Chapitre 8
Le corps de l'Elfe Noir, une fois vidé de toute vie, commença à se transformer en ombre.
Bientôt, seules les paroles qu'il avait prononcées, ancrées indélébiles dans les mémoires, attestaient de son existence.
Emerhyion et Leirinè regardèrent Eod.
Ce dernier, les yeux baissés, semblait absorbé dans ses pensées les plus profondes.
Que devait-il faire était la question qui transparut lorsqu'il releva son visage.
Sans se concerter, ils sortirent tous trois des tréfonds du Tilleul-Chêne et atterrirent à l'air libre.
Ils tiquèrent.
Aucun bruit. Aucun mouvement.
Dix Sombres.
Nähil ouvrit la porte avec fracas et heurta de plein fouet celle qu'il était sur le point d'aller chercher.
La première chose que Méline vit sur le visage de Naël, ce fut le changement indicible de présence, celle de celui qui se souvient. Puis elle se rendit compte de son état : il tremblait de toutes parts dans cet habit étrange qu'il avait revêtu. Dans sa main gauche, un pendentif luisant. Dans sa main droite, une fleur, la seule qui semblait vraiment compter pour lui, la seule dont il avait retenu le nom : le lys martagon.
Il leva les yeux vers elle en lui tendant le végétal.
« Je la savais de toujours, dit-il.
Elle est lien entre ce monde et le mien, le vivant qui assure la continuité du relief.
Il faut retourner.
Retourner le temps, retrouver le point de départ. »
Les trois sylvains s'arrêtèrent, encore sous l'ombre de l'Arbre. Les passants formaient un large cercle, sur la défensive. Tous avaient les yeux braqués sur ces ennemis potentiels.
Eod s'avança. L'absence de pesanteur dans l'air expliquait celle des Chevaucheurs, probablement occupés à patrouiller en dehors de la cité.
Méline avait déjoué les systèmes de sécurité de l'hôpital.
Elle avait emmené son protégé malgré le couvre-feu, là où elle l'avait trouvé au commencement de cette histoire.
Il scruta le visage des Sombres. Tous avaient l'air exténués.
L'un d'eux fit un pas en avant et demanda :
« Qu'as-tu décidé, vieillard ? »
Le Grand Njël hésita un instant avant de répondre.
« Mon peuple a besoin de moi. Je comprend votre détresse, mais je doute que mon simple pouvoir puisse résoudre cette affaire. Et je ne suis même pas certain de survivre à cela. »
Leirinè acquiesça à la première phrase, Emerhyion ne bougea pas un cil.
Les Sombres grondèrent et se ramassèrent tous sur eux-même.
Dans une ruelle assombrie par le surplomb des toits, un empilement de poubelles encombrait le trottoir.
Rien d'étrange à cela.
Nähil cependant perçut dès son arrivée les traces dans l'atmosphère. Des traces qui n'appartenaient pas à ce monde-ci.
Le Sombre qui avait parlé leva les yeux vers la cime des arbres. Des curieux se penchaient aux fenêtres creusées dans les troncs.
L'Elfe en avisa un, murmura quelques paroles, et le sylvain s'écrasa sur le sol dans un grand cri.
Le gourou sursauta mais ne dit rien.
Le Sombre attrapa un sylvain dans la foule reculante, et le massacra ; tandis que ses comparses quittaient leur immobilité.
Eod commença à s'avancer, hésitant. Mais le Sombre, le fixant droit dans la pupille, réitéra son meurtre sur un autre sylvain.
Méline vit soudain Naël trébucher. Il s'affala face contre terre.
Elle le redressa doucement. Son visage était émacié sous la pâleur de sa peau.
« ça va ?
- Ouy ouy c'est bon. »
Nähil attendit quelques instants de reprendre ses esprits et se leva pour palper l'air de ses mains.
Il s'arrêta alors, semblant avoir trouvé quelque chose.
Là commença la cohue générale. Les Elfes Noirs tuaient au hasard, les Elfes de la Forêt tentaient de se défendre ou s'enfuyaient, des Chevaucheurs commençaient à arriver, Leirinè et Emerhyion n'osaient pas bouger de peur d'aggraver les choses, le Grand Njël était coincé entre son hésitation balbutiante et son peuple agonisant, il tentait de s'exprimer sans que le Sombre ne s'arrête.
