I- Tous à Versailles !
Jeanne monta péniblement la dernière volée de marches menant à sa chambre, juste sous le toit.
Épuisée, elle se laissa tomber lourdement sur son fin matelas, trop lasse pour penser ne fût-ce qu'à se changer.
Dans un dernier effort de volonté, elle se redressa pour souffler sa chandelle.
Puis, elle ferma les yeux. Le brouhaha venant de l'extérieur lui semblait comme soudainement atténué.
Elle se fit vaguement la réflexion que ce phénomène était probablement dû au fait qu'elle était en train de s'endormir.
À la cloche de la cathédrale sonnèrent les douze coups de minuit.
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-Jeanne?
Elle ouvrit les yeux. Ce chuchotement... L'avait-elle rêvé?
La jeune fille tendit l'oreille. Il lui semblait entendre un léger grattement de l'autre côté de la petite porte de bois mal ajustée.
Intriguée, elle abandonna presque avec regret son lit et s'approcha de la porte. Elle fut à peine étonnée de voir qu'elle était déjà habillée. En effet, le souvenir de la veille au soir, bien que diffus et brouillon, était toujours présent dans son esprit.
Elle s'approcha donc de la porte à pas feutrés et regarda dans l'interstice entre deux planches mal jointes.
C'était l'un des réflexes que sa mère lui avait légués. Elle lui avait dit maintes fois :
"Tu sais, ma petite Jeannette, l'on ne sait pas qui peut se trouver derrière une porte. Si elle est ouverte à tout venant, n'importe qui a alors le loisir d'entrer dans ta demeure pour peu qu'il prenne la peine d'en pousser la porte. Si elle est fermée mais que tu l'ouvres à n'importe qui, cela reviendra pratiquement au même. Mais tu ne dois pas non plus fermer ta porte et empêcher quiconque d'entrer chez toi. Il faut savoir trouver un équilibre. Un juste milieu.
Vois-tu cette fente entre les deux plus grosses planches? Elle est l'instrument même de cet équilibre. Avant d'ouvrir ta porte, regarde qui se trouve caché derrière à travers cet interstice. Si tu ne connaîs pas la personne, alors fie-toi à ton intuition. Alors seulement, tu pourras décider d'ouvrir ou non ce battant. Crois-moi, cette habitude t'évitera bien des déconvenues."
Elle avait toujours mis ce conseil en pratique. C'était comme une manière de se remémorer, à travers ces petites habitudes, le temps de plus en plus lointain où elle avait vécu heureuse, protégée par celle qui désormais n'était plus de ce monde.
De l'autre côté de la porte, la silhouette qu'elle entraperçut fut celle d'un jeune garçon.
Intriguée, elle déverouilla sans plus attendre et poussa le léger panneau de bois.
L'enfant, petit en taille et assez dépenaillé, ne devait certainement pas avoir plus d'une dizaine d'années.
Il portait une casquette d'adulte qui lui cachait la moitié supérieure du visage.
-On m'a d'mandé d'vous donner ça, dit le garçon en lui tendant un papier.
-Euh... Merci, répondit-elle, déstabilisée, en prenant la feuille pliée en quatre qu'il lui tendait.
À peine eut-elle pris le billet qu'il se retourna et redescendit quatre à quatre les marches de l'escalier.
-Mais... Attends! Qui es-tu? Qui t'a donné ce papier?
Le jeune garçon, déjà arrivé en bas, ne se retourna pas.
Quel drôle de bonhomme, songea-t-elle. Je n'ai même pas vu son visage sous sa casquette trop grande! Enfin, peu importe.
Intriguée, elle déplia la feuille. Un mot avait été griffonné à la hâte sur une page de journal toute abîmée et déchirée. Jeanne aurait presque parié qu'elle avait été ramassée par terre, au coin d'une rue.
Jeanne ne put s'empêcher de sourire en reconnaîssant la plume si emportée de son cousin, Pierre. Celui-ci avait en effet commencé quelques temps plus tôt, avec trois de ses amis, la rédaction d'un journal.
Il avait son avis sur la politique et comptait bien le faire savoir !
Le message griffonné inquiétait d'avantage la jeune fille.
Pourquoi son cousin était-il si pressé de lui parler ? Lui était-il arrivé quelque chose ?
Mais après tout, ce dernier avait tout de même pris le temps de lui faire part de sa fierté vis-à-vis de l'article...
