sûr où passer la nuit, Prek défie, du haut de ses immenses fortifications, le paysage égal duquel elle a surgi. Elle donne l'impression d'avoir été posée là, au milieu de l'herbe, puis oubliée. Aucun ornement, aucune fresque colorée n'égaye les murailles dont les lignes droites s'élèvent sans grâce. La ville est un bloc de pierre.
Aux portes, la dizaine de garde en faction nous lance des regards suspicieux. Peu de voyageurs se risquent à traverser la Plaine en solitaire. Un troll s'approche de nous, la couleur pierre de sa peau soulignée par l'éclat de sa cuirasse.
« 'Euillez nous regnettre 'os argnes, baragouine-t-il avec un geste de sa large patte vers la dague à ma ceinture. Qu'est-che 'ous 'enez...
Je dévoile mon jyrkhem, sa voix s'étrangle, sa bouche s'arrondit. Classique. Une pression des talons, mon cheval s'engage sous la herse mais l'un des gardes s'interpose, main sur la garde de son épée.
— V's êtes une Neighian ? interroge-t-il d'un ton plus méfiant que surpris.
Sous son heaume, deux yeux entièrement bleus me défient. Bien sûr. J'esquisse un rictus, me penche sur l'encolure de mon cheval... et mon regard tombe sur la porte de la salle des gardes, derrière lui. Une affiche y est placardée, ornée d'un visage. Même d'ici, je peux distinguer les oreilles pointues.
— Un avis de recherche ?
Le garde se retourne pour jeter un œil à l'affiche.
— Ouais.
— Merci pour la confirmation. Vous avez des nouvelles du Nord ?
Les lèvres du loup se tordent en un sourire narquois.
— Et pourquoi que je vous le dirais ?
Un léger picotement se répand dans mes doigts. Je serre les poings.
— Parce que vous êtes obligés de porter un heaume et une armure pour conserver vos armes au sein de la ville tandis qu'il me suffit d'un tatouage.
Je réplique par un sourire à son regard venimeux. Allez petit, réponds à ta supérieure hiérarchique.
— Pas grand-chose, lâche-t-il enfin à contrecœur. N'a juste reçu l'ordre de placarder d'ces avis dans l'partout. Et d'garder les deux yeux ouverts. Paraît que ça chauffe là-b...
Le loup s'interrompt. Sourcils froncés, il fixe quelque chose par-dessus mon épaule. Je me retourne. L'elfe. C'est l'elfe qu'il dévisage, l'elfe qui soutient sans broncher l'examen, l'air tout à fait indifférent. Après quelques secondes le garde secoue la tête, sourcils toujours froncés.
Bon...
— Pouvons-nous passer ?
— Allez-y, marmonne le troll du début, après un temps et un regard à ses collègues. »
En franchissant la porte, je jette un regard à l'avis de recherche, peint à l'encre noir. Un homme aux cheveux drus, le menton volontaire, les pommettes saillantes, paraît y défier le monde entier. Défier, oui. Quelque chose dans le port de tête, un peu arrogant, un peu âpre... Pas un visage d'assassin, pourtant.
Je secoue la tête et détourne les yeux. Un assassin n'a pas de visage, juste un poignard qui se plante dans le dos, et le poignard de cet elfe menace à présent la paix du Continent.
L'intérieur de la ville se résume à des entrepôts et des commerces entassés les uns contre les autres, tous bâtis sur le même modèle. L'unique auberge, massive, aussi large que haute, se dresse au centre de Prek, à côté de la Tour aux Effluves. Ici, l'odeur de la ville est si intense qu'elle se dépose dans le nez et la bouche comme une pellicule sirupeuse.
Une fois les chevaux installés dans les écuries attenantes, je pénètre dans l'auberge à la suite d'Oreilles Pointues. L'intérieur est bondé. Une foule de consommateurs, certains attablés, la plupart debout, regroupé en petits groupes qui se marchent presque dessus, masque le comptoir et les issues. Devant moi, l'elfe pile net.
Que...
Avant que j'aie pu passer devant lui, il se remet en marche. Sa cape désormais plus grise que blanche fend la foule sans difficulté, traînant dans son sillage une myriade de regards méfiants et surpris. Dont le mien. Cette fois-ci pas de doute, sa démarche s'est bien raidie lorsqu'il est entré. Mais la clientèle s'est déjà refermé sur lui.
Les regards se tournent vers moi, suspicieux. Et ils ne doivent pas me lâcher tandis que je traverse l'auberge, bousculant et bousculée. Ici, il n'y a que des caravaniers, des voyageurs, et tous les voyageurs se craignent. Tous inconnus, tous anonymes, tous susceptibles d'être des meurtriers, des "Pervertis", dont la lame n'attend qu'un dos tourné. Voilà la véritable force des pillards. Ils sont partout et nulle part à la fois.
« Un repas, du sirop d'érable, une chope de bière et des provisions, lancé-je au tenancier en atteignant le comptoir.
L'homme courtaud, occupé à servir un client, se tourne vers moi.