Alors il se grandit, et d'une voix forte il clama « Je vous suis ! »
« C'est ici, dit-il, balbutiant, c'est ici que la faille est marquée. Il faut... il faut l'alchimie du retour en puissance car deux fois elle sera ouverte. Il faut les deux perles qui ourlent le bord d'une déchirure pour passer à travers et la refermer. »
Méline fronça les sourcils. Elle n'avait rien compris à ce charabia, qui prenait un accent étrange, proche de celui que Naël avait à leur rencontre.
La scène s'immobilisa, toute action se figea.
Il titubait et ne semblait tenir debout que par l'accroc de ses mains dans le vide, comme si la faille dont il parlait était bien réelle.
Les Sombres posèrent sans délicatesse leurs victimes, pour ceux qui en avaient.
Méline endossa son rôle d'infirmière et le força à s'asseoir.
Sans un autre mot, ils commencèrent à partir.
Le Grand Njël leur emboîta le pas sous le lourd silence qui s'était installé.
Son regard était perdu dans le vide, seulement éveillé à ses propres pensées. Il balbutiait des paroles incompréhensibles quand brusquement il fouilla ses poches pour en sortir le lys.
Il huma le parfum délicat de la fleur et son visage se colora de nouveau.
Puis, regardant Méline :
« La première perle »
Leirinè fit un pas en avant en guise de protestation.
Méline eut un sursaut de recul. Cette personne en face d'elle, qui n'était définitivement pas humaine, avait d'un geste gracieux de la main fait flotter le végétal.
Qui était à présent suspendu en l'air sans attache apparente.
Dans la foule, prenant conscience des conséquences futures de ce geste, beaucoup élevèrent la voix, Emerhyion n'étant pas en reste.
Nähil ôta alors le pendentif de son cou.
« La deuxième perle »dit-il.
Et du même geste de la main l'objet se retrouva à côté du lys martagon.
Agacé, et probablement aussi un peu apeuré à l'idée de changer d'avis, le Grand Njël lança aux protestations par dessus son épaule :
« Gtom à la fin ! Vous êtes grands, vous devriez bien pouvoir vous gouverner tous seuls quelques centaines d'années, non ? »
Et avec ces mots il disparut sous le couvert des arbres, entouré des Sombres.
Les voix restèrent encore un peu dans l'air avant de retomber petit à petit.
Le silence se fit un moment. Plus personne n'avait rien à dire, plus rien à penser. Seulement à constater.
« Comment savez-vous que c'est ce qu'il faut faire ?
- je suis déjà passé par ce nœud de relief, sa nature même est imprimée dans ma peau. »
Puis, presque d'un même mouvement, tous les corps se tournèrent vers l'entrée du Tilleul-Chêne, où se tenaient toujours Lerinè et Emerhyion.
Ces deux derniers se regardèrent. Le visage du Chevaucheur transpirait l'envie de céder à la panique, et Leirinè n'en menait pas large non plus de son côté.
Naël se transforma en chef d'orchestre.
Il se mit debout et dirigea les deux perles de ses mains.
Il en faisait un ballet et tirait des doigts comme sur un fil leur essence.
Bientôt la fleur devint translucide et le cristal perdit son aspect bleuté. La couleur en spirale se retira pour venir rejoindre les mains de Nähil, et laissa place au noir.
Puis il lança les volutes ainsi formées sur la faille invisible.
Ils s'apprêtaient à affronter héroïquement la situation, quand un Chevaucheur anonyme à ce jour déboula du fond de la scène.
Il chancela.
Ce n'était pas l'envie de paniquer qu'on pouvait voir sur cet Elfe-ci, mais bien la panique en personne. Manquant de s'étaler par terre, il pila net et clama
Méline s'approcha et du coin de l'oeil perçut, oui perçut réellement la faille d'air qui s'élargissait.
Mais pas suffisamment.
« La Chose ! Elle bouge, elle vit, elle s'anime ! »
Ni une ni deux, échappant à leurs responsabilités, Emerhyion et Leirinè suivirent l'Elfe, fendant la foule sans réfléchir.
Ils passèrent les branches, traversèrent les rocs et troncs d'arbres, s'élancèrent dans la végétation, s'enfoncèrent dans l'obscurité de plus en plus dense. Bien entendu, Emerhyion était en tête.
L'espoir en flamme s'était réanimé en lui.
Si seulement, si seulement !