Poussée par un inquiétant pressentiment, Jeanne descendit quatre à quatre les marches de l'escalier grinçant et déboula dans l'arrière cuisine de l'auberge dans laquelle elle travaillait en tant que serveuse.
Elle faillit percuter la mère Chesnay, son employeuse. Elle était grande, large d'épaules et parlait la plupart du temps d'une voix forte et enjouée.
-Qu'as-tu de si urgent, ce matin?
-Je dois retrouver Pierre !
-Ne sois pas en retard, ce midi j'aurai vraiment besoin de toi ici.
Jeanne était déjà sur le pas de la porte donnant sur la cour arrière.
Elle sortit, passa la seconde porte et se retrouva dans la rue.
Il avait plu la veille et le sol détrempé était boueux et glissant.
Des mèches folles détachées de son chignon lui tombant devant le visage, elle se dirigea d'un pas pressé vers le lieu indiqué.
Après une quinzaine de minutes d'une marche plutôt rapide, elle arriva sur ladite place. C'était en réalité un simple carré de pavés au centre duquel une fontaine semblait attendre patiemment qu'une personne vienne s'y approvisionner.
Tout autour de cette place se dressaient de hautes façades qui semblaient pour certaines prêtes à s'effondrer.
Ne s'attardant pas plus sur le lieu qu'elle connaîssait déjà fort bien, la jeune fille se dirigea droit vers l'endroit indiqué par son cousin.
Elle le trouva en grande discussion avec l'un de ses amis.
S'avançant à grands pas, elle le questionna d'une voix forte.
-Que se passe-t-il, Pierre?
Le concerné sursauta et se retourna vivement.
Grand et mince, il avait une tignasse rousse en permanence décoiffée et ses yeux pétillaient d'intelligence.
-Bien le bonjour, chère Jeanne, lança-t-il en exécutant une révérence exagérée.
Je suis heureux de vous voir parmi nous en ce grand jour!
-Pierre, arrête un peu, répondit-elle, excédée. Pourquoi m'as-tu demandé de venir?
-Si tu m'avais laissé parler, tu le saurais. As-tu lu l'article que je t'ai fait envoyer?
- C'est donc toi qui as envoyé cet enfant. Si c'est si important, pourquoi n'es-tu pas simplement venu toi-même?
-Je devais absolument rester ici, Mathéo doit arriver sous peu.
-C'est bien lui qui est venu manger à la taverne avec toi, l'autre jour?
-Tout juste! Tu as bonne mémoire. Je suis sûr que tu serais un merveilleux atout pour le journal!
-Nous en avons déjà parlé, répliqua-t-elle d'un ton cassant.
Mais reviens-en au sujet, veux-tu?
-Oui, excuse-moi. Tu as lu le feuillet que je t'ai envoyé? Nous en avons imprimé des dizaines, et beaucoup d'autres journaux font de même. Tout le monde est d'accord sur une chose: ça ne peut plus durer. Le peuple de Paris est en colère et c'est une colère justifiée. L'appel est lancé.
On meurt de faim dans les rues alors qu'à Versailles le roi et sa cour étalent leurs fastes et que les banquets se succèdent.
Alors nous irons à Versailles s'il le faut, mais nous ramènerons du pain pour tous!
Son ton était petit à petit monté, sa voix s'était de plus en plus enflammée. Jeanne connaîssait son cousin: lorsqu'il croyait en son bon droit, il était prêt à tout pour obtenir gain de cause.
- Jeanne, aujourd'hui sera une journée mémorable. Tu entends la clameur, là-bas, qui se rapproche? Ce sont les insurgés. Ils marchent sur Versailles et seule la mort pourra les arrêter. Viens avec nous, viens à nos côtés. Viens défendre l'honneur de Paris !
Une véritable ovation s'éleva derrière la jeune fille.
Pendant que Pierre parlait, un rassemblement s'était formé. Tous les passants, comme attirés par un aimant, s'étaient massés autour du point central, le jeune rouquin. Certains étaient en colère, d'autres enthousiastes. Tous étaient portés par le même vent de révolte.
Le jeune homme, grisé, lança un retentissant appel:
-Tous à Versailles!
Le groupe d'hommes et de femmes, Pierre à leur tête, se dirigea dans des cris de mécontentement et de colère vers la plus grande foule massée dans les avenues.
Louise, noyée dans cette marée humaine, se sentit soudain bien frêle et fragile.
