Je balance furieusement le journal du jour sur le comptoir en soupirant. Cette maudite presse locale ne peut pas s'empêcher de publier des conneries. Il n'est pas étonnant de voir en première page la tête de défunt meilleur ami. Anton lève les yeux de son portable, surpris par ma réaction. Je m'attendais à ce que ce torchon révèle les circonstances de Kai, mais cela accentue ma colère. Ne peuvent-ils pas laisser les proches en paix ?

― On peut toujours annuler notre abonnement, déclare-t-il.

― C'est une bonne idée.

Pour être tout à fait honnête, nous nous étions abonnés uniquement pour lire les articles de Kai. Il a étudié pour travailler dans le monde du journalisme, la gazette de Riverfell s'est empressé de l'engager après ses études universitaires pour son talent d'auteur. Maintenant que celui-ci est mort, nous n'avons plus aucune raison de lire ces journaux.

― Ce week-end en amoureux tombe bien, tu ne trouves pas ?

― Absolument. Je te remercie de ta bienveillance, mon amour.

J'embrasse Anton en passant une main dans ses cheveux blonds. Il repousse ses lunettes rondes glissant sur son nez puis me lance un grand sourire. J'ai beaucoup de chance de l'avoir dans ma vie. Nous nous sommes rencontrés lors de ma première année à la fac pour travailler dans le milieu optique, nous avons immédiatement accroché. Cela fait maintenant quatre ans que nous sommes ensemble. Il est la lumière de ma vie.

― Tu devrais profiter de ton dernier jour de repos avant de reprendre le boulot.

― J'ai encore deux belles journées devant moi, chuchoté-je.

― Les meilleures, je l'espère.

Mon petit ami est contraint de me laisser pour partir au travail en me promettant d'envoyer des messages toute la journée. Lorsque la porte d'entrée claque annonçant son départ, je me précipite dans mon bureau. Mon ordinateur est verrouillé par un mot de passe afin de ne pas laisser Anton fouiller dedans. J'ai besoin d'une vie privée. Je m'installe sur ma chaise de bureau puis tapote la série de lettres composant mon mot de passe.

J'ouvre un dossier contenant des photographies envoyées par la mère de mon meilleur ami. Elle souhaitait que je récupère son ordinateur portable, mais j'ai refusé. Je serais incapable de faire semblant en possédant un objet de mon défunt ami. Je clique sur la première photo datant de notre enfance. Kai portait encore beaucoup de couleurs notamment le orange qui lui allait bien.

― Pourquoi est-ce que tu as décidé de faire ça ? soupiré-je.

Je détourne mon regard de l'écran pour ouvrir les tiroirs du bureau avec la clé. Celui-ci contient un exemplaire de chaque journaux rédigé par mon ami. Je les aient conservé pour les relire en cas de besoin. Je consulte les derniers datant de deux semaines avant sa mort. Aucune différence dans sa façon d'écrire et les sujets sont toujours semblables. Pourquoi n'ai-je rien remarqué de différent ?

Miles me répète en boucle à travers nos échanges de ne pas me préoccuper des raisons, mais de me focaliser sur ma propre vie. J'ai mes propres emmerdes à gérer avant de m'occuper de celles d'un mort. Je passe une main tremblante sur mon ventre en me questionnant une nouvelle fois sur ce choix. Une erreur d'une seule nuit. Une intervention est toujours possible, mais j'ignore si j'en suis capable. Parce que ce n'est pas seulement mon bébé, mais celui d'un homme que j'ai aimé dans le plus grand secret pendant des années.

― Putain de merde ! crié-je.

Je referme l'ordinateur ainsi que le tiroir comportant les journaux puis camoufle la clé dans une plante. J'aime Anton du plus profond de mon coeur cependant je refuse qu'il pénètre dans mon jardin secret. Il n'est pas au courant de ce qui s'est produit entre Kai et moi. Je ne veux pas lui mentir cependant je serais incapable de me relever s'il décidait de m'abandonner à son tour.

Perdue dans mes propres pensées, je n'entends pas la porte d'entrée s'ouvrir une nouvelle fois. Je quitte le bureau d'une démarche presque robotique et découvre la présence de mon grand frère. Il remarque immédiatement les traces de larmes laissées sur mes joues. Miles est au courant de ma situation et acceptera mon choix final.

― Je t'ai apporté des documents au sujet d'une potentielle IVG.

― Merci beaucoup.

Ce n'est pas une décision à prendre à la légère, je souhaite peser le pour et le contre avant de me rendre à la clinique. La fameuse nuit en question n'aurait jamais dû avoir lieu, nous sommes tous les deux coupables. Kai était en couple avec Olivia, mais celle-ci a découvert la vérité et m'a menacé de tout révéler à Anton. Mon meilleur ami s'est retrouvé hors de son propre appartement, contraint de loger à nouveau chez ses parents. Par ma faute.

― Tu crois que je suis responsable de son choix ? demandé-je.

― Non, il était certainement dans une grande détresse psychologique.

― Je n'ai rien vu.

Miles soupire.

― Certaines personnes parviennent à bien cacher leurs émotions. Kai était très doué pour faire sourire les autres avant de songer à ses propres besoins. J'ignore exactement ce qui s'est produit pour qu'il décide de sauter du pont, mais je sais que tu n'es pas responsable de son choix.

― Anton ne doit jamais savoir pour ce bébé.

Il opine.

― Votre relation n'est pas saine, tu as songé à rompre ?

― Miles !

― Désolé, je dis ce que je pense.

Je n'ai jamais envisagé de rompre avec Anton uniquement parce que mon amour d'adolescente pour Kai était encore présent. Ce n'était qu'un fantasme qui n'aurait pas dû exister. Anton est mon avenir, je l'aime plus que tout au monde.

― Je veillerai toujours sur toi, Emma.

― Ce n'est pas une promesse en l'air ?

Il éclate de rire.

― C'est mon rôle de grand frère.

Le reste de la journée s'écoule à toute vitesse. Je ne quitte pas mon ordinateur des yeux, les photographies de mon enfance et adolescence flottent sous mes yeux. Je remarque à peine le retour de mon petit ami. La douleur est une chose indescriptible, elle est en train de m'envelopper et me tirer vers une obscurité profonde. Les cicatrices du suicide de Kai éveillent des parcelles de mon propre passé que j'aurais aimé oublier.

J'ai découvert mes sentiments pour Kai lors de sa première relation. Un élan de jalousie et une vague de haine pour cette pauvre fille qui n'avait pas demandé à être pousser dans la boue. Heureusement pour tout le monde, je suis moi-même sortie avec d'autres personnes oubliant peu à peu mon meilleur ami. Du moins c'est ce que je croyais.

Je reste un moment à fixer le plafond de ma cambre en écoutant Anton ronfler légèrement. Je tourne la bague autour de mon doigt en réfléchissant. A-t-il songé aux personnes qu'il aimait avant de sauter ? Ce choix égoïste et horrible. Je m'allonge finalement dans mon lit en fermant les yeux. Demain sera une journée meilleure...

10.01.2023