Il en perdait son souffle ; si bien qu'en arrivant face au portail mouvant, celui-ci était bien écourté.
Deux Chevaucheurs étaient sur les lieux, à bonne distance de la Chose.
Elle ondoyait, ses couleurs s'étaient faites plus vives.
Personne n'avait l'air de comprendre ce qui était en train de se passer. Emerhyion, lui, était sûr que Nähil allait réapparaître.
Instinctivement il porta la main à son pendentif.
Il le regarda... et resta un instant interdit.
Alors, prise d'une inspiration soudaine, elle se saisit des deux « perles » et les jeta dans la faille.
Cette dernière grandit d'un coup.
Le cristal avait viré au noir.
Il ne réalisa pas tout de suite ce que cela signifiait.
Mais quand il le réalisa.
Plus livide que le néant. Plus absent que l'absence.
Sans avoir conscience de ce qu'il faisait, il enleva le pendentif et le lança dans la Chose.
Nähil eut un regain d'énergie et la déchargea d'un coup d'un seul dans la faille.
« La Chose ! »
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase qu'il s'écroula sur lui-même.
La mort lui tint lieu de vie et son souffle s'alourdit.
Après quoi son visage éteint sembla se froisser, se friper jusqu'en dedans de son âme. Il se recroquevilla sur lui-même, tremblant de toutes les fibres de ses nerfs.
Plus rien alors ne put transpercer la carapace de sa douleur. Les questions inquiètes des Chevaucheurs, la main tendue de Leirinè rebondirent sans pouvoir traverser l'air vibrant de tension autour de lui. Sourd à tout. Hermétique à n'importe quoi.
Fusées d'électricité hargneuse dans son cerveau, déferlante de tiraillements chaotiques dans tout son corps, des éclairs de magie bourdonnants l'entouraient et repoussaient tout, rien, le monde et le vide, les cris et le silence.
Méline se précipita vers lui, le mit sur son dos et sans réfléchir sauta dans les couleurs de cette Chose.
Un craquement déchira le silence.
Emerhyion leva la tête et s'étouffa dans un hoquet. Une silhouette se découpait. Inconnue et pourtant familière. Puis son regard se porta sur l'ombre au dos de cette silhouette.
Il se rua en avant, renversant au passage Leirinè qui avait la main sur son épaule.
Il se rua vers Nähil.
Nähil.
Enfin. Enfin il était revenu, il était là de nouv...
Son souffle se crispa en voyant l'aspect glacial de son ami.
Soudain après le trou noir, la lumière verte dentelée d'ombres.
Méline aurait dû être chancelée dans sa matière même, face au changement de relief au changement de monde.
C'est ce qu'elle pensait à cet instant.
Mais ce n'était pas le cas. Elle savait parfaitement pourquoi. Elle savait exactement où elle était, pourquoi et comment.
La Chose était l'épicentre du relief, voilà pourquoi seuls les Elfes Noirs avaient pu la provoquer.
Ce relief déjà fragilisé par l'éruption s'était complètement chamboulé suite au passage de deux êtres aux formes vitales si opposées.
Dans son changement il avait mélangé les molécules, les esprits les mémoires.
Elle savait qu'elle devrait communiquer tout ceci au futur Grand Njël, pour le savoir.
Ce dernier saut avait refermé la Chose et ce dernier saut avait affaiblit Nähil.
Elle se retourna vers lui.
Le corps de Nähil s'était réveillé au contact de son air natal. Il s'était mis debout, sa pâleur de cadavre avait reculé un peu.
Mais si peu, si fugacement.
Apercevant Emerhyion il tenta un mouvement vers lui mais s'écroula dans ses bras.
Leirinè ne savait plus où se mettre. Nähil avait changé, son visage avait quelque chose d'inconnu qui ressemblait à celle qui l'accompagnait. Ils étaient d'une similitude troublante.
Cette... elle n'était pas Elfe mais presque. Elle observait tout avec un regard neuf qui pourtant savait déjà, qui avait vécu déjà.
Et Nähil et Emerhyion.
Cela faisait bien des années que Leirinè n'avait pas vu ce dernier aussi rayonnant, aussi entier.
Nähil quant à lui semblait sur le point de disparaître.
D'un même mouvement tous les sylvains se rassemblèrent autour de Nähil. Ce dernier expliquait quelque chose à Emerhyion, et le nom étrange de « Méline » émergea du ruisseau de paroles.