— On a pus d'sirop, répond-il d'une voix râpeuse.
Dommage, la journée avait si bien commencé.
— Et pis des provisions ? poursuit-il avec un haussement d'épaules. Z'êtes donné le mot ou quoi ? Savez pas qu'y a des échoppes pour ç... Ah mais 'tendez ! C'est vous qu'avez am'né l'elfe ?!
Il accompagne son exclamation d'un geste accusateur vers une table à l'écart. Assis, les mains posées à plat sur le bois, Melion de Fadren balaye l'auberge d'un regard indifférent. Un cercle vide et prudent s'est formé autour de lui. Je reporte mon attention sur le tenancier, sans comprendre.
— Disons qu'il... travaille avec moi, en effet.
Une collaboration fructueuse placée sous le signe de la confiance mutuelle.
Une épaule heurte la mienne. Avant que j'aie pu me retourner, une voix désincarnée lance un « pardon » avalé par la cohue. L'aubergiste fronce les sourcils.
— Ouais, bah feriez bien de le surveiller, grogne-t-il avec un nouveau geste vers Oreilles Pointues. D'après c'qu'on dit, y a pas mal de grabuge, au Nord, ces temps-ci. J'ai pas envie qu'il amène des complications ! Sait jamais d'quoi ils sont... oh, pardon, balbutie-t-il lorsque ses yeux se posent sur le tatouage que je viens de dévoiler.
On me bouscule à nouveau, je fais volte-face mais la masse de client a avalé le fautif.
— Ne vous inquiétez pas, lâché-je d'un ton sec en me retournant vers l'aubergiste. Cela se saurait, si les elfes s'occupaient assez des autres pour leur faire des complications.
L'homme hoche la tête avec ferveur, une fois pour approuver, deux fois pour me saluer, puis part servir ses clients, non sans m'avoir lancé un dernier regard. Coincé ici, à accueillir sans cesse des voyageurs de tous horizons trop pressés pour s'attarder sur les descriptions, Cytari, l'ordre neighian, tout cela doit lui paraître aussi lointain que les elfes.
— Vous avez commandé une bière, ma dame ?
Pivot. Tout près, un jeune homme à peine plus petit que moi, les cheveux tressés avec dedans une perle d'un blanc nacré qui accroche les reflets du jour. Il porte une chope de métal sur un plateau. Rapide, le service. Je libère ma dague, saisis la chope avec un signe de tête et me retourne vers le comptoir, le dos droit. Et on me bouscule pour la troisième fois. La bière gicle.
— Par Tharsio Sil... »
Je m'interromps. Baisse les yeux sur ma main gauche, celle qui tient la chope. Une étrange sensation se répand aux endroits où la bière a touché ma peau. Une sensation de fraîcheur agréable, presque d'engourdissement.
Je fronce les sourcils.
Que...
La douleur me suffoque. D'un coup, elle me dévore, elle me consume, comme si des milliers d'insectes arrachaient ma chair jusqu'à l'os. Un hurlement résonne à mes oreilles. Dissonant, viscéral. Je hurle. À m'en arracher la gorge. Et je porte ma main droite à l'autre, à celle qui se désagrège, à celle que je perds ! La retenir ! La retenir à tout prix ! Elle... Un étau se referme sur mon poignet. Loin, très loin, dans un monde assourdi, une voix crie quelque chose. La douleur m'aveugle. Elle m'arrache mon souffle, elle déchire mon corps. Mes jambes se dérobent. Pas de choc. Juste la souffrance. Elle occulte tout. Elle m'a pris ma main, elle s'empare de mon corps, elle viole mes pensées. L'étau se resserre autour de mon poignet. La souffrance augmente, le hurlement perce mes oreilles, on m'arrache ma manche. Et on plonge ma main dans l'eau. L'eau ! Mon cœur tente d'échapper à ma poitrine. Mes poumons se ratatinent. Je veux me dégager, on m'en empêche. Mes forces me trahissent. La douleur m'asphyxie. Le hurlement s'étrangle. Je n'entends plus rien. Je ne vois plus rien. Le noir, le noir partout et...
Et la douleur reflue. Lentement. Très lentement. Par à-coups. Comme si elle luttait, comme si elle plantait ses griffes dans ma peau. Mes poumons se gonflent. Elle cède. Elle se retire. Elle me laisse en sueur, pantelante, vidée. Elle se réfugie dans ma main, qu'elle lacère, qu'elle déchiquette. Qu'elle m'arrache. Je tremble.
Du concentré de qavol.
Des ondes de souffrance se propagent le long de mon bras.
Le plus corrosif de tous les poisons.
Mon cœur cogne contre ma poitrine. Les coups qu'ils frappent obstruent mes oreilles.
Capable de ronger n'importe quelle matière organique.
Mes poumons se bloquent.
La chope était en métal.
Hey,
Le qavol, c'est pas cool.
Bon, je vous dis à bientôt pour un texte intercalaire et... peut-être pour la suite parce que là, Heltia est vraiment dans la merde.
Une santé de licorne et un sourire de cochon d'Inde
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