Elle ne voulait pas aller là-bas.
Elle avait peur.
Elle voulait simplement quitter cette foule dans laquelle elle n'avait pas sa place.
Puisant dans ses dernières ressources, Jeanne remonta à contre-courant la ruelle par laquelle elle était arrivée.
Partout des hommes criaient et couraient.
De cette foule ressortait une seule et unique clameur, tel un cri de ralliement:
"Tous à Versailles!"
***
Jeanne entra en utilisant le passage extérieur par lequel elle était sortie plusieurs heures plus tôt.
Aussitôt la porte refermée, elle s'y appuya, le cœur battant, les yeux clos, tentant de retrouver son souffle.
Ce fut dans cette position que la trouva Mme Chesnay.
- Enfin, te voilà. Je commençais à m'inquiéter! Cela ne te ressemble pas, de disparaître ainsi. Avec cette cohue, je t'avoue que j'ai eu peur pour toi!
Jeanne ne s'était toujours pas retournée. Face à la porte, elle écoutait la patronne de la taverne lui parler. Soudainement elle se retourna, livide, un pli barrant son front.
-Oh, Laura, si tu avais vu! Leur force, leur détermination, et la colère qui émanait de cette foule!
Je me suis soudain sentie seule, frêle... J'aimerais tellement être aussi forte qu'eux! Ils agissent, ils sont capables de faire quelque chose!
Mère, depuis le Ciel, doit être si déçue de moi...
-Tu ne fais pas rien. Tu n'es pas inutile, et je t'interdis de proférer de pareilles bêtises. Au contraire, ici, à la taverne, nous sommes au cœur même du combat! Souviens-toi du soir de la Bastille. Tous les hommes qui ont passé la porte de cette pièce étaient hagards, échevelés et blessés. Des personnes y avaient laissé leur vie par dizaines. Tous avaient la mort de proches à déplorer. Mais ils ont trouvé ici chaleur et réconfort, un lieu où retrouver leurs forces et leur courage. Et ce n'est qu'ici qu'ils ont commencé à clamer leur victoire. À ta manière, tu as su les aider. Souviens-toi de la façon dont tu leur as parlé, de l'espoir que tu leur a apporté, à tous! Tu as donné tout ce que tu étais, et en cela tu as su apporter ta part au combat.
-Sans doute as-tu raison...
Un long silence passa.
Ce fut la plus jeune qui le brisa.
- Il n'y aura bientôt plus de réserves ici, n'est-ce pas?
- Eh bien, il est vrai qu'il me reste ici que deux sacs de farine. Il en est ainsi pratiquement partout. Je suppose que c'est pour cela que la situation devient si urgente...
Allez, remue-toi un peu et viens: tu as du travail!
La jeune fille prit une grande inspiration.
-Oui. Je suis prête!
-Commence par mettre le couvert sur la table du fond, ensuite tu viendras donner un coup de main en cuisine.
-Tout de suite!
***
La taverne s'emplit et se vide dans un brouhaha incessant. Des groupes de personnes entrent, sortent et se succèdent. La tension dans l'air est presque palpable. Et dans toutes les bouches, l'on n'entend plus que les mots pain, roi, Versailles et insurgés.
Au milieu de ces allées et venues s'active une jeune serveuse. Ses cheveux blonds noués en un chignon fait à la hâte lui retombent régulièrement sur le visage.
Elle sert les uns, débarrasse la table des autres et fait des allers-retours incessants jusqu'à la cuisine.
***
- Enfin! J'ai cru que le dernier groupe ne partirait jamais!
La jeune fille s'appuya au mur pour souffler.
-Tu t'en es très bien sortie, ma petite Jeannette!
-Sais-tu qui est ce vieil homme, là-bas, assis dans l'angle?
Il est là depuis plus d'une heure et n'a même pas touché à sa chope!
-Il lui arrive de venir. C'est une personne fascinante. On le nomme l'Oncle Jules.
Il est bien plus savant à lui seul que tous les hommes qui sont passés ici aujourd'hui réunis.
Va lui parler. Dépose-lui tes questions, tes doutes.
S'il y est disposé, il saura t'apporter de bien meilleures réponses que moi.
***
La taverne est vide. La jeune serveuse s'avance vers le vieillard assis sur sa chaise.
Il l'invie à s'asseoir à ses côtés.
Elle prend place, sur une autre chaise.
Ils restent ainsi. Silencieux. Longtemps.
***
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