Il sourit à tous ces semblables qu'il pouvait enfin revoir.
Leirinè rassembla de sa magie des échantillons de plantes, puis en fit des bandages qu'elle noua au corps de Nähil.
Il sourit d'un air qui signifiait que cela ne servait plus à rien. C'était trop tard. Et en effet, se tournant vers Emerhyion, il exhala un dernier souffle avant que la lueur de ses yeux ne s'éteigne.
Son corps s'effeuilla avec lenteur dans la terre.
Et aux pieds de Méline, un frêle rejet de Tilleul-Chêne poussa.
La douleur d'Emerhyion fit définitivement trembler l'air et gronder la sève des arbres.
Ne supportant pas une minute de plus le climat ambiant, il détala dans les tréfonds de la Grande Forêt.
***
« Eh bien... Deux Grands Njëls qui disparaissent dans la même journée, et un Chevaucheur qui s'évapore dans la nature, on est pas rendus ; balbutia Leirinè les yeux humides de larmes. »
Ce qui exprima assez bien la belle misère dans laquelle ils étaient tous embarqués.
« Il me semble que tu as des choses à nous raconter, jeune Méline, ajouta la magicienne en souriant. »
L'interpellée hocha tristement la tête.
Sentant l'attention tendue vers elle, elle reprit ses esprits.
Elle commença alors son histoire.
Elle raconta tout ce que nous savons déjà, à sa manière, en marquant des pauses qui laissaient le temps à ses auditeurs de s'asseoir.
Si bien que, bientôt arrivée au terme de son récit, un hémicycle d'oreilles pointues s'était dessiné face à elle.
Méline, en parlant, avait l'esprit ailleurs.
Tout ce savoir nouveau, ces sensations, elle les découvrait avec plaisir.
Les odeurs inconnues affluaient à ses narines qui, sans les avoir jamais rencontrées, les identifiaient dans l'instant.
La sensation de l'air sur ses épaules était d'une toute autre manière, l'écoulement de l'air dans ses poumons.
Tout ceci de nouveau et de pourtant déjà senti dans la trame de ses molécules.
Héritées de Nähil, car c'était là son vrai nom, pensa-t-elle.
Quelle Chose étrange pour faire des échanges pareils.
Elle n'était plus tout à fait humaine comme vous et moi, mais désormais constituée de deux temporalités différentes.
Elle était en train de se perdre dans ces considérations quand l'une des odeurs la ramena à ses paroles.
C'était une odeur que les deux parties de sa personne connaissaient, à l'identique, seul point de convergence.
Une odeur qui avait la consistance granuleuse du pollen sur le dessus et l'onctuosité chargée d'harmoniques denses des pétales sur le dessous.
Une odeur de lys.
Elle chercha d'où pouvait venir cette fragrance.
Son regard rencontra celui de Leirinè.
A cet instant précis, pile à l'intersection entre les temps et les mondes, tous les sylvains se relevèrent pour reculer d'un même bond.
Sur le front de Méline sans que personne n'y prête attention un dessin s'était gravé. Deux arabesques brisées entrecroisées.
Vous aurez sûrement compris qu'il s'agissait là de la marque des Grands Njëls.
Les Elfes furent troublés, comment était-ce possible ? Que faire ?
L'indécision et une soudaine méfiance avaient pris la place de l'attention.
Alors Leirinè s'avança.
« Vous avez entendu comme moi son histoire.
Si la marque lui a été confiée, ce n'est pas pour rien.
Et puis un regard neuf et des connaissances en plus ne nous feront pas de mal. »
Après avoir appuyé cette dernière phrase d'un coup de menton, elle se tourna vers Méline et lui souffla une bulle de magie sur le front, en guise de reconnaissance, comme le voulait la tradition.
Quelques courts instants plus tard, après réflexion, un à un, les Elfes suivirent son exemple.
Et ils se dirigèrent d'un même pas vers le Centre de Njëlet'tharan, où le Tilleul-Chêne les attendait, ainsi que la quasi-totalité de la cité qui avait senti ce changement de gourou.
Car c'est ainsi que les choses sont dans ce monde-ci.
La Fin
Salutations ! Comme d'habitude je suis preneuse de toute sorte de commentaires. Si quelqu'un peut m'expliquer comment on passe de LibreOffice à wattpad sans que des interlignes se rajoutent je lui serai éternellement reconnaissante. Valà